Premier Prix
Mjotawi l'Octroyeur
Plus que quelques instants avant de monter sur scène. La boule au ventre, j’attends le moment où je me lancerais à la suite des autres membres du groupe. Derrière le lourd rideau pailleté, la foule hystérique crie de toutes ses forces pour qu’enfin le concert commence. Les fans, las d’attendre, s’agitent de plus en plus, forçant les gardes et leurs oreillettes à se rapprocher pour calmer les plus audacieux, qui déjà commencent à se bousculer aux premiers rangs. Soudain une première voix s’élève au-dessus des autres, accompagnée d’un bruit sec et régulier. Une à une, les voix se joignent au rythme régulier du meneur, suivant un battement cadencé de plus en plus fort, de plus en plus rapide, semblable aux battements de cœur d’une créature gigantesque qui petit à petit s’essouffle, mais qui vaillamment continue sa course, de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’enfin son cœur explose dans une cohue infernale de cris, d’applaudissements incohérents et de sueur.
Enfin le moment de jouer est arrivé. Tremblants, les autres membres du groupe se positionnent lentement devant les trois marches menant à l’estrade. La foule impatiente bat, hurle, gesticule, souffle à en perdre haleine. Fébrile, je me mets à ma place dans la file. Ça y est, le moment est arrivé. Plus le temps de penser, de douter, de regretter. C’est le moment de se réjouir du travail accompli, des sacrifices, des difficultés surmontées, des chutes dont on s’est relevé triomphant, de tout ce temps consacré à cet unique moment, celui où je me lancerais sur cette satanée piste.
Le technicien nous fait signe, chacun notre tour nous disparaissons d’un côté et réapparaissons de l’autre. La lumière des projecteurs m’éblouit. Devant moi s’étend la mer humaine qui en nous apercevant avait explosé, en même temps que quelques pétards et feux d’artifices.
Et un… Deux… Et un, deux, trois, quatre !
« Réussite et célébrité. Premier concert. Robert Prez, 34 rue des Pommiers, Paris, France et Aamu Inberg, 14 Anhalter Strasse, Schwedelbach, Allemagne. Suivant ! »
Je m’appelle Mwotaji. Je suis un Octroyeur de grade IV. Mon métier ? Je m’occupe d’assigner un hôte aux rêves. Toute la journée, les rêves défilent devant mon bureau en attente d’être attribués à un humain. Mon rôle est de les étudier, les classifier puis les expédier dans le subconscient d’un dormeur, sur Terre. Ou n’importe où d’ailleurs.
Un rayon de soleil traverse les rideaux et vient se poser sur mon visage. J’ouvre les yeux encore engourdis par le sommeil et regarde autour de moi. Ma chambre, en bazar comme d’habitude, est illuminée d’une chaleureuse lumière jaune. Soudain une idée me frappe et finit totalement de me réveiller : aujourd’hui, c’est mon anniversaire ! J’ai enfin 18 ans ! J’attends ça depuis des mois. En plus d’atteindre ma majorité, ce qui est déjà un grand événement, mes parents m’ont promis de m’offrir un chiot.
En deux temps trois mouvements, je suis debout. J’enfile un jean et un t-shirt et cours dans le salon. Là, posé sur la table, un grand carton entouré d’un ruban rouge attend patiemment. Doucement, je m’approche du paquet enrubanné. Je sursaute. Il a bougé ! J’ai même cru entendre un jappement. Je fais encore deux pas pour l’ouvrir. Derrière moi j’entends ma famille se regrouper et allumer les caméras pour immortaliser ce moment. Le cœur battant la chamade, j’attrape les bouts du ruban et tire. Comme par magie, les battants s’ouvrent lentement pour laisser apparaître un magnifique petit Golden Retriever avant de me regarder de son petit regard triste et joyeux à la fois. Délicatement, je tends la main pour le caresser. Son poil court est doux, son petit corps chaud ne bouge pas. Il me regarde un peu apeuré mais semble bien m’apprécier.
« Vas-y, m’encourage ma mère, prends-le. »
Avec délicatesse, je le prends sous les pattes et le sorts de sa boîte pour le serrer contre moi.
« Mon petit chiot, je vais t’appeler Spot ! »
« Premier animal de compagnie. Golden Retriever. Marie Tikkanen, 94 Gregory Way, Broadlands, Australie. Jonatan Patalo, 4004 Merivale Road, Ottawa, Canada. Jane Fisher, 608 Prospet Street, Chicago, USA. Suivant !”
Je ne sais pas depuis combien de temps je fais ça. Probablement depuis qu’est née l’Humanité. Ou du moins qu’elle ait acquis la capacité de rêver. C’est assez étrange, je me souviens d’absolument chaque rêve que j’ai un jour eu à examiner, mais pas de ma création. Au début, je m’occupais des rêves sans queue ni tête ; ceux où l’on pouvait croiser un singe en train de faire sa toilette dans une fontaine publique sans que personne ne s’en étonne. C’était un sacré boulot, ces types de rêve étaient les plus communs. Petit à petit, je suis monté en grade, et les rêves que j’avais à assigner devenaient plus ou moins sensés.
Le vent glacé court le long des falaises abruptes. Fort et bruyant, il soulève la neige sur son passage pour la faire s’élever de nouveau en direction des nuages desquels elle provient. Les flocons qui atteignaient presque le fond de la vallée, tourbillonnent de nouveau en frôlant la cime des pins, s’insinuent sous les portes du village, sous les manteaux des passants tardifs et, plus rapides qu’un loup affamé, remontent dans la forêt à la recherche d’un obstacle qui arrêterait leur course effrénée.
Sur le chemin, les cristaux de glace volants croisent nos trois manteaux, avançant lentement vers le village dont les lumières, les unes après les autres, s’allument dans le gris rougeâtre de la nuit tombante. Le toit pointu recouvert de poudre blanche de la première maison nous accueille fatigués et affamés. Les quatre heures de marche depuis la ville ont eu raison de notre conversation si enthousiaste au début de notre aventure. Au même moment, les derniers traits rouges du soleil disparaissent derrière les montagnes pour laisser place timide scintillement des étoiles.
Dans les étroites rues pavées, nous seuls animons encore le désert de neige et de pierre de ce petit village, cherchant une auberge pour y prendre un repos bien mérité. Enfin, j’aperçois une enseigne pendante où deux oreilles et une longue queue fourrée blanche sont tournées en direction de la rue, tandis que l’inscription « Au Renard des Neiges » se balance furieusement sous le sifflement du vent.
« Voyages et Découvertes. Ascension d’un mont enneigé. Egor Andrejew, 105 Via delle Azalee, Francavilla, Italie. Suivant ! »
Vous avez déjà fait un rêve dans lequel vous perdiez vos dents ? Où vous vous retrouviez nu en public ? Ou encore vous ratiez vos examens ? Ce genre de rêves pas très plaisants fait partie de ceux que j’ai eus à effectuer lorsque j’étais grade II. J’avoue que ce grade était assez divertissant, si ce n’est amusant. En-tout-cas, il l’était plus que le grade III : celui-ci est chargé d’assigner les cauchemars.
Il fait noir. Un vide sans lumière et sans couleurs. Pourtant je n’ai pas peur. La douce chaleur du soleil sur ma peau me rappelle que tout n’est pas froid et sans vie même si je ne peux pas le voir. Dans cette petite pièce, l’air est chaud, et chargé d’une légère odeur de désinfectant. Le soleil à ma droite m’indique la présence d’une fenêtre. Devant moi je devine une table, sur laquelle, en tendant la main, je rencontre un objet. Sans que je ne puisse le voir, mes doigts se referment sur une forme froide, lisse et cylindrique, d’un peu plus de sept centimètres de diamètre. Je la soulève avec précaution ; elle vacille et penche légèrement d’un côté et de l’autre. Un verre. Lentement, j’approche le récipient de mes lèvres. Une douce odeur d’orange vient chatouiller mes narines. Sans plus d’hésitation, je plonge mes lèvres dans le liquide froid. Je le vide complètement en trois gorgées avant de le reposer sur la table.
Un écho derrière moi attire mon attention. A quelques mètres, j’entends des éclats de voix étouffés. Deux personnes s’approchent. Le bruit de pas saccadé sur le carrelage du couloir crée un rythme irrégulier de plus en plus fort. Les voix sont celles de deux jeunes femmes. Une porte claque, deux personnes se joignent à la procession. A tâtons, je m’approche de la source des voix. Mes mains tendues en avant rencontrent un obstacle : le mur, dur et rugueux. Lentement je me déplace vers la gauche et finis par trouver la porte. Enfin j’atteins la poignée, la pousse et tire le battant.
« Rêve d’aveugle. Instants dans une chambre. Amber Tyler, 1591 Visser Street, Napier, Nouvelle-Zélande. Suivant ! »
C’est assez ironique. Voyez-vous, j’ai passé plusieurs millions d’années à distribuer des rêves aux quatre coins du monde sans jamais m’arrêter. Je connais même le nom et l’adresse de chaque personne ayant vécu du Terre, du moment qu’elle ait un jour rêvé, ne serait-ce qu’une fois.
Mais au fil du temps, une idée s’est insinuée en moi, et comme une graine, un désir a grandi de plus en plus jusqu’au point de devenir un rêve. Un de ces rêves inaccessibles et complètement fous, mais si bien ancrés dans le cœur qu’ils défient la raison, et contre tout bon sens, aspirent avec acharnement à combattre pour sa réalisation. Bataille perdue d’avance car ce n’est au final qu’une illusion ; et je suis bien placé pour le savoir.
Ma vie n’a pour seul but que d’inspirer aux gens le repos dans leur sommeil, un réconfort et une échappatoire de leur vie de tous les jours. Mais tout cela est faux, et quand bien même cela serait-il vrai pour un autre, il s’agit la plupart du temps de mensonges, que j’ai pourtant moi-même contribué à répandre. Et je les vois, au réveil, ces personnes, elles sont heureuses. Elles racontent à leur famille, leurs collègues, leurs camarades le rêve extraordinaire qu’elles ont eu cette nuit-là. Elles n’y croient pas, mais elles espèrent, tout comme moi… La réalisation de mon rêve est impossible, je n’y crois pas. Mais une partie de moi espère. Et c’est ce qui nous garde tous en vie. Moi, les humains sur Terre, et le reste. Certains rêvent de célébrité, d’autres d’accomplir des exploits, moi… Ah non ! J’ai passé ma vie à partager des rêves. Cette fois mon rêve, c’est mon secret !
Enfin le moment de jouer est arrivé. Tremblants, les autres membres du groupe se positionnent lentement devant les trois marches menant à l’estrade. La foule impatiente bat, hurle, gesticule, souffle à en perdre haleine. Fébrile, je me mets à ma place dans la file. Ça y est, le moment est arrivé. Plus le temps de penser, de douter, de regretter. C’est le moment de se réjouir du travail accompli, des sacrifices, des difficultés surmontées, des chutes dont on s’est relevé triomphant, de tout ce temps consacré à cet unique moment, celui où je me lancerais sur cette satanée piste.
Le technicien nous fait signe, chacun notre tour nous disparaissons d’un côté et réapparaissons de l’autre. La lumière des projecteurs m’éblouit. Devant moi s’étend la mer humaine qui en nous apercevant avait explosé, en même temps que quelques pétards et feux d’artifices.
Et un… Deux… Et un, deux, trois, quatre !
« Réussite et célébrité. Premier concert. Robert Prez, 34 rue des Pommiers, Paris, France et Aamu Inberg, 14 Anhalter Strasse, Schwedelbach, Allemagne. Suivant ! »
Je m’appelle Mwotaji. Je suis un Octroyeur de grade IV. Mon métier ? Je m’occupe d’assigner un hôte aux rêves. Toute la journée, les rêves défilent devant mon bureau en attente d’être attribués à un humain. Mon rôle est de les étudier, les classifier puis les expédier dans le subconscient d’un dormeur, sur Terre. Ou n’importe où d’ailleurs.
Un rayon de soleil traverse les rideaux et vient se poser sur mon visage. J’ouvre les yeux encore engourdis par le sommeil et regarde autour de moi. Ma chambre, en bazar comme d’habitude, est illuminée d’une chaleureuse lumière jaune. Soudain une idée me frappe et finit totalement de me réveiller : aujourd’hui, c’est mon anniversaire ! J’ai enfin 18 ans ! J’attends ça depuis des mois. En plus d’atteindre ma majorité, ce qui est déjà un grand événement, mes parents m’ont promis de m’offrir un chiot.
En deux temps trois mouvements, je suis debout. J’enfile un jean et un t-shirt et cours dans le salon. Là, posé sur la table, un grand carton entouré d’un ruban rouge attend patiemment. Doucement, je m’approche du paquet enrubanné. Je sursaute. Il a bougé ! J’ai même cru entendre un jappement. Je fais encore deux pas pour l’ouvrir. Derrière moi j’entends ma famille se regrouper et allumer les caméras pour immortaliser ce moment. Le cœur battant la chamade, j’attrape les bouts du ruban et tire. Comme par magie, les battants s’ouvrent lentement pour laisser apparaître un magnifique petit Golden Retriever avant de me regarder de son petit regard triste et joyeux à la fois. Délicatement, je tends la main pour le caresser. Son poil court est doux, son petit corps chaud ne bouge pas. Il me regarde un peu apeuré mais semble bien m’apprécier.
« Vas-y, m’encourage ma mère, prends-le. »
Avec délicatesse, je le prends sous les pattes et le sorts de sa boîte pour le serrer contre moi.
« Mon petit chiot, je vais t’appeler Spot ! »
« Premier animal de compagnie. Golden Retriever. Marie Tikkanen, 94 Gregory Way, Broadlands, Australie. Jonatan Patalo, 4004 Merivale Road, Ottawa, Canada. Jane Fisher, 608 Prospet Street, Chicago, USA. Suivant !”
Je ne sais pas depuis combien de temps je fais ça. Probablement depuis qu’est née l’Humanité. Ou du moins qu’elle ait acquis la capacité de rêver. C’est assez étrange, je me souviens d’absolument chaque rêve que j’ai un jour eu à examiner, mais pas de ma création. Au début, je m’occupais des rêves sans queue ni tête ; ceux où l’on pouvait croiser un singe en train de faire sa toilette dans une fontaine publique sans que personne ne s’en étonne. C’était un sacré boulot, ces types de rêve étaient les plus communs. Petit à petit, je suis monté en grade, et les rêves que j’avais à assigner devenaient plus ou moins sensés.
Le vent glacé court le long des falaises abruptes. Fort et bruyant, il soulève la neige sur son passage pour la faire s’élever de nouveau en direction des nuages desquels elle provient. Les flocons qui atteignaient presque le fond de la vallée, tourbillonnent de nouveau en frôlant la cime des pins, s’insinuent sous les portes du village, sous les manteaux des passants tardifs et, plus rapides qu’un loup affamé, remontent dans la forêt à la recherche d’un obstacle qui arrêterait leur course effrénée.
Sur le chemin, les cristaux de glace volants croisent nos trois manteaux, avançant lentement vers le village dont les lumières, les unes après les autres, s’allument dans le gris rougeâtre de la nuit tombante. Le toit pointu recouvert de poudre blanche de la première maison nous accueille fatigués et affamés. Les quatre heures de marche depuis la ville ont eu raison de notre conversation si enthousiaste au début de notre aventure. Au même moment, les derniers traits rouges du soleil disparaissent derrière les montagnes pour laisser place timide scintillement des étoiles.
Dans les étroites rues pavées, nous seuls animons encore le désert de neige et de pierre de ce petit village, cherchant une auberge pour y prendre un repos bien mérité. Enfin, j’aperçois une enseigne pendante où deux oreilles et une longue queue fourrée blanche sont tournées en direction de la rue, tandis que l’inscription « Au Renard des Neiges » se balance furieusement sous le sifflement du vent.
« Voyages et Découvertes. Ascension d’un mont enneigé. Egor Andrejew, 105 Via delle Azalee, Francavilla, Italie. Suivant ! »
Vous avez déjà fait un rêve dans lequel vous perdiez vos dents ? Où vous vous retrouviez nu en public ? Ou encore vous ratiez vos examens ? Ce genre de rêves pas très plaisants fait partie de ceux que j’ai eus à effectuer lorsque j’étais grade II. J’avoue que ce grade était assez divertissant, si ce n’est amusant. En-tout-cas, il l’était plus que le grade III : celui-ci est chargé d’assigner les cauchemars.
Il fait noir. Un vide sans lumière et sans couleurs. Pourtant je n’ai pas peur. La douce chaleur du soleil sur ma peau me rappelle que tout n’est pas froid et sans vie même si je ne peux pas le voir. Dans cette petite pièce, l’air est chaud, et chargé d’une légère odeur de désinfectant. Le soleil à ma droite m’indique la présence d’une fenêtre. Devant moi je devine une table, sur laquelle, en tendant la main, je rencontre un objet. Sans que je ne puisse le voir, mes doigts se referment sur une forme froide, lisse et cylindrique, d’un peu plus de sept centimètres de diamètre. Je la soulève avec précaution ; elle vacille et penche légèrement d’un côté et de l’autre. Un verre. Lentement, j’approche le récipient de mes lèvres. Une douce odeur d’orange vient chatouiller mes narines. Sans plus d’hésitation, je plonge mes lèvres dans le liquide froid. Je le vide complètement en trois gorgées avant de le reposer sur la table.
Un écho derrière moi attire mon attention. A quelques mètres, j’entends des éclats de voix étouffés. Deux personnes s’approchent. Le bruit de pas saccadé sur le carrelage du couloir crée un rythme irrégulier de plus en plus fort. Les voix sont celles de deux jeunes femmes. Une porte claque, deux personnes se joignent à la procession. A tâtons, je m’approche de la source des voix. Mes mains tendues en avant rencontrent un obstacle : le mur, dur et rugueux. Lentement je me déplace vers la gauche et finis par trouver la porte. Enfin j’atteins la poignée, la pousse et tire le battant.
« Rêve d’aveugle. Instants dans une chambre. Amber Tyler, 1591 Visser Street, Napier, Nouvelle-Zélande. Suivant ! »
C’est assez ironique. Voyez-vous, j’ai passé plusieurs millions d’années à distribuer des rêves aux quatre coins du monde sans jamais m’arrêter. Je connais même le nom et l’adresse de chaque personne ayant vécu du Terre, du moment qu’elle ait un jour rêvé, ne serait-ce qu’une fois.
Mais au fil du temps, une idée s’est insinuée en moi, et comme une graine, un désir a grandi de plus en plus jusqu’au point de devenir un rêve. Un de ces rêves inaccessibles et complètement fous, mais si bien ancrés dans le cœur qu’ils défient la raison, et contre tout bon sens, aspirent avec acharnement à combattre pour sa réalisation. Bataille perdue d’avance car ce n’est au final qu’une illusion ; et je suis bien placé pour le savoir.
Ma vie n’a pour seul but que d’inspirer aux gens le repos dans leur sommeil, un réconfort et une échappatoire de leur vie de tous les jours. Mais tout cela est faux, et quand bien même cela serait-il vrai pour un autre, il s’agit la plupart du temps de mensonges, que j’ai pourtant moi-même contribué à répandre. Et je les vois, au réveil, ces personnes, elles sont heureuses. Elles racontent à leur famille, leurs collègues, leurs camarades le rêve extraordinaire qu’elles ont eu cette nuit-là. Elles n’y croient pas, mais elles espèrent, tout comme moi… La réalisation de mon rêve est impossible, je n’y crois pas. Mais une partie de moi espère. Et c’est ce qui nous garde tous en vie. Moi, les humains sur Terre, et le reste. Certains rêvent de célébrité, d’autres d’accomplir des exploits, moi… Ah non ! J’ai passé ma vie à partager des rêves. Cette fois mon rêve, c’est mon secret !
Rachel PONCZEK FLORES, Lycée Saint-Joseph Pierre Rouge.
Coups de cœur
Le Bouquet de campanules
Comme tout bon petit-fils, Hélios adorait écouter les histoires de son grand-père, et comme tout bon grand-père, celui-ci aimait raconter ses histoires à son petit-fils. Et cette fois-ci, il lui narrait le moment où la télévision diffusa pour la première fois des émissions en couleur.
« C’était en 1967, je m’en souviens comme si c’était hier. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais vu les couleurs, bien sûr, mais pour moi, c’était quelque chose de fabuleux qui témoignait de l’avancée de l’humain en matière de technologie. »
Et dès lors, chaque jour ce petit garçon qui grandissait, jusqu’à devenir un adolescent âgé de dix-sept longues années, essayait d’imaginer ce que ce serait d’admirer le bleu du ciel et de sentir celui de l’eau, de caresser le vert des trèfles et des prairies, de se brûler la rétine sur le blond du soleil ou de souffrir des épines des roses rouges.
Sa mère était la seule au courant, c’était leur petit secret. Avec son fils chéri dans les bras, elle arpentait les plus beaux paysages et lui décrivait toutes les nuances possibles et imaginables, et c’était comme si, pour un court instant, dans l’étreinte sacrée maternelle, il arrivait à percevoir ces couleurs interdites.
Mais sans elle, sans son guide à ses côtés, le monde était redevenu fade, et le petit garçon avait bien grandi, assez pour apprendre la claque de la dure réalité.
Car quand on naît achromate, on le reste à vie.
Enfin, c’est ce qu’il croyait.
Il s’est réveillé dans le grand champ non loin de sa maison, entouré par les hautes herbes dans lesquelles il aimait parfois se cacher. Il ne se souvenait pas s’y être endormi, ni même s’y être rendu, mais il était sûr que quelque chose était différent. Mais ce n’était rien de plus qu’une vague sensation, alors il tenta de mettre de côté ce changement à peine perceptible.
Il se leva et s’étira quelques secondes, et voyant que le soleil était encore haut dans le ciel, il décida de profiter encore un peu de l’air frais. Il discerna au loin le lac dans lequel il aimant souvent nager lors des saisons chaudes, mais fut soudainement attiré par une forme immobile sur le bord de la falaise, juste au-dessus de l’étendue, à l’exception de ses cheveux portés par le vent. Il lui suffit de plisser un peu les yeux pour se rendre compte qu’il s’agissait sans doute d’une jeune fille.
Il n’eut pas le temps de complétement réaliser ce qu’il se produisait sous ses yeux écarquillés que ladite personne plongea dans ce même lac à quelques dizaines de mètres de hauteur ! Il se mit à cavaler dans sa direction, comme si sa course pourrait changer quoi que ce soit, mais c’était trop tard : à peine avait-il fait quelques pas que le corps disparaissait dans l’eau claire.
Il n’arriva que quelques secondes plus tard au bord du bassin, l’adrénaline coulant à flots dans ses veines, ses battements de cœurs si rapprochés qu’ils semblaient n’en faire qu’un, et ne réfléchit pas avant de plonger. Malgré ses cornées douloureuses, il ne tenta pas de fermer les yeux, déterminés à trouver la personne qui avait sauté. Mais l’étang n’était pas très profond, il pouvait toucher le fond sans difficultés, et pourtant il n’y avait aucun signe de la personne. Il remonta à la surface, les poumons criant pour être remplis, et scrutant les alentours il fut contraint de constater que la personne n’était pas non plus sortie. Il retenta une seconde fois, mais toujours aucune trace du disparu. Il décida de renoncer, essayant de se convaincre qu’il avait tout imaginé, qu’il était juste beaucoup trop fatigué et qu’une bonne nuit de sommeil l’aiderait.
Quelque chose n’allait pas. Le bassin n’était pas profond, il le savait. Alors pourquoi n’arrivait-il pas à rejoindre la surface ? Pourquoi celle-ci semblait-elle s’éloigner à l’infini, alors qu’il accélérait le rythme de ses brassées ? Ses chevilles semblaient être coupées de leur du sang, elles devenaient lourdes et douloureuses, il avait l’impression d’être un prisonnier tentant vainement d’échapper à son bourreau ! Il contempla affreusement les dernières bulles d’airs s’échapper de son gosier et sentit le contrôle sur son corps lui échapper beaucoup trop vite, il devait faire quelque chose, se ressaisir, tendre les bras et déchiffrer les fibres de ses membres si cela signifiait remonter, n’importe quoi…
« Hélios, peux-tu me répéter ce que je viens de dire ? »
Le son de son halètement contrasta radicalement avec le silence de la classe. Sa respiration était plus saccadée que jamais, et il mit un moment avant de se rendre compte de sa situation. Sa professeure le fixait d’un œil menaçant, tandis que ses camarades pouffaient plus ou moins audiblement autour de lui.
Il passa une main sur son front, éloignant les quelques mèches de ses yeux et – est-ce que c’était de l’eau ?
« Bien, je vois que tu préfères te recoiffer plutôt que d’être attentif. Tu resteras à la fin du cours. »
Il ne comprit cette phrase que bien plus tard, trop occupé à respirer. Ce n’était qu’un rêve, un cauchemar, se répétait-il. Une goutte d’eau coula le long de son cou.
Les sentiments contradictoires qu’il ressentait le laissaient indécis : d’un côté, il ne voulait plus jamais retourner au lac, et d’un autre côté, il voulait s’y rendre afin de comprendre ce qu’il venait de se passer. La réponse logique serait qu’il avait tout simplement rêvé, mais la sensation était bien trop réelle pour être fausse, non ?
Pourtant, le soir, après qu’il soit rentré chez lui et qu’il ne faisait pas encore très sombre, il ne peut se forcer à y aller. Ce serait donc un euphémisme de caractériser sa réaction de simple surprise quand il se retrouva au même endroit, pourquoi le soleil était-il si haut de toute façon ? Ah, c’est vrai, il rêvait.
Il se mit à courir vers la direction de sa maison, mais la même chose se produisit : il ne pouvait pas partir, il avait beau courir, il n’avançait pas d’un pouce ! Il s’arrêta et tenta une expérience : il fit deux pas en arrière et il avait reculé.
Bien, il n’y avait donc qu’une seule direction que cet endroit loufoque lui offrait. Qu’il en soit ainsi.
Il continua donc sur la voie prédestinée et ne vit au début aucun signe distinctif par rapport à la dernière fois, jusqu’à ce qu’il lève les yeux automatiquement vers le sommet de la falaise, et se rendit compte que la personne qui y était n’était plus là.
Tant mieux, se dit-il. Un problème de moins à expliquer.
C’est dans ces moments-ci qu’il aimerait avoir sa langue dans la poche.
Car elle était là, assise sur l’herbe avec les jambes dans l’eau qui se balançaient à un rythme calme. Il s’immobilisa, légèrement apeuré de faire face à ce qui semblait être la personne, la jeune fille, qu’il avait vu hier (à moins que ce ne soit la dernière ? Il ne le savait plus.).
Mais elle se retourna d’elle-même, et il se demanda comment elle avait pu l’entendre alors qu’il n’avait pas fait un son. Et quand ses yeux rencontrèrent les siens, il poussa un cri de douleur et s’effondra à genoux. Il l’entendit haleter et la sentit se rapprocher de lui, visiblement inquiète pour lui.
Ses yeux le brûlaient et la douleur fut accrue lorsqu’elle posa une main sur son épaule, il avait l’impression de devenir aveugle. Plus il frottait ses yeux larmoyants, et plus ils piquaient.
Pourtant, la douleur finit par s’estomper, et il put se résoudre à rouvrir les paupières et… et…
Il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. L’herbe sous ses genoux, l’eau devant lui, le ciel et le soleil, les petites fleurs dispersées… ils avaient tous les plus belles nuances qu’il ait jamais vues. Il arracha un brin d’herbe sous lui et le porta au niveau de ses yeux et il se remit à pleurer, cette fois-ci pour des raisons différentes.
Pour la première fois de sa vie, il était témoin de la beauté des couleurs. La sensation était tellement puissante qu’il crut exploser de joie, voulant exploiter jusqu’au bout ce renouveau.
Il se rappela la présence de la fille à ses côtés quand il sentit sa main glisser de son épaule. Au moment où elle ne le touchait plus, les couleurs étaient devenues moins saturées, mais elles étaient toujours présentes et toujours belles.
« Est-ce que… ça va ? »
Il tourna enfin son visage vers elle et il sentit ses yeux piquer encore un peu, mais ce n’était pas douloureux comme la dernière fois. Il en oublia de répondre mais le fit lorsqu’elle retenta la question.
« Oui, oui je crois que ça va. »
Elle sembla un peu rassurée en entendant sa réponse, en tout cas suffisamment assez pour se relever et lui tendre la main. Il la saisit pour se relever et un frisson traversa chaque atome de sa colonne vertébrale.
Il fallait maintenant aborder le sujet. Mais comment demander à cette fille dont il ne connaissait même pas le nom si c’était bien elle qu’il avait vu sauter de cette falaise ? Ah, c’est vrai, c’était un rêve.
« Dis-moi…
- Hum ?
- Est-ce que c’est toi qui as sauté de cette falaise il y a… » (Quand est-ce que c’était, exactement ?)
Elle fut très surprise de sa question, elle ne s’y attendait probablement pas. Le bout de son nez se mit à bouger légèrement avant qu’elle ne réponde.
« Hum, non, tu dois confondre avec quelqu’un ? »
Après cela, elle regarda dans une autre direction, visiblement gênée de devoir continuer la discussion la plus pathétique de l’Histoire. Il était stupide.
« Désolé, j’aurais pas dû commencer par ça. Je m’appelle Hélios, et toi ? »
Elle se retourna à nouveau vers lui, semblant un peu plus enthousiaste et soulagée qu’il soit celui ayant continué la discussion vers un sujet moins délicat et plus générique.
« Amaya. Ravie de te rencontrer Hélios. »
Il n’apprit que peu de chose sur elle : son prénom, naturellement, le fait qu’elle soit grande sœur, qu’elle ne vive pas loin d’ici et que comme lui, elle aimait bine venir à cet endroit.
Il faillit rire à sa propre désillusion : était-il si seul que son subconscient devait lui inventer une amie pour l’accompagner dans ses rêves ?
Peu importe, il ne se souviendrait plus d’elle à son réveil de toute façon.
« Bon, je vais te laisser ici. » Sa soudaine prise de parole l’a sorti de ses pensées. Pouvait-il même penser pendant qu’il rêvait ?
Il se rendit compte qu’ils étaient à son point de départ.
« Je ne peux pas aller plus loin, lui a-t-il dit.
- Essaye à nouveau.
- Pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?
- Il va bientôt faire nuit, si je m’éloigne trop je rentrerais tard. »
Le soleil était encore à son zénith.
« A plus tard, Hélios. »
Une des premières choses qu’il ressentit, en se réveillant, fut cette déception abondante en regardant son reflet gris dans la glace. Il ne put expliquer la sensation de maque qu’il ressentait.
Il était aussi désireux de rester au lit et ne pas quitter les draps chauds. Ça avait été une bonne nuit, sans rêve, sans cauchemar (un type de nuit qu’il n’avait pas eu depuis… longtemps). Mais il avait école aujourd’hui, alors il était bien obligé.
Le trottoir était toujours d’un gris foncé, le ciel si couvert qu’il semblait n’être qu’un fond blanc et les vêtements des enfants qu’on lui disait colorés n’étaient que dans de tristes teintes proches du noir.
Et sur le chemin, tandis que ses pieds traînaient sur le sol et que ses yeux contemplaient le terne du paysage, il sentit son regard attiré sur sa gauche, puis derrière lui, au moment où des cheveux noirs passèrent dans son champ de vision. Il se retourna subitement, tandis que la personne continuait son chemin. Il put apercevoir quelques traits de son visage quand elle se tourna, mais ils étaient différents de… de qui, déjà ?
Il secoua vainement la tête et continua sa route. Les sentiments de déjà-vu, ça arrivait à tout le monde.
Il se réveilla pour la énième fois dans les hautes herbes et marqua tout de suite la différence : l’herbe était un peu verte. Elle n’était pas loin. Son visage était flou dans son esprit, et son prénom aussi, mais elle était là, il en était sûr. Il devait se lever, il devait la voir pour en être sûr.
Il se leva précipitamment, ne pensant même pas à se diriger chez lui comme la dernière fois, et courut à leur lieu de rencontre, malgré l’effet de malaise toujours présent quant à l’étendue d’eau qui lui rappelait un mauvais souvenir.
Il pensa à crier son nom, mais il ne pouvait pas, bien sûr.
« Hélios ? »
Il n’eut pas besoin de l’entendre prononcer son nom pour savoir qu’elle était là, derrière lui (comment avait-elle-même fait ?), car le bleu saturé de la marre lui avait sauté aux yeux et ce même frisson avait parcouru son dos.
« Amaya. »
C’était sorti naturellement, c’était revenu. C’était elle qui lui faisait voir tout ça, il en était sûr. Il devait comprendre pourquoi.
Au fil des jours et des réveils, les détails de ses rêves étaient de plus en plus intacts. Il se souvenait de son prénom, de son visage, de sa voix, de sa personnalité… Et chaque fois qu’il se sentait fatigué, il espérait qu’il pourrait la revoir.
« Dis-moi Hélios.
- Qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle n’a pas continué tout de suite, a préféré lui placer la petite poignée de fleurs violettes qu’elle avait cueillie plus tôt dans la main avant de poser sa question.
« Tu te souviens de la première question que tu m’as posée ? »
Bien sûr.
Il prit réellement conscience de l’endroit où ils étaient quand elle posa cette question, et surtout de la distance qu’elle venait de mettre entre eux. Et quand il s’élança vers elle, il était trop tard. Les bras levés comme des ailes d’oiseaux, elle se laissa tomber en arrière, les yeux fermés, et le cri qui sortit de sa gorge ne pouvait rien faire pour arrêter sa chute.
Mais quand il arriva au bord de la petite falaise, tout ce qu’il vit fut la jeune fille debout, intact et toujours souriante à quelques mètres en dessous de lui, comme si elle ne venait pas de le bouleverser pour ce qui était probablement la centième fois depuis leur rencontre.
Il s’est réveillé juste après ça, dans un cri étouffé. Le soleil filtrait à travers sa fenêtre et l’aveugle. Il était probablement déjà tard dans l’après-midi. Il se frotta les yeux, mais ceux-ci tombèrent sur un petit verre sur son bureau. Il ne put pas croire ce qu’il voyait : les petites fleurs qu’Amaya avait placé dans sa main pendant son rêve. Mais surtout, elles étaient violettes, alors que tout le reste autour était dans les mêmes teintes de gris habituelles !
Il en prit une dans sa main, fasciné par ce dont il était témoin. Il n’avait jamais pu expliquer pourquoi il était capable de percevoir les couleurs dans ses rêves, puisqu’il n’avait jamais expérimenté ce phénomène même dans ses précédents songes, mais les voir dans la réalité était une toute autre sensation.
Comment ce petit bouquet était-il même arrivé là de toute façon ? Il savait que ce rêve qu’il ne cessait de faire depuis la première fois qu’il l’a eu n’était pas normal, mais de là à ce qu’il y voit devienne réalité ?! Il devait comprendre.
Et quand il s’est réveillé la fois suivante au même endroit, il fut confus par ce qu’il remarqua en premier : il faisait nuit, et la lune était tout sauf normale. Elle était rouge et il remarqua aussi une sorte de faisceau de la même couleur qui balayait la plaine.
Qu’est-ce qu’il se passait ici ?
« Hélios ! »
Il se retourna rapidement quand il entendit la voix familière hurler son nom et la panique dans celle-ci.
« Amaya, qu’est-ce qu’il – hey ! »
Elle ne le laissa pas finir et saisit son bras, l’entraînant vers la pente qui menait aux falaises.
« C’est très long à expliquer, mais on doit courir ! Ils en sont après nous !
- Qui en est après nous ?!
- Les gardiens de cet endroit, et pour deux raisons. La première, c’est que nous en avons défié les lois de ce lieu trop de fois, et la deuxième, c’est qu’il est l’heure pour moi de partir pour de bon.
- Je ne comprends rien du tout ! »
Elle a juste continué de courir abruptement la pente rapide, et il faillit trébucher plusieurs fois sur divers cailloux, branches et quelques racines. Ils arrivèrent devant un immense arbre dans lequel ils avaient souvent l’habitude de se rendre, mais cette fois-ci, elle le força à y grimper. Avec son épais feuillage, ils étaient un minimum à l’abri.
« On a plus beaucoup de temps, alors tu vas devoir m’écouter attentivement. J’aurais dû t’en parler plus tôt, mais je ne savais pas comment. Mais après, je n’en aurais peut-être jamais l’occasion.
- Qu’est-ce que tu voulais dire par « c’est l’heure de partir pour de bon » ?
- Hélios, je sais que tu penses être dans un rêve, mais c’est bien plus compliqué que cela. Nous sommes dans un espace qui se situe entre le réel et l’imaginaire. Je sais, c’est dur à accepter.
- Attends, attends, t’es en train de me dire que tu es réelle ? Et que cet endroit aussi ?! Je suis perdu, je comprends rien !
- Comme je te l’ai dit, c’est un endroit qui se situe entre deux états précis. Je suis bien une personne réelle, mais la forme que tu vois de moi n’est pas physique, et tu ne l’es pas non plus. Je ne sais pas pourquoi tu es ici, mais je sais pourquoi j’ai atterri dans cet endroit. »
Il regarda ses mains, voulant se persuader que ce qu’elle disait était juste le fruit de son imagination. Elles étaient nettes.
« Il y a longtemps, pour une raison ou pour une autre, je suis tombée dans le coma, et je me suis réveillée dans une autre « capsule » de ce monde, dans ma maison d’enfance. J’y suis restée un moment avant d’être chassée par les gardiens, qui m’ont fait changer de capsule en me faisant passer par un passage dans un lac. Mais comme punition, je me suis retrouvée consciente de ma situation physique, mais sans pouvoir voir quoi que ce soit. Tout ce que j’entendais, c’était ma famille pleurer à mon chevet, et tout ce que je pouvais ressentir, c’était une oppression sans répit. C’est comme ça que j’ai compris comment me téléporter et que je n’avais pas le droit de rester trop longtemps dans le même espace. Mais au bout d’un moment, le sentiment de solitude devenait trop imposant, alors j’ai commencé à changer moi-même de capsule en espérant tomber sur quelqu’un. Et c’est là que je suis tombée sur toi.
- Quand tu as sauté depuis cette falaise, c’est ça ?
- Exactement. Voyager entre les capsules est douloureux car nous avons le réflexe de nous débattre, et cela rend le passage difficile. La solution que j’ai trouvée est de sauter sans réfléchir, puis de me laisser couler. Mais ce jour-là, quand j’ai sauté, je t’ai vu. Je n’ai pas eu le temps de faire quoi que ce soit, et j’étais déjà dans un autre espace..
- J’ai sauté dans le lac ce jour-là, parce que je pensais que tu allais te noyer et que j’avais peut-être une chance de te sauver.
- Je suis retournée dans cette capsule dès que j’ai pu, et je t’ai vu te faire absorber vers celle où je m’étais rendue. C’est moi qui t’ai sorti de l’eau, et le choc a été tel que ça t’a réveillé. A partir de ce jour, j’ai continué à t’attendre, mais j’ai dépassé ma limite de temps ici, et maintenant la capsule va être détruite.
- Donc… je ne vais plus jamais te revoir ?!
- C’est là, où je veux en venir. Avant que je ne te rencontre, il faisait nuit dans toutes les capsules. Mais quand tu es arrivé, le soleil s’est enfin levé, et je me sentais de plus en plus détaché de cet endroit. Je pense que te rencontrer a aidé mon corps à se réveiller. Et je sais que tu as aussi tiré un profit de cette rencontre. »
Elle n’a pas continué, alors il a supposé qu’elle attendait sa réponse.
« Depuis que je suis petit, je n’ai jamais pu voir les couleurs. Mais quand je t’ai vu pour la première fois, j’en étais enfin capable, et… Oui, je comprends maintenant. Le petit bouquet que tu m’as donné, il s’est retrouvé dans ma chambre et je pouvais voir sa couleur !
- Quand on se réveille après un choc, des objets d’ici sont aussi transportés dans le monde réel. J’avais espoir que tu le reçoives à ton réveil, afin que la nouvelle soit plus facile à digérer.
- Tu ne m’as pas dit si j’allais pouvoir te revoir. »
Elle ne put commencer sa phrase parce que soudain, une lumière rouge aveuglante s’alluma sur eux ! Ils étaient cuits.
« Vite, on fuit loin d’ici ! »
Elle attrapa à nouveau sa main et le fit descendre de l’arbre et le mena vers cette même falaise, au-dessus du lac. Il ne pouvait pas en voir le bout, ils étaient trop loin, mais il reconnaissait le chemin.
« Ecoute-moi Hélios, il est temps pour moi de retourner complètement dans le monde réel. Je pense donc que tu ne pourras plus jamais venir ici, ou du moins pas dans cette capsule, mais si c’est le cas, tu y seras seul.
- Alors je suis destinée à ça ? Y’a aucune autre issue possible ? »
Ils arrivèrent devant le bord de la falaise, et elle lâcha sa main. Elle les passa rapidement autour de son cou et en sortit le collier avec un petit pendentif en forme de croissant de lune, qu’il avait déjà vu quelques fois. Elle reprit sa main, le plaça dans sa paume et referma fermement ses doigts dessus.
« Retrouve-moi dans le monde réel. C’est la seule solution, et je sais que tu en es capable.
- Je ne veux pas te perdre…
- Alors retrouve moi. »
Son sourire rayonnait et il voulait le revoir.
Elle fit un pas en arrière puis un autre, et ouvrit les bras telles des ailes d’oiseau, pour la deuxième fois.
« A plus tard Hélios. »
« Amaya ! »
Il se réveilla en hurlant son nom. Il sentait les larmes sur le coin des yeux. Il sentit quelque chose piquer la paume de sa main et l’ouvrit. A l’intérieur se trouvait le joli pendentif, et sur son bureau, un bouquet de campanule baigné par les rayons du soleil.
« C’était en 1967, je m’en souviens comme si c’était hier. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais vu les couleurs, bien sûr, mais pour moi, c’était quelque chose de fabuleux qui témoignait de l’avancée de l’humain en matière de technologie. »
Et dès lors, chaque jour ce petit garçon qui grandissait, jusqu’à devenir un adolescent âgé de dix-sept longues années, essayait d’imaginer ce que ce serait d’admirer le bleu du ciel et de sentir celui de l’eau, de caresser le vert des trèfles et des prairies, de se brûler la rétine sur le blond du soleil ou de souffrir des épines des roses rouges.
Sa mère était la seule au courant, c’était leur petit secret. Avec son fils chéri dans les bras, elle arpentait les plus beaux paysages et lui décrivait toutes les nuances possibles et imaginables, et c’était comme si, pour un court instant, dans l’étreinte sacrée maternelle, il arrivait à percevoir ces couleurs interdites.
Mais sans elle, sans son guide à ses côtés, le monde était redevenu fade, et le petit garçon avait bien grandi, assez pour apprendre la claque de la dure réalité.
Car quand on naît achromate, on le reste à vie.
Enfin, c’est ce qu’il croyait.
Il s’est réveillé dans le grand champ non loin de sa maison, entouré par les hautes herbes dans lesquelles il aimait parfois se cacher. Il ne se souvenait pas s’y être endormi, ni même s’y être rendu, mais il était sûr que quelque chose était différent. Mais ce n’était rien de plus qu’une vague sensation, alors il tenta de mettre de côté ce changement à peine perceptible.
Il se leva et s’étira quelques secondes, et voyant que le soleil était encore haut dans le ciel, il décida de profiter encore un peu de l’air frais. Il discerna au loin le lac dans lequel il aimant souvent nager lors des saisons chaudes, mais fut soudainement attiré par une forme immobile sur le bord de la falaise, juste au-dessus de l’étendue, à l’exception de ses cheveux portés par le vent. Il lui suffit de plisser un peu les yeux pour se rendre compte qu’il s’agissait sans doute d’une jeune fille.
Il n’eut pas le temps de complétement réaliser ce qu’il se produisait sous ses yeux écarquillés que ladite personne plongea dans ce même lac à quelques dizaines de mètres de hauteur ! Il se mit à cavaler dans sa direction, comme si sa course pourrait changer quoi que ce soit, mais c’était trop tard : à peine avait-il fait quelques pas que le corps disparaissait dans l’eau claire.
Il n’arriva que quelques secondes plus tard au bord du bassin, l’adrénaline coulant à flots dans ses veines, ses battements de cœurs si rapprochés qu’ils semblaient n’en faire qu’un, et ne réfléchit pas avant de plonger. Malgré ses cornées douloureuses, il ne tenta pas de fermer les yeux, déterminés à trouver la personne qui avait sauté. Mais l’étang n’était pas très profond, il pouvait toucher le fond sans difficultés, et pourtant il n’y avait aucun signe de la personne. Il remonta à la surface, les poumons criant pour être remplis, et scrutant les alentours il fut contraint de constater que la personne n’était pas non plus sortie. Il retenta une seconde fois, mais toujours aucune trace du disparu. Il décida de renoncer, essayant de se convaincre qu’il avait tout imaginé, qu’il était juste beaucoup trop fatigué et qu’une bonne nuit de sommeil l’aiderait.
Quelque chose n’allait pas. Le bassin n’était pas profond, il le savait. Alors pourquoi n’arrivait-il pas à rejoindre la surface ? Pourquoi celle-ci semblait-elle s’éloigner à l’infini, alors qu’il accélérait le rythme de ses brassées ? Ses chevilles semblaient être coupées de leur du sang, elles devenaient lourdes et douloureuses, il avait l’impression d’être un prisonnier tentant vainement d’échapper à son bourreau ! Il contempla affreusement les dernières bulles d’airs s’échapper de son gosier et sentit le contrôle sur son corps lui échapper beaucoup trop vite, il devait faire quelque chose, se ressaisir, tendre les bras et déchiffrer les fibres de ses membres si cela signifiait remonter, n’importe quoi…
« Hélios, peux-tu me répéter ce que je viens de dire ? »
Le son de son halètement contrasta radicalement avec le silence de la classe. Sa respiration était plus saccadée que jamais, et il mit un moment avant de se rendre compte de sa situation. Sa professeure le fixait d’un œil menaçant, tandis que ses camarades pouffaient plus ou moins audiblement autour de lui.
Il passa une main sur son front, éloignant les quelques mèches de ses yeux et – est-ce que c’était de l’eau ?
« Bien, je vois que tu préfères te recoiffer plutôt que d’être attentif. Tu resteras à la fin du cours. »
Il ne comprit cette phrase que bien plus tard, trop occupé à respirer. Ce n’était qu’un rêve, un cauchemar, se répétait-il. Une goutte d’eau coula le long de son cou.
Les sentiments contradictoires qu’il ressentait le laissaient indécis : d’un côté, il ne voulait plus jamais retourner au lac, et d’un autre côté, il voulait s’y rendre afin de comprendre ce qu’il venait de se passer. La réponse logique serait qu’il avait tout simplement rêvé, mais la sensation était bien trop réelle pour être fausse, non ?
Pourtant, le soir, après qu’il soit rentré chez lui et qu’il ne faisait pas encore très sombre, il ne peut se forcer à y aller. Ce serait donc un euphémisme de caractériser sa réaction de simple surprise quand il se retrouva au même endroit, pourquoi le soleil était-il si haut de toute façon ? Ah, c’est vrai, il rêvait.
Il se mit à courir vers la direction de sa maison, mais la même chose se produisit : il ne pouvait pas partir, il avait beau courir, il n’avançait pas d’un pouce ! Il s’arrêta et tenta une expérience : il fit deux pas en arrière et il avait reculé.
Bien, il n’y avait donc qu’une seule direction que cet endroit loufoque lui offrait. Qu’il en soit ainsi.
Il continua donc sur la voie prédestinée et ne vit au début aucun signe distinctif par rapport à la dernière fois, jusqu’à ce qu’il lève les yeux automatiquement vers le sommet de la falaise, et se rendit compte que la personne qui y était n’était plus là.
Tant mieux, se dit-il. Un problème de moins à expliquer.
C’est dans ces moments-ci qu’il aimerait avoir sa langue dans la poche.
Car elle était là, assise sur l’herbe avec les jambes dans l’eau qui se balançaient à un rythme calme. Il s’immobilisa, légèrement apeuré de faire face à ce qui semblait être la personne, la jeune fille, qu’il avait vu hier (à moins que ce ne soit la dernière ? Il ne le savait plus.).
Mais elle se retourna d’elle-même, et il se demanda comment elle avait pu l’entendre alors qu’il n’avait pas fait un son. Et quand ses yeux rencontrèrent les siens, il poussa un cri de douleur et s’effondra à genoux. Il l’entendit haleter et la sentit se rapprocher de lui, visiblement inquiète pour lui.
Ses yeux le brûlaient et la douleur fut accrue lorsqu’elle posa une main sur son épaule, il avait l’impression de devenir aveugle. Plus il frottait ses yeux larmoyants, et plus ils piquaient.
Pourtant, la douleur finit par s’estomper, et il put se résoudre à rouvrir les paupières et… et…
Il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. L’herbe sous ses genoux, l’eau devant lui, le ciel et le soleil, les petites fleurs dispersées… ils avaient tous les plus belles nuances qu’il ait jamais vues. Il arracha un brin d’herbe sous lui et le porta au niveau de ses yeux et il se remit à pleurer, cette fois-ci pour des raisons différentes.
Pour la première fois de sa vie, il était témoin de la beauté des couleurs. La sensation était tellement puissante qu’il crut exploser de joie, voulant exploiter jusqu’au bout ce renouveau.
Il se rappela la présence de la fille à ses côtés quand il sentit sa main glisser de son épaule. Au moment où elle ne le touchait plus, les couleurs étaient devenues moins saturées, mais elles étaient toujours présentes et toujours belles.
« Est-ce que… ça va ? »
Il tourna enfin son visage vers elle et il sentit ses yeux piquer encore un peu, mais ce n’était pas douloureux comme la dernière fois. Il en oublia de répondre mais le fit lorsqu’elle retenta la question.
« Oui, oui je crois que ça va. »
Elle sembla un peu rassurée en entendant sa réponse, en tout cas suffisamment assez pour se relever et lui tendre la main. Il la saisit pour se relever et un frisson traversa chaque atome de sa colonne vertébrale.
Il fallait maintenant aborder le sujet. Mais comment demander à cette fille dont il ne connaissait même pas le nom si c’était bien elle qu’il avait vu sauter de cette falaise ? Ah, c’est vrai, c’était un rêve.
« Dis-moi…
- Hum ?
- Est-ce que c’est toi qui as sauté de cette falaise il y a… » (Quand est-ce que c’était, exactement ?)
Elle fut très surprise de sa question, elle ne s’y attendait probablement pas. Le bout de son nez se mit à bouger légèrement avant qu’elle ne réponde.
« Hum, non, tu dois confondre avec quelqu’un ? »
Après cela, elle regarda dans une autre direction, visiblement gênée de devoir continuer la discussion la plus pathétique de l’Histoire. Il était stupide.
« Désolé, j’aurais pas dû commencer par ça. Je m’appelle Hélios, et toi ? »
Elle se retourna à nouveau vers lui, semblant un peu plus enthousiaste et soulagée qu’il soit celui ayant continué la discussion vers un sujet moins délicat et plus générique.
« Amaya. Ravie de te rencontrer Hélios. »
Il n’apprit que peu de chose sur elle : son prénom, naturellement, le fait qu’elle soit grande sœur, qu’elle ne vive pas loin d’ici et que comme lui, elle aimait bine venir à cet endroit.
Il faillit rire à sa propre désillusion : était-il si seul que son subconscient devait lui inventer une amie pour l’accompagner dans ses rêves ?
Peu importe, il ne se souviendrait plus d’elle à son réveil de toute façon.
« Bon, je vais te laisser ici. » Sa soudaine prise de parole l’a sorti de ses pensées. Pouvait-il même penser pendant qu’il rêvait ?
Il se rendit compte qu’ils étaient à son point de départ.
« Je ne peux pas aller plus loin, lui a-t-il dit.
- Essaye à nouveau.
- Pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?
- Il va bientôt faire nuit, si je m’éloigne trop je rentrerais tard. »
Le soleil était encore à son zénith.
« A plus tard, Hélios. »
Une des premières choses qu’il ressentit, en se réveillant, fut cette déception abondante en regardant son reflet gris dans la glace. Il ne put expliquer la sensation de maque qu’il ressentait.
Il était aussi désireux de rester au lit et ne pas quitter les draps chauds. Ça avait été une bonne nuit, sans rêve, sans cauchemar (un type de nuit qu’il n’avait pas eu depuis… longtemps). Mais il avait école aujourd’hui, alors il était bien obligé.
Le trottoir était toujours d’un gris foncé, le ciel si couvert qu’il semblait n’être qu’un fond blanc et les vêtements des enfants qu’on lui disait colorés n’étaient que dans de tristes teintes proches du noir.
Et sur le chemin, tandis que ses pieds traînaient sur le sol et que ses yeux contemplaient le terne du paysage, il sentit son regard attiré sur sa gauche, puis derrière lui, au moment où des cheveux noirs passèrent dans son champ de vision. Il se retourna subitement, tandis que la personne continuait son chemin. Il put apercevoir quelques traits de son visage quand elle se tourna, mais ils étaient différents de… de qui, déjà ?
Il secoua vainement la tête et continua sa route. Les sentiments de déjà-vu, ça arrivait à tout le monde.
Il se réveilla pour la énième fois dans les hautes herbes et marqua tout de suite la différence : l’herbe était un peu verte. Elle n’était pas loin. Son visage était flou dans son esprit, et son prénom aussi, mais elle était là, il en était sûr. Il devait se lever, il devait la voir pour en être sûr.
Il se leva précipitamment, ne pensant même pas à se diriger chez lui comme la dernière fois, et courut à leur lieu de rencontre, malgré l’effet de malaise toujours présent quant à l’étendue d’eau qui lui rappelait un mauvais souvenir.
Il pensa à crier son nom, mais il ne pouvait pas, bien sûr.
« Hélios ? »
Il n’eut pas besoin de l’entendre prononcer son nom pour savoir qu’elle était là, derrière lui (comment avait-elle-même fait ?), car le bleu saturé de la marre lui avait sauté aux yeux et ce même frisson avait parcouru son dos.
« Amaya. »
C’était sorti naturellement, c’était revenu. C’était elle qui lui faisait voir tout ça, il en était sûr. Il devait comprendre pourquoi.
Au fil des jours et des réveils, les détails de ses rêves étaient de plus en plus intacts. Il se souvenait de son prénom, de son visage, de sa voix, de sa personnalité… Et chaque fois qu’il se sentait fatigué, il espérait qu’il pourrait la revoir.
« Dis-moi Hélios.
- Qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle n’a pas continué tout de suite, a préféré lui placer la petite poignée de fleurs violettes qu’elle avait cueillie plus tôt dans la main avant de poser sa question.
« Tu te souviens de la première question que tu m’as posée ? »
Bien sûr.
Il prit réellement conscience de l’endroit où ils étaient quand elle posa cette question, et surtout de la distance qu’elle venait de mettre entre eux. Et quand il s’élança vers elle, il était trop tard. Les bras levés comme des ailes d’oiseaux, elle se laissa tomber en arrière, les yeux fermés, et le cri qui sortit de sa gorge ne pouvait rien faire pour arrêter sa chute.
Mais quand il arriva au bord de la petite falaise, tout ce qu’il vit fut la jeune fille debout, intact et toujours souriante à quelques mètres en dessous de lui, comme si elle ne venait pas de le bouleverser pour ce qui était probablement la centième fois depuis leur rencontre.
Il s’est réveillé juste après ça, dans un cri étouffé. Le soleil filtrait à travers sa fenêtre et l’aveugle. Il était probablement déjà tard dans l’après-midi. Il se frotta les yeux, mais ceux-ci tombèrent sur un petit verre sur son bureau. Il ne put pas croire ce qu’il voyait : les petites fleurs qu’Amaya avait placé dans sa main pendant son rêve. Mais surtout, elles étaient violettes, alors que tout le reste autour était dans les mêmes teintes de gris habituelles !
Il en prit une dans sa main, fasciné par ce dont il était témoin. Il n’avait jamais pu expliquer pourquoi il était capable de percevoir les couleurs dans ses rêves, puisqu’il n’avait jamais expérimenté ce phénomène même dans ses précédents songes, mais les voir dans la réalité était une toute autre sensation.
Comment ce petit bouquet était-il même arrivé là de toute façon ? Il savait que ce rêve qu’il ne cessait de faire depuis la première fois qu’il l’a eu n’était pas normal, mais de là à ce qu’il y voit devienne réalité ?! Il devait comprendre.
Et quand il s’est réveillé la fois suivante au même endroit, il fut confus par ce qu’il remarqua en premier : il faisait nuit, et la lune était tout sauf normale. Elle était rouge et il remarqua aussi une sorte de faisceau de la même couleur qui balayait la plaine.
Qu’est-ce qu’il se passait ici ?
« Hélios ! »
Il se retourna rapidement quand il entendit la voix familière hurler son nom et la panique dans celle-ci.
« Amaya, qu’est-ce qu’il – hey ! »
Elle ne le laissa pas finir et saisit son bras, l’entraînant vers la pente qui menait aux falaises.
« C’est très long à expliquer, mais on doit courir ! Ils en sont après nous !
- Qui en est après nous ?!
- Les gardiens de cet endroit, et pour deux raisons. La première, c’est que nous en avons défié les lois de ce lieu trop de fois, et la deuxième, c’est qu’il est l’heure pour moi de partir pour de bon.
- Je ne comprends rien du tout ! »
Elle a juste continué de courir abruptement la pente rapide, et il faillit trébucher plusieurs fois sur divers cailloux, branches et quelques racines. Ils arrivèrent devant un immense arbre dans lequel ils avaient souvent l’habitude de se rendre, mais cette fois-ci, elle le força à y grimper. Avec son épais feuillage, ils étaient un minimum à l’abri.
« On a plus beaucoup de temps, alors tu vas devoir m’écouter attentivement. J’aurais dû t’en parler plus tôt, mais je ne savais pas comment. Mais après, je n’en aurais peut-être jamais l’occasion.
- Qu’est-ce que tu voulais dire par « c’est l’heure de partir pour de bon » ?
- Hélios, je sais que tu penses être dans un rêve, mais c’est bien plus compliqué que cela. Nous sommes dans un espace qui se situe entre le réel et l’imaginaire. Je sais, c’est dur à accepter.
- Attends, attends, t’es en train de me dire que tu es réelle ? Et que cet endroit aussi ?! Je suis perdu, je comprends rien !
- Comme je te l’ai dit, c’est un endroit qui se situe entre deux états précis. Je suis bien une personne réelle, mais la forme que tu vois de moi n’est pas physique, et tu ne l’es pas non plus. Je ne sais pas pourquoi tu es ici, mais je sais pourquoi j’ai atterri dans cet endroit. »
Il regarda ses mains, voulant se persuader que ce qu’elle disait était juste le fruit de son imagination. Elles étaient nettes.
« Il y a longtemps, pour une raison ou pour une autre, je suis tombée dans le coma, et je me suis réveillée dans une autre « capsule » de ce monde, dans ma maison d’enfance. J’y suis restée un moment avant d’être chassée par les gardiens, qui m’ont fait changer de capsule en me faisant passer par un passage dans un lac. Mais comme punition, je me suis retrouvée consciente de ma situation physique, mais sans pouvoir voir quoi que ce soit. Tout ce que j’entendais, c’était ma famille pleurer à mon chevet, et tout ce que je pouvais ressentir, c’était une oppression sans répit. C’est comme ça que j’ai compris comment me téléporter et que je n’avais pas le droit de rester trop longtemps dans le même espace. Mais au bout d’un moment, le sentiment de solitude devenait trop imposant, alors j’ai commencé à changer moi-même de capsule en espérant tomber sur quelqu’un. Et c’est là que je suis tombée sur toi.
- Quand tu as sauté depuis cette falaise, c’est ça ?
- Exactement. Voyager entre les capsules est douloureux car nous avons le réflexe de nous débattre, et cela rend le passage difficile. La solution que j’ai trouvée est de sauter sans réfléchir, puis de me laisser couler. Mais ce jour-là, quand j’ai sauté, je t’ai vu. Je n’ai pas eu le temps de faire quoi que ce soit, et j’étais déjà dans un autre espace..
- J’ai sauté dans le lac ce jour-là, parce que je pensais que tu allais te noyer et que j’avais peut-être une chance de te sauver.
- Je suis retournée dans cette capsule dès que j’ai pu, et je t’ai vu te faire absorber vers celle où je m’étais rendue. C’est moi qui t’ai sorti de l’eau, et le choc a été tel que ça t’a réveillé. A partir de ce jour, j’ai continué à t’attendre, mais j’ai dépassé ma limite de temps ici, et maintenant la capsule va être détruite.
- Donc… je ne vais plus jamais te revoir ?!
- C’est là, où je veux en venir. Avant que je ne te rencontre, il faisait nuit dans toutes les capsules. Mais quand tu es arrivé, le soleil s’est enfin levé, et je me sentais de plus en plus détaché de cet endroit. Je pense que te rencontrer a aidé mon corps à se réveiller. Et je sais que tu as aussi tiré un profit de cette rencontre. »
Elle n’a pas continué, alors il a supposé qu’elle attendait sa réponse.
« Depuis que je suis petit, je n’ai jamais pu voir les couleurs. Mais quand je t’ai vu pour la première fois, j’en étais enfin capable, et… Oui, je comprends maintenant. Le petit bouquet que tu m’as donné, il s’est retrouvé dans ma chambre et je pouvais voir sa couleur !
- Quand on se réveille après un choc, des objets d’ici sont aussi transportés dans le monde réel. J’avais espoir que tu le reçoives à ton réveil, afin que la nouvelle soit plus facile à digérer.
- Tu ne m’as pas dit si j’allais pouvoir te revoir. »
Elle ne put commencer sa phrase parce que soudain, une lumière rouge aveuglante s’alluma sur eux ! Ils étaient cuits.
« Vite, on fuit loin d’ici ! »
Elle attrapa à nouveau sa main et le fit descendre de l’arbre et le mena vers cette même falaise, au-dessus du lac. Il ne pouvait pas en voir le bout, ils étaient trop loin, mais il reconnaissait le chemin.
« Ecoute-moi Hélios, il est temps pour moi de retourner complètement dans le monde réel. Je pense donc que tu ne pourras plus jamais venir ici, ou du moins pas dans cette capsule, mais si c’est le cas, tu y seras seul.
- Alors je suis destinée à ça ? Y’a aucune autre issue possible ? »
Ils arrivèrent devant le bord de la falaise, et elle lâcha sa main. Elle les passa rapidement autour de son cou et en sortit le collier avec un petit pendentif en forme de croissant de lune, qu’il avait déjà vu quelques fois. Elle reprit sa main, le plaça dans sa paume et referma fermement ses doigts dessus.
« Retrouve-moi dans le monde réel. C’est la seule solution, et je sais que tu en es capable.
- Je ne veux pas te perdre…
- Alors retrouve moi. »
Son sourire rayonnait et il voulait le revoir.
Elle fit un pas en arrière puis un autre, et ouvrit les bras telles des ailes d’oiseau, pour la deuxième fois.
« A plus tard Hélios. »
« Amaya ! »
Il se réveilla en hurlant son nom. Il sentait les larmes sur le coin des yeux. Il sentit quelque chose piquer la paume de sa main et l’ouvrit. A l’intérieur se trouvait le joli pendentif, et sur son bureau, un bouquet de campanule baigné par les rayons du soleil.
Lilou SANCHIS, Lycée Notre-Dame de La Merci Littoral.
Rêve innocent
Ses paupières s’ouvrent avec difficulté. Le garçon ne ressent plus que le froid, l’incompréhension et le mépris de ces hommes à la spirale. Son esprit complexe et innocent n’en saisit pas les motivations négatives qui tourbillonnent autour de lui. Il ne capte que la peur et la tristesse, qui viennent se planter en lui, affaiblissant la lueur brillante et chaleureuse qui flambe dans le cœur des enfants. Pourtant, le garçon a un rêve. Un rêve, qui le fait palpiter et qui lui permet de ne pas se laisser emporter par le torrent que représentent les événements qui se déroulent autour de lui.
Il bouge pour tenter de trouver une position plus confortable, sur le sol glacé. Se presse un peu plus contre Maman en enroulant ses bras autour de son corps frêle. Et observe la désolation autour de lui. Une désolation qu’il ne comprend pas. Des gens gisent çà et là sur le sol, à l’instar de Maman et lui. Certains parlent, discutent entre eux. Mais d’autres se taisent et restent prostrés, leurs regards hantés traduisant tout ce qu’ils ne disent pas. Et le garçon sait. Quelque part au fond de lui, il sait que certains ne parlent plus jamais. Que ces personnes, avaient comme lui, un rêve dans leurs cœurs, telle la mèche tremblotante mais brûlante d’une bougie. Mais que l’on avait soufflé dessus. Alors le garçon s’accroche à son rêve et se jurant que jamais il ne le laisserait s’échapper.
Maman a dit qu’ils rentreraient bientôt à la maison. Que bientôt ils seraient réunis autour de la grande table pour festoyer en famille. Qu’ils reverraient ses amis, Sarah et Jérémy, pour jouer dans les rues étroites et sinueuses de son village. Que bientôt, il pourrait enlacer sa grande sœur, courir après son chien et retourner à l’école. Cet endroit si étrange et pourtant si fascinant pour lui. Le garçon n’a qu’un rêve. Le rêve que ces souvenirs redeviennent réalité. Qu’ils remplacent le monde sombre qu’est devenue sa vie.
Il enfouit son visage dans le creux du bras de maman, lorsqu’une violente bourrasque de vent vient lui fouetter le visage. Il lève les yeux sur elle et elle lui sourit. Il est trop jeune pour remarquer la peau pâle de son visage, ses traits trop saillants. Trop jeune pour noter ses os qui commencent à pointer, et le caractère triste que son sourire a revêtu depuis quelque temps. Il ne pense qu’à se réchauffer. Il ne pense qu’à son rêve.
Un homme crie et tombe. Maman le rassure en chuchotant que ce n’est qu’un jeu. Tout n’est qu’un jeu depuis leur arrivée dans cet endroit. Un jeu sans fin dont il ne parvient pas à en saisir les règles. Sa sœur a goûté à ce jeu la semaine passée. Les hommes à la spirale sont venus la chercher, elle et d’autres personnes. Des cris et des implorations avaient envahi les oreilles du garçon. Il ne les avait pas compris. Sa sœur, elle, s’était contentée de lui sourire, avant de se lever, vacillante sur ses jambes. Puis maman lui avait caché les yeux. Sa sœur n’était jamais revenue. Elle lui manquait. Un jeu. Rien de plus qu’un jeu avait dit maman.
Mais le garçon ne veut pas jouer, il ne veut que son rêve. Pour passer le temps, il se met à compter dans sa tête des détails de ce qui l’entoure. D’infimes parties du décor obscur, qui lui permettent toujours de se couper du vacarme incessant que représente pour lui la réalité. Soixante-sept piquets de fer. Trois piques acérées les surmontant. Deux cent un au total. Treize hommes à la spirale. Quatre branches à cette croix maudite. Le garçon compte, recompte d’instinct dans sa tête. Nul besoin de réfléchir plus de trois secondes, les chiffres s’enfilent dans sa tête comme les perles d’un collier trouvant parfaitement leur place. Quarante-quatre personnes se pressent dans cet espace glacé. Quatorze femmes. Vingt et un hommes. Neuf autres d’environ son âge.
Deux soldats supplémentaires déboulent dans l’espace en faisant claquer leurs bottes sur le sol glissant et humide. Des mots sont criés, des ordres jetés tandis qu’ils s’avancent parmi les gens recroquevillés au sol. Le garçon sent un frisson de peur lui remonter l’échine.
Soixante-sept piquets de fer… le rire de papa lui ressurgit de sa mémoire… Soixante-sept piquets… le jappement joyeux de son chien le matin… les pas des hommes se rapprochent… Quatorze femmes… la voix de maman qui lui dit de ne pas s’inquiéter… Trois piques par piquet, deux cent-une piques en tout.
Son rêve se mélange avec le présent. Se mélangent avec les chiffres, les hommes en uniformes et leur éternelle colère.
Un homme saisit violemment une femme pour la mettre debout… Jérémy riant devant un papillon prenant son envol… Quinze hommes en uniforme… la douceur de sa sœur lui manque… deux bottes s’arrêtant devant lui…
L’homme qui se tient devant lui, le toise de toute sa hauteur et son visage est un masque impénétrable de haine et de mépris. Le garçon se presse contre maman, et n’ose plus lever la tête. L’homme lui demande quel âge il a. Mais le garçon ne répond pas. Le garçon n’a jamais parlé. Il n’a jamais prononcé de phrase ni même un mot. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas la douleur de maman, ni la colère de ces hommes.
- DUMMKOPF, hurle l’homme.
Le hurlement de maman vient se figer dans sa poitrine, faisant s’éclipser, l’espace d’un instant la lueur restante qui renfermait son rêve. Il voit que d’autres sont mis debout de force. Il comprend tout juste qu’il doit suivre les hommes à la spirale. Il parvient tout juste à suivre le rythme imposé. A ne pas se laisser submerger par toutes les émotions qui traversent l’air ambiant, et qui manquent de le noyer.
Des bruits sourds derrière lui, lui font tourner la tête. Maman s’est effondrée sous les coups d’un soldat. Et pour la première fois, il remarque sa peau pâle. Pour la première fois il voit sa silhouette amaigrie. Pour la première fois il saisit que cela n’a rien d’un jeu. Maman semble vidée de ses forces. Se débattre lui a coûté ses dernières ressources. Pour la première fois, il doute que son rêve, qu’il garde jalousement en lui, ne se réalise jamais. L’homme à la spirale infernale saisit l’objet qui pend à sa taille. Celui dont ils ne se séparent jamais.
Le garçon sent qu’on le tire en arrière. Qu’on cherche à la faire avancer. Mais ses yeux restent rivés sur maman. Maman qui, alors même que l’épuisement vient la cueillir, trouve la force de relever une dernière fois la tête. De planter ses yeux dans les siens. Et pour la première fois depuis des jours son sourire n’a rien de triste. Il est sincère.
Puis le garçon est retourné de force. Et le bruit qui vient déchirer l’air, vient lacérer une partie de son cœur, emportant un bout de son rêve…
Il fait froid, toujours plus froid dans ce camion, où ils viennent d’être poussés, secoués par d’affreux cahots. Le garçon est serré contre une personne inconnue. Une personne qui n’est pas maman. A cette pensée, la boule qui lui serre la gorge se resserre un peu plus.
Cinquante-six personnes dans le véhicule. Seize sangles retiennent la bâche au-dessus de leurs têts. Quatre marques de griffures sur les deux portes à l’arrière.
Le garçon compte, compte sans relâche. Il ne lui reste que ça. Ça et son rêve, qui continue à peine à le réchauffer. Alors il se replonge dedans.
Il revoit chacune des personnes qui ont accompagné sa vie. Papa qui riait sans cesse. Et là où le rire des autres le faisait tressaillir, celui de Papa vibrait dans son cœur. Maman qui lui parlait pour le réveiller. Et là où la voix âpre des autres lui faisait grincer des dents, la voix de Maman déposait un baume doux sur ses oreilles. Sa sœur qui le prenait dans ses bras. Et là où le contact des autres le révulsait, celui de sa sœur le réconfortait. Les caresses de son chien et les sourires de Sarah et Jérémy, malgré sa différence. Le rêve du garçon, vivait et continuait à virevolter dans son esprit, au milieu de cet enfer froid et désolé.
Il attend. Attend encore et encore. Les secondes laissent place aux minutes, et les minutes aux heures. Elles s’égrènent dans une lenteur presque insoutenable.
Quand enfin, enfin, le camion s’immobilise, le garçon est transi de froid. Maman lui manque. Le contact des autres autour de lui, l’oppresse un peu plus chaque seconde. Sa conscience s’étrécit et se comprime. Sa vision est brouillée, ses poumons atrophiés. Il ne peut même plus compter.
Les portes s’ouvrent bruyamment, le faisant un peu plus s’enfoncer dans sa panique grandissante. Le doute s’insinue un peu plus en lui quant à la réalisation de son rêve. Il tourne, et tourbillonne dans son esprit. Perçant la bulle vive et chaleureuse de son songe. Ce dernier d’écoulant hors de lui, le glaçant de plus en plus.
Les hurlements graves des hommes à la spirale remplissent de nouveau l’air, alors qu’ils sont tous poussés hors du camion. Le garçon est entraîné dans un labyrinthe d’interminables couloirs. Un homme leur hurle de continuer à avancer. Le garçon voit un autre rire avec son compagnon. Un autre qui tourne les talons l’air malade. Tant d’émotions contradictoires lui font un peu plus tourner la tête.
La pièce dans laquelle ils doivent rentrer est sombre et malodorante. Les murs gris sont recouverts de trace de griffures. Les respirations autour de lui s’accélèrent et un vent de panique vient balayer le petit groupe tremblant. Les cris et les gémissements se multiplient. Mais le garçon reste muet. La lourde porte claque derrière l’homme à cette spirale infernale. Le sifflement qui emplit alors l’atmosphère est semblable à un cri d’agonie.
Le souffle du garçon s’accélère. Il manque d’air. Les cris des personnes autour de lui fusent et viennent se mélanger au sifflement au-dessus de leurs têtes.
La douleur et la peur saisissent le garçon, renfermant leurs mains ténébreuses sur lui. Et tandis que la souffrance explose dans son crâne, le garçon se laisse glisser sur le sol. Ses genoux percutent le béton armé. Ses mains se pressent sur sa tête. Et soudainement, alors que ses poumons cherchent désespérément de l’air, que l’horreur le transperce, que la peur s’ancre un peu plus en lui, que le peu de force qu’il lui reste l’abandonne, le garçon ouvre la bouche. Il ouvre la bouche et pour la première fois de sa vie, il prononce un son. Mais il ne parle pas. Ne prononce pas de mots. Le cri qui s’échappe de ses lèvres, fuse dans l’air et vient se joindre au chœur désespéré s’élevant dans la pièce.
Le garçon hurle sans discontinuité. Il hurle jusqu’à ce que la dernière goulée d’air sorte de sa bouche. Et sa main tombe. Tombe sur le sol glacé, couvert de griffures, brisant sa vie et déchirant son rêve. Et cela à cause du rêve malsain d’un autre…
Il bouge pour tenter de trouver une position plus confortable, sur le sol glacé. Se presse un peu plus contre Maman en enroulant ses bras autour de son corps frêle. Et observe la désolation autour de lui. Une désolation qu’il ne comprend pas. Des gens gisent çà et là sur le sol, à l’instar de Maman et lui. Certains parlent, discutent entre eux. Mais d’autres se taisent et restent prostrés, leurs regards hantés traduisant tout ce qu’ils ne disent pas. Et le garçon sait. Quelque part au fond de lui, il sait que certains ne parlent plus jamais. Que ces personnes, avaient comme lui, un rêve dans leurs cœurs, telle la mèche tremblotante mais brûlante d’une bougie. Mais que l’on avait soufflé dessus. Alors le garçon s’accroche à son rêve et se jurant que jamais il ne le laisserait s’échapper.
Maman a dit qu’ils rentreraient bientôt à la maison. Que bientôt ils seraient réunis autour de la grande table pour festoyer en famille. Qu’ils reverraient ses amis, Sarah et Jérémy, pour jouer dans les rues étroites et sinueuses de son village. Que bientôt, il pourrait enlacer sa grande sœur, courir après son chien et retourner à l’école. Cet endroit si étrange et pourtant si fascinant pour lui. Le garçon n’a qu’un rêve. Le rêve que ces souvenirs redeviennent réalité. Qu’ils remplacent le monde sombre qu’est devenue sa vie.
Il enfouit son visage dans le creux du bras de maman, lorsqu’une violente bourrasque de vent vient lui fouetter le visage. Il lève les yeux sur elle et elle lui sourit. Il est trop jeune pour remarquer la peau pâle de son visage, ses traits trop saillants. Trop jeune pour noter ses os qui commencent à pointer, et le caractère triste que son sourire a revêtu depuis quelque temps. Il ne pense qu’à se réchauffer. Il ne pense qu’à son rêve.
Un homme crie et tombe. Maman le rassure en chuchotant que ce n’est qu’un jeu. Tout n’est qu’un jeu depuis leur arrivée dans cet endroit. Un jeu sans fin dont il ne parvient pas à en saisir les règles. Sa sœur a goûté à ce jeu la semaine passée. Les hommes à la spirale sont venus la chercher, elle et d’autres personnes. Des cris et des implorations avaient envahi les oreilles du garçon. Il ne les avait pas compris. Sa sœur, elle, s’était contentée de lui sourire, avant de se lever, vacillante sur ses jambes. Puis maman lui avait caché les yeux. Sa sœur n’était jamais revenue. Elle lui manquait. Un jeu. Rien de plus qu’un jeu avait dit maman.
Mais le garçon ne veut pas jouer, il ne veut que son rêve. Pour passer le temps, il se met à compter dans sa tête des détails de ce qui l’entoure. D’infimes parties du décor obscur, qui lui permettent toujours de se couper du vacarme incessant que représente pour lui la réalité. Soixante-sept piquets de fer. Trois piques acérées les surmontant. Deux cent un au total. Treize hommes à la spirale. Quatre branches à cette croix maudite. Le garçon compte, recompte d’instinct dans sa tête. Nul besoin de réfléchir plus de trois secondes, les chiffres s’enfilent dans sa tête comme les perles d’un collier trouvant parfaitement leur place. Quarante-quatre personnes se pressent dans cet espace glacé. Quatorze femmes. Vingt et un hommes. Neuf autres d’environ son âge.
Deux soldats supplémentaires déboulent dans l’espace en faisant claquer leurs bottes sur le sol glissant et humide. Des mots sont criés, des ordres jetés tandis qu’ils s’avancent parmi les gens recroquevillés au sol. Le garçon sent un frisson de peur lui remonter l’échine.
Soixante-sept piquets de fer… le rire de papa lui ressurgit de sa mémoire… Soixante-sept piquets… le jappement joyeux de son chien le matin… les pas des hommes se rapprochent… Quatorze femmes… la voix de maman qui lui dit de ne pas s’inquiéter… Trois piques par piquet, deux cent-une piques en tout.
Son rêve se mélange avec le présent. Se mélangent avec les chiffres, les hommes en uniformes et leur éternelle colère.
Un homme saisit violemment une femme pour la mettre debout… Jérémy riant devant un papillon prenant son envol… Quinze hommes en uniforme… la douceur de sa sœur lui manque… deux bottes s’arrêtant devant lui…
L’homme qui se tient devant lui, le toise de toute sa hauteur et son visage est un masque impénétrable de haine et de mépris. Le garçon se presse contre maman, et n’ose plus lever la tête. L’homme lui demande quel âge il a. Mais le garçon ne répond pas. Le garçon n’a jamais parlé. Il n’a jamais prononcé de phrase ni même un mot. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas la douleur de maman, ni la colère de ces hommes.
- DUMMKOPF, hurle l’homme.
Le hurlement de maman vient se figer dans sa poitrine, faisant s’éclipser, l’espace d’un instant la lueur restante qui renfermait son rêve. Il voit que d’autres sont mis debout de force. Il comprend tout juste qu’il doit suivre les hommes à la spirale. Il parvient tout juste à suivre le rythme imposé. A ne pas se laisser submerger par toutes les émotions qui traversent l’air ambiant, et qui manquent de le noyer.
Des bruits sourds derrière lui, lui font tourner la tête. Maman s’est effondrée sous les coups d’un soldat. Et pour la première fois, il remarque sa peau pâle. Pour la première fois il voit sa silhouette amaigrie. Pour la première fois il saisit que cela n’a rien d’un jeu. Maman semble vidée de ses forces. Se débattre lui a coûté ses dernières ressources. Pour la première fois, il doute que son rêve, qu’il garde jalousement en lui, ne se réalise jamais. L’homme à la spirale infernale saisit l’objet qui pend à sa taille. Celui dont ils ne se séparent jamais.
Le garçon sent qu’on le tire en arrière. Qu’on cherche à la faire avancer. Mais ses yeux restent rivés sur maman. Maman qui, alors même que l’épuisement vient la cueillir, trouve la force de relever une dernière fois la tête. De planter ses yeux dans les siens. Et pour la première fois depuis des jours son sourire n’a rien de triste. Il est sincère.
Puis le garçon est retourné de force. Et le bruit qui vient déchirer l’air, vient lacérer une partie de son cœur, emportant un bout de son rêve…
Il fait froid, toujours plus froid dans ce camion, où ils viennent d’être poussés, secoués par d’affreux cahots. Le garçon est serré contre une personne inconnue. Une personne qui n’est pas maman. A cette pensée, la boule qui lui serre la gorge se resserre un peu plus.
Cinquante-six personnes dans le véhicule. Seize sangles retiennent la bâche au-dessus de leurs têts. Quatre marques de griffures sur les deux portes à l’arrière.
Le garçon compte, compte sans relâche. Il ne lui reste que ça. Ça et son rêve, qui continue à peine à le réchauffer. Alors il se replonge dedans.
Il revoit chacune des personnes qui ont accompagné sa vie. Papa qui riait sans cesse. Et là où le rire des autres le faisait tressaillir, celui de Papa vibrait dans son cœur. Maman qui lui parlait pour le réveiller. Et là où la voix âpre des autres lui faisait grincer des dents, la voix de Maman déposait un baume doux sur ses oreilles. Sa sœur qui le prenait dans ses bras. Et là où le contact des autres le révulsait, celui de sa sœur le réconfortait. Les caresses de son chien et les sourires de Sarah et Jérémy, malgré sa différence. Le rêve du garçon, vivait et continuait à virevolter dans son esprit, au milieu de cet enfer froid et désolé.
Il attend. Attend encore et encore. Les secondes laissent place aux minutes, et les minutes aux heures. Elles s’égrènent dans une lenteur presque insoutenable.
Quand enfin, enfin, le camion s’immobilise, le garçon est transi de froid. Maman lui manque. Le contact des autres autour de lui, l’oppresse un peu plus chaque seconde. Sa conscience s’étrécit et se comprime. Sa vision est brouillée, ses poumons atrophiés. Il ne peut même plus compter.
Les portes s’ouvrent bruyamment, le faisant un peu plus s’enfoncer dans sa panique grandissante. Le doute s’insinue un peu plus en lui quant à la réalisation de son rêve. Il tourne, et tourbillonne dans son esprit. Perçant la bulle vive et chaleureuse de son songe. Ce dernier d’écoulant hors de lui, le glaçant de plus en plus.
Les hurlements graves des hommes à la spirale remplissent de nouveau l’air, alors qu’ils sont tous poussés hors du camion. Le garçon est entraîné dans un labyrinthe d’interminables couloirs. Un homme leur hurle de continuer à avancer. Le garçon voit un autre rire avec son compagnon. Un autre qui tourne les talons l’air malade. Tant d’émotions contradictoires lui font un peu plus tourner la tête.
La pièce dans laquelle ils doivent rentrer est sombre et malodorante. Les murs gris sont recouverts de trace de griffures. Les respirations autour de lui s’accélèrent et un vent de panique vient balayer le petit groupe tremblant. Les cris et les gémissements se multiplient. Mais le garçon reste muet. La lourde porte claque derrière l’homme à cette spirale infernale. Le sifflement qui emplit alors l’atmosphère est semblable à un cri d’agonie.
Le souffle du garçon s’accélère. Il manque d’air. Les cris des personnes autour de lui fusent et viennent se mélanger au sifflement au-dessus de leurs têtes.
La douleur et la peur saisissent le garçon, renfermant leurs mains ténébreuses sur lui. Et tandis que la souffrance explose dans son crâne, le garçon se laisse glisser sur le sol. Ses genoux percutent le béton armé. Ses mains se pressent sur sa tête. Et soudainement, alors que ses poumons cherchent désespérément de l’air, que l’horreur le transperce, que la peur s’ancre un peu plus en lui, que le peu de force qu’il lui reste l’abandonne, le garçon ouvre la bouche. Il ouvre la bouche et pour la première fois de sa vie, il prononce un son. Mais il ne parle pas. Ne prononce pas de mots. Le cri qui s’échappe de ses lèvres, fuse dans l’air et vient se joindre au chœur désespéré s’élevant dans la pièce.
Le garçon hurle sans discontinuité. Il hurle jusqu’à ce que la dernière goulée d’air sorte de sa bouche. Et sa main tombe. Tombe sur le sol glacé, couvert de griffures, brisant sa vie et déchirant son rêve. Et cela à cause du rêve malsain d’un autre…
Juliette COULOMB, Lycée Notre-Dame de La Merci Montpellier.
Esprit d'hiver
Je me croise dans un reflet, et je ne me reconnais plus. Mon apparence s’est transformée. Je suis devenue une créature de vapeur et de lumière, une illusion dont l’image ricoche habilement sur les glaces, jetant de la poudre aux yeux de tous. Quelque chose a fleuri en moi, une rose blanche aux pétales veloutés, et cela se reflète dans ma posture. Je me dérobe à la réalité, j’appartiens maintenant tout entière à l’onirisme. J’aime cela. J’aime être insaisissable, j’aime que l’on m’admire, que l’on me pense inatteignable. J’aime être une étoile.
Mon corps scintille de paillettes glacées. Elles accrochent les éclats de la lumière. Les plumes sur ma poitrine palpitent au rythme de mon cœur. Je relève le menton, scrutant du coin de l’œil la courbe de mon cou qui se dessine sur mon reflet. Je m’impressionne. En fait, je ne me suis jamais trouvée aussi impressionnante. Depuis combien de temps rêvais-je de cela ?
Toute petite déjà, l’hiver, j’étudiais la valse de la neige qui dégringolait dans le parc. Ce n’était pas la blancheur que j’enviais, mais la grâce du flocon. Son mouvement léger. Je brûlais d’atteindre la même délicatesse. Je n’étais alors rien, ou pas grand-chose. Un vilain petit canard, un drôle d’oiseau. Une anomalie que l’on regardait de haut. J’avais des rêves qui dépassaient l’entendement. Derrière mes yeux sombres, ma tête bourdonnait déjà d’idées auxquelles j’étais seule à croire. Je passais des journées entières dans le jardin public, âme silencieuse effleurant songeusement les plis de nacre de l’étang. C’était ici que l’on pouvait me trouver, qu’importait le temps.
Et parfois, en ce lieu, il m’arrivait d’assister à un moment rare, d’une grâce absolue : au cœur de l’hiver, le soleil levant teintait le monde d’une lumière liquide, et chaque petit globe de rosée s’illuminait sur les branches des arbres glacés. J’étais là, quelquefois, à l’aube, déjà loin du sommeil, m’emplissant le cœur de cette merveille. La beauté me coupait le souffle. Puis, lorsque le jour s’ouvrait, j’observais l’éveil des insectes, des grenouilles, et des petits oiseaux frigorifiés qui s’animaient autour du lac. Toute l’harmonie que j’enviais résidait ici.
Peu à peu, j’avais appris à tirer parti de chaque saison, à comprendre la beauté cachée dans tous les changements de la nature qui se dévoilaient avec lenteur. Au printemps, le ballet des fleurs blanches de cerisiers pleuvant sur les eaux me fascinait. L’été, c’était les rayons d’or se faufilant entre les branches qui m’inspiraient. Je voulais rivaliser avec le soleil, et éblouir autant que lui. Et puis l’automne, j’égarais mon regard dans les nuances perle des nuages. Je savais alors que le froid se rapprochait, et que dès lors, le cycle recommencerait, inlassable. Je comptais les jours, sage, patiente, mais inflexible quant à mes rêves. J’étais déjà convaincue que je les réaliserais.
La nuit, lovée dans un rayon de lune, je laissais mon imagination m’engloutir. Elle rejouait le même songe tous les soirs. Les images étaient chaque fois plus nettes, plus proches de la réalité. Sous mes paupières closes, la scène prenait vie, s’incendiait. Je devenais un corps céleste - le plus brillant de la galaxie. Au petit matin, je m’éveillais avec la même obsession. Toujours. Elle ne me quittait plus, jusqu’à se confondre avec ma chair. Plus le temps passait, plus je devenais l’incarnation de ma volonté. Mon corps n’était plus voué qu’à la splendeur. Discrète et maladroite au début, je prenais lentement de l’allure. Mes mouvements fendaient l’air avec souplesse. Je n’osais toujours pas confier mon désir secret à qui que ce soit, mais chaque nouvelle avancée m’inondait de joie. Mon bonheur devait se lire dans mon attitude.
Est-ce que tout cela est bien réel ? Je frissonne, ma respiration s’emballe, le flou des bavardages me parvient, lointain. Ce ne peut être une mascarade. Je m’apprête vraiment à exaucer mon souhait. Chaque petite pièce de mon projet se range minutieusement à sa place. Dans ma tête, je passe en revue tous les détails, toutes les épreuves, tous les rouages de mon ambition qui se sont enclenchés les uns dans les autres pour me conduire ici et maintenant. Je suis épatée. La certitude d’être exactement là où je suis censée être se faufile dans mon système sanguin puis fuse dans mes veines à chaque battement de cœur. Bientôt, elle envahit tous les recoins de mon corps.
Ce corps qui ne s’est jamais brisé, qui m’a toujours portée. Je lui voue une confiance aveugle. Le moment venu, je sais qu’il ne tremblera pas. Je suis brodée de force et d’assurance. Je vais prendre mon envol. Je vais effleurer la voûte céleste.
Combien de fois, alors que je glissais sur le lac, ne m’avait-on pas comparée à un ange ? Une silhouette blanche, pure, sur le point de quitter la terre pour se déployer dans le ciel. Mais toujours retenue d’un fil à la surface. Aujourd’hui, je brise ce lien. Quelle sensation cela va-t-il provoquer chez moi ? Vais-je transcender l’espace ? Vais-je cesser d’exister et passer définitivement dans l’irréel, mon corps matériel devenant désormais inutile ? Vais-je me décomposer en particules de lumière qui partiront s’échouer dans un ciel de cristal ? Peut-être que plus rien ne sera en mesure d’arrêter mon ascension. Peut-être que ceci est mon dernier chant, et qu’ensuite je m’évaporerai. Je me plonge dans cette idée pendant une fraction de seconde. Le fait de demeurer une étrangeté éternelle me séduit.
Mais, en vérité, ce n’est pas cela que je veux. Je vivrai et je brûlerai de joie. Je continuerai d’évoluer et de me réaliser chaque jour, et ce jusqu’au dernier. Voilà mon avenir. Il est inscrit dans un endroit obscur et très ancien, tout au fond de mon être. Peut-être l’ai-je créé de toute pièce, ou peut-être était-il là bien avant ma naissance. Toujours est-il, je le ressens qui pulse faiblement, prêt à s’accomplir. Mais pour l’heure, je dois me concentrer sur mon objectif.
Je secoue mes muscles engourdis, je m’ébroue. Dans quelques minutes, je m’élancerai. Une ou deux plumes duveteuses se détachent de ma parure et tournoient lentement dans le vide. Elles me font penser aux flocons de mon enfance. Je jette un œil à ceux et celles qui m’entourent. Ils bruissent de chuchotements, d’excitation. Des regards soulignés d’un trait noir élégant se posent sur moi. Ils ne font aucune remarque, ils savent ce que je m’apprête à faire et ne me jugent pas pour cela. L’une d’eux se détache des autres. Ses plumes sont d’encre, elle semble faite d’ombre et d’apparat. Elle m’adresse un signe de tête majestueux. Ses yeux de jais animés d’une lueur magnétique me glissent longuement dessus, comme pour me donner du courage. Une solidarité animale nous unit. Nous sommes comme des sœurs depuis notre plus jeune âge. Pourtant, nous n’avons pas une seule goutte de sang en commun. Nous sommes deux espèces différentes, nous nous opposons en tout point. Je devrais peut-être la détester, la considérer comme une rivale. Mais j’en suis incapable.
Tous ceux qui m’entourent ici sont ma famille. Les liens qui nous connectent les uns aux autres demeurent incompréhensibles à de simples humains. Nous nous mouvons ensemble, nous communiquons par des gestes et des battements de cils.
Je prends mon souffle pleinement une dernière fois avant d’accomplir mon rêve. Un parfum de givre et de brume gonfle mes poumons. Je suis une comète. Je vais exploser dans les airs et traverser le ciel nocturne en une longue et impeccable ligne blanche.
Après toute cette patience obstinée, je vais enfin pouvoir mettre à profit ce long cou blanc et ces yeux d’onyx. Dans mon dos, ce sont d’immenses ailes de velours ivoire qui s’apprêtent à se déployer. Je tends le visage vers le ciel, tremblotante d’impatience. Mon cœur est sur le point d’éclater. Nichée en son creux, une flamme blanche ondule, prête à jaillir. Je vais m’envoler ! Je vais m’envoler, prodigieux oiseau de neige ! Une créature opaline comme la pleine lune, un cygne, car oui, je suis un cygne. Je suis un cygne sur le point de connaître la sensation de vertige, le vent qui s’entremêle dans mes plumes. Un cygne de grâce, de glace.
Ce soir, la métamorphose s’accomplit. Je ne suis plus Claire, la toute nouvelle danseuse étoile du ballet, les cheveux tirés dans un chignon complexe et la peau lustrée d’une brume argentée. Je suis Odette, la princesse des cygnes du lac, toute en plumes blanches et rêves d’enfance. Rêves que je réalise en posant la pointe de mon chausson satiné sur le tapis noir de la scène. Et la poudre pâle couvrant mon visage ne peut masquer les couleurs dont il s’emplit, au moment où, débordante de bonheur, je danse pour la première fois en tant qu’étoile sur la scène de l’Opéra.
Mon corps scintille de paillettes glacées. Elles accrochent les éclats de la lumière. Les plumes sur ma poitrine palpitent au rythme de mon cœur. Je relève le menton, scrutant du coin de l’œil la courbe de mon cou qui se dessine sur mon reflet. Je m’impressionne. En fait, je ne me suis jamais trouvée aussi impressionnante. Depuis combien de temps rêvais-je de cela ?
Toute petite déjà, l’hiver, j’étudiais la valse de la neige qui dégringolait dans le parc. Ce n’était pas la blancheur que j’enviais, mais la grâce du flocon. Son mouvement léger. Je brûlais d’atteindre la même délicatesse. Je n’étais alors rien, ou pas grand-chose. Un vilain petit canard, un drôle d’oiseau. Une anomalie que l’on regardait de haut. J’avais des rêves qui dépassaient l’entendement. Derrière mes yeux sombres, ma tête bourdonnait déjà d’idées auxquelles j’étais seule à croire. Je passais des journées entières dans le jardin public, âme silencieuse effleurant songeusement les plis de nacre de l’étang. C’était ici que l’on pouvait me trouver, qu’importait le temps.
Et parfois, en ce lieu, il m’arrivait d’assister à un moment rare, d’une grâce absolue : au cœur de l’hiver, le soleil levant teintait le monde d’une lumière liquide, et chaque petit globe de rosée s’illuminait sur les branches des arbres glacés. J’étais là, quelquefois, à l’aube, déjà loin du sommeil, m’emplissant le cœur de cette merveille. La beauté me coupait le souffle. Puis, lorsque le jour s’ouvrait, j’observais l’éveil des insectes, des grenouilles, et des petits oiseaux frigorifiés qui s’animaient autour du lac. Toute l’harmonie que j’enviais résidait ici.
Peu à peu, j’avais appris à tirer parti de chaque saison, à comprendre la beauté cachée dans tous les changements de la nature qui se dévoilaient avec lenteur. Au printemps, le ballet des fleurs blanches de cerisiers pleuvant sur les eaux me fascinait. L’été, c’était les rayons d’or se faufilant entre les branches qui m’inspiraient. Je voulais rivaliser avec le soleil, et éblouir autant que lui. Et puis l’automne, j’égarais mon regard dans les nuances perle des nuages. Je savais alors que le froid se rapprochait, et que dès lors, le cycle recommencerait, inlassable. Je comptais les jours, sage, patiente, mais inflexible quant à mes rêves. J’étais déjà convaincue que je les réaliserais.
La nuit, lovée dans un rayon de lune, je laissais mon imagination m’engloutir. Elle rejouait le même songe tous les soirs. Les images étaient chaque fois plus nettes, plus proches de la réalité. Sous mes paupières closes, la scène prenait vie, s’incendiait. Je devenais un corps céleste - le plus brillant de la galaxie. Au petit matin, je m’éveillais avec la même obsession. Toujours. Elle ne me quittait plus, jusqu’à se confondre avec ma chair. Plus le temps passait, plus je devenais l’incarnation de ma volonté. Mon corps n’était plus voué qu’à la splendeur. Discrète et maladroite au début, je prenais lentement de l’allure. Mes mouvements fendaient l’air avec souplesse. Je n’osais toujours pas confier mon désir secret à qui que ce soit, mais chaque nouvelle avancée m’inondait de joie. Mon bonheur devait se lire dans mon attitude.
Est-ce que tout cela est bien réel ? Je frissonne, ma respiration s’emballe, le flou des bavardages me parvient, lointain. Ce ne peut être une mascarade. Je m’apprête vraiment à exaucer mon souhait. Chaque petite pièce de mon projet se range minutieusement à sa place. Dans ma tête, je passe en revue tous les détails, toutes les épreuves, tous les rouages de mon ambition qui se sont enclenchés les uns dans les autres pour me conduire ici et maintenant. Je suis épatée. La certitude d’être exactement là où je suis censée être se faufile dans mon système sanguin puis fuse dans mes veines à chaque battement de cœur. Bientôt, elle envahit tous les recoins de mon corps.
Ce corps qui ne s’est jamais brisé, qui m’a toujours portée. Je lui voue une confiance aveugle. Le moment venu, je sais qu’il ne tremblera pas. Je suis brodée de force et d’assurance. Je vais prendre mon envol. Je vais effleurer la voûte céleste.
Combien de fois, alors que je glissais sur le lac, ne m’avait-on pas comparée à un ange ? Une silhouette blanche, pure, sur le point de quitter la terre pour se déployer dans le ciel. Mais toujours retenue d’un fil à la surface. Aujourd’hui, je brise ce lien. Quelle sensation cela va-t-il provoquer chez moi ? Vais-je transcender l’espace ? Vais-je cesser d’exister et passer définitivement dans l’irréel, mon corps matériel devenant désormais inutile ? Vais-je me décomposer en particules de lumière qui partiront s’échouer dans un ciel de cristal ? Peut-être que plus rien ne sera en mesure d’arrêter mon ascension. Peut-être que ceci est mon dernier chant, et qu’ensuite je m’évaporerai. Je me plonge dans cette idée pendant une fraction de seconde. Le fait de demeurer une étrangeté éternelle me séduit.
Mais, en vérité, ce n’est pas cela que je veux. Je vivrai et je brûlerai de joie. Je continuerai d’évoluer et de me réaliser chaque jour, et ce jusqu’au dernier. Voilà mon avenir. Il est inscrit dans un endroit obscur et très ancien, tout au fond de mon être. Peut-être l’ai-je créé de toute pièce, ou peut-être était-il là bien avant ma naissance. Toujours est-il, je le ressens qui pulse faiblement, prêt à s’accomplir. Mais pour l’heure, je dois me concentrer sur mon objectif.
Je secoue mes muscles engourdis, je m’ébroue. Dans quelques minutes, je m’élancerai. Une ou deux plumes duveteuses se détachent de ma parure et tournoient lentement dans le vide. Elles me font penser aux flocons de mon enfance. Je jette un œil à ceux et celles qui m’entourent. Ils bruissent de chuchotements, d’excitation. Des regards soulignés d’un trait noir élégant se posent sur moi. Ils ne font aucune remarque, ils savent ce que je m’apprête à faire et ne me jugent pas pour cela. L’une d’eux se détache des autres. Ses plumes sont d’encre, elle semble faite d’ombre et d’apparat. Elle m’adresse un signe de tête majestueux. Ses yeux de jais animés d’une lueur magnétique me glissent longuement dessus, comme pour me donner du courage. Une solidarité animale nous unit. Nous sommes comme des sœurs depuis notre plus jeune âge. Pourtant, nous n’avons pas une seule goutte de sang en commun. Nous sommes deux espèces différentes, nous nous opposons en tout point. Je devrais peut-être la détester, la considérer comme une rivale. Mais j’en suis incapable.
Tous ceux qui m’entourent ici sont ma famille. Les liens qui nous connectent les uns aux autres demeurent incompréhensibles à de simples humains. Nous nous mouvons ensemble, nous communiquons par des gestes et des battements de cils.
Je prends mon souffle pleinement une dernière fois avant d’accomplir mon rêve. Un parfum de givre et de brume gonfle mes poumons. Je suis une comète. Je vais exploser dans les airs et traverser le ciel nocturne en une longue et impeccable ligne blanche.
Après toute cette patience obstinée, je vais enfin pouvoir mettre à profit ce long cou blanc et ces yeux d’onyx. Dans mon dos, ce sont d’immenses ailes de velours ivoire qui s’apprêtent à se déployer. Je tends le visage vers le ciel, tremblotante d’impatience. Mon cœur est sur le point d’éclater. Nichée en son creux, une flamme blanche ondule, prête à jaillir. Je vais m’envoler ! Je vais m’envoler, prodigieux oiseau de neige ! Une créature opaline comme la pleine lune, un cygne, car oui, je suis un cygne. Je suis un cygne sur le point de connaître la sensation de vertige, le vent qui s’entremêle dans mes plumes. Un cygne de grâce, de glace.
Ce soir, la métamorphose s’accomplit. Je ne suis plus Claire, la toute nouvelle danseuse étoile du ballet, les cheveux tirés dans un chignon complexe et la peau lustrée d’une brume argentée. Je suis Odette, la princesse des cygnes du lac, toute en plumes blanches et rêves d’enfance. Rêves que je réalise en posant la pointe de mon chausson satiné sur le tapis noir de la scène. Et la poudre pâle couvrant mon visage ne peut masquer les couleurs dont il s’emplit, au moment où, débordante de bonheur, je danse pour la première fois en tant qu’étoile sur la scène de l’Opéra.
Maud ARGUILLERE, Lycée Nevers.