Pour sa deuxième édition, le thème du concours est "Demain...". Un thème très vaste qui permet aux participants de proposer des textes alliant science-fiction, avenir, réflexions philosophiques etc. Encore un champs de possibilités d'écriture pour nos participants.
La Promesse du lendemain
La bouche sèche, les mains un peu tremblantes, ses pensées étaient animées d'un feu si destructeur qu'il ne parvenait même plus à sentir le moindre membre de son corps. Et la douleur mentale ne tarda pas à se transformer en douleur physique, un furieux mal de crâne le prenant par surprise.
Ses perceptions revinrent lorsque ses paupières s'écartèrent, et qu'il vit le plafond danser devant ses yeux. Machinalement, il tendit le bras, et enfourcha ses lunettes sur son nez. Quelques secondes plus tard, le clapotis de l'eau et le bruit du cachet d'aspirine heurtant le fond du verre se firent entendre, puis celui de la déglutition des matins difficiles. Tous ses matins depuis un an maintenant.
Après un vertige, il laissa tomber sa tête dans l'évier, l'eau glacée remettant partiellement ses idées en place. Un café, un rasage plus que médiocre, un rapide coup d’œil vers le cadre-photo qui trônait sur la table basse, et la porte claqua derrière lui, le froid polaire des matinées d'hiver s'infiltrant malgré son geste brusque.
Les arrêts défilèrent les uns après les autres, et il resta debout, agrippé à la barre, les yeux rivés sur le petit bonhomme qui jouait sur les jambes de sa mère, ses babillements innocents le pénétrant férocement. La femme caressa les boucles blondes avec tendresse, un large sourire sur son visage. Enfin, les portes s'ouvrirent sur la bouche de métro vide à cette heure, et il s'éclipsa, incapable d'assister à la scène ne serait-ce qu'une seule seconde de plus.
Toutes ces péripéties n'étaient que le début d'une autre longue et harassante journée de travail pour lui. Même si la plupart des gens ont du mal à imaginer en quoi travailler dans un centre pour personnes âgées a de si horrible, un avis partagé par nombre de ses collègues, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Mais ne nous méprenons pas. S'occuper des gens qui ont besoin d'aide reste l'oeuvre la plus noble de la part d'un être humain. Il faut les écouter, les aider à rapprocher la cuillère de leur bouche, les tenir au courant des actualités d'un monde dont ils ont été exclus malgré eux, leur tenir compagnie. C'est éventuellement s'attacher à certains d'entre eux le ver qui se fraie un chemin dans la pomme saine. Et c'était ce qui lui était arrivé. La pomme était rongée jusqu'au trognon, le ver assez long pour en faire le tour et sceller son étreinte. Bientôt peut-être, il n'en resterait plus rien, seulement quelques pépins.
– Robin, tu dors debout ?
Clara, une de ses collègues, le secoua par l'épaule, et il reprit ses esprits.
– Ça fait bien trente secondes que je te tiens la porte, tu rentres ou pas ? C'est pas encore l'heure de ta pause clope, à ce que je sache...
– Désolée, j'avais la tête ailleurs, fit-il en se frottant les yeux frénétiquement, histoire d'y voir un peu plus clair.
Il la suivit à l'intérieur, échappant ainsi au souffle saisissant du vent dans sa nuque.
Il n'irait pas jusqu'à dire que le hall d'accueil du centre était animé, mais il y avait beaucoup plus de vie que dans tous les dortoirs prolongeant la salle commune réunis. C'est là où l'on trouve encore quelques jeunes, vous savez.
Il salua la réceptionniste qui sirotait son café passivement, et échangea une poignée de mains et quelques mots avec l'homme de ménage, avant de passer la porte réservée au personnel. Quand il en ressortit, le long manteau noir avait laissé place à cette tenue blanche immaculée, blanc hôpital.
Après les portes battantes, il y avait un autre monde. Un monde de silence, de médiocrité, aussi. Et son travail, c'était de le rendre le moins pénible possible. Il soupira une fois, son cœur se serrant par avance, et franchit la frontière invisible.
– Bonjour Monsieur Martin ! Vous allez bien ? demanda-t-il, prenant un ton enjoué.
Le vieil homme qui sortait de sa chambre sourit lentement, et acquiesça. Robin savait qu'il ne l'avait pas entendu, mais fit comme si de rien n'était. En quelques enjambées, il atteint le réfectoire, cherchant Clara des yeux.
– Ah, te voilà !
– Tu as besoin d'aide ? demanda-t-elle alors qu'elle ouvrait les rideaux, laissant le pâle soleil d'hiver réchauffer la pièce.
– Je la cherche. Tu l'as vue ? Elle est réveillée ?
– Oui, tu sais bien qu'elle est matinale... Elle est toujours au même endroit, regarde.
D'un coup d’œil, elle montra le fond du couloir, et retourna vaquer à ses occupations. Robin l'aperçut, et se sentit soulagé. Qu'aurait-il fait si elle ne s'était pas réveillée ?
Léa Marchand, arrivée en même temps que lui au centre un an auparavant, mais pas pour les mêmes raisons. La maladie d'Alzheimer l'avait frappée, et en seulement quelques mois, Robin avait été témoin de la transformation de cette retraitée pleine de vie au rire facile et aux joues rosées en une femme fragile, de moins en moins sensible à ce qui l'entourait, dont la pâleur l'effrayait toujours plus. On ne pouvait la trouver ailleurs qu'à l'extrémité de ce même couloir, assise sur cette même chaise, scrutant à travers la fenêtre ce même horizon. Tout le monde la voyait, mais personne ne la comprenait vraiment. Déjà que la vie à cet âge n'avait rien d'extraordinaire, alors pourquoi la réduire à un tel état végétatif ?
Cette perpétuelle contemplation était la plus belle chose que Robin n'ait jamais vu. Non, aucun autre résident n'avait un jour agi de la sorte. Car aucun autre n'avait encore espoir, tandis qu'elle s'y accrochait fermement, si fort que Robin se demandait parfois si ce n'était pas la seule chose qui la gardait éveillée. Il fallait avoir un immense courage pour oser sonder l'horizon de la sorte, pour croire en l'avenir à ce point. La maladie avait peut-être tout balayé sur son passage, mais une chose était restée ancrée en elle, une seule, et c'était la promesse du lendemain. Il s'approcha d'elle lentement, et s'apprêta à lui adresser la parole, sans en avoir le temps.
– Bonjour, Robin. fit-elle de sa voix douce, sans pour autant se tourner vers lui.
– Vous saviez que j'étais là ? s'étonna-t-il.
– Je sais que tu viens me voir tous les jours, mon petit. C'est bien. C'est honnête de ta part.
Robin s'assit à côté d'elle, et plongea ses yeux dans les émeraudes de Léa.
– Qu'est-ce que cela me ferait plaisir que mon fils vienne me voir tous les jours, comme toi ! se réjouit-elle dans un murmure, un léger sourire se dessinant sur son visage.
Son courage, ça avait toujours été lui.
– Il viendra demain, il avait sûrement beaucoup de travail aujourd'hui. Ce n'est pas grave. Allons Robin, couchez-moi tôt, je veux être toute pimpante pour lui !
Ce fils, ou le souvenir d'un fils, c'était tout ce qui lui restait.
–Tu sais Robin, c'est ce qu'il m'a promis qu'il viendrait ! Mais c'est un homme important... Je ne peux pas le déranger avec mes petits tracas du quotidien.
Elle vivait à travers lui, pour lui, sans lui.
– Voyons, quelle est cette mine triste que vous avez là, Robin ? On dirait mon fils qui va partir à l'école !
Il était la promesse du lendemain.
– Soyez assurée, Léa, il a juré de venir vous voir, vous le répétez sans cesse... corrigea-t-il, des frissons dans l'échine.
Un tel dévouement existait donc ?
– Ah oui, c'est vrai, ajouta Léa, abandonnant Robin pour s'immerger à nouveau dans sa vie de statue.
La discussion s'arrêtait là. Qu'avait-elle de plus à dire à l'étranger que Robin était ? Et puis, ce n'est pas comme si elle n'allait jamais le revoir. À contrario, elle attendait son fils, et surveiller l'horizon le ferait sûrement venir plus vite.
Robin se leva, la mort dans l'âme. Oui, il serait encore là demain, lui. Il l'avait toujours été. En observant ces cheveux blancs éclairés par les rayons du soleil briller de mille feux, il repensa à la femme et à son petit garçon dans le métro. Sur son badge, on pouvait lire ceci : Marchand Robin, aide-soignant.
"À demain, maman."
Pauline Meyer.
Ses perceptions revinrent lorsque ses paupières s'écartèrent, et qu'il vit le plafond danser devant ses yeux. Machinalement, il tendit le bras, et enfourcha ses lunettes sur son nez. Quelques secondes plus tard, le clapotis de l'eau et le bruit du cachet d'aspirine heurtant le fond du verre se firent entendre, puis celui de la déglutition des matins difficiles. Tous ses matins depuis un an maintenant.
Après un vertige, il laissa tomber sa tête dans l'évier, l'eau glacée remettant partiellement ses idées en place. Un café, un rasage plus que médiocre, un rapide coup d’œil vers le cadre-photo qui trônait sur la table basse, et la porte claqua derrière lui, le froid polaire des matinées d'hiver s'infiltrant malgré son geste brusque.
Les arrêts défilèrent les uns après les autres, et il resta debout, agrippé à la barre, les yeux rivés sur le petit bonhomme qui jouait sur les jambes de sa mère, ses babillements innocents le pénétrant férocement. La femme caressa les boucles blondes avec tendresse, un large sourire sur son visage. Enfin, les portes s'ouvrirent sur la bouche de métro vide à cette heure, et il s'éclipsa, incapable d'assister à la scène ne serait-ce qu'une seule seconde de plus.
Toutes ces péripéties n'étaient que le début d'une autre longue et harassante journée de travail pour lui. Même si la plupart des gens ont du mal à imaginer en quoi travailler dans un centre pour personnes âgées a de si horrible, un avis partagé par nombre de ses collègues, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Mais ne nous méprenons pas. S'occuper des gens qui ont besoin d'aide reste l'oeuvre la plus noble de la part d'un être humain. Il faut les écouter, les aider à rapprocher la cuillère de leur bouche, les tenir au courant des actualités d'un monde dont ils ont été exclus malgré eux, leur tenir compagnie. C'est éventuellement s'attacher à certains d'entre eux le ver qui se fraie un chemin dans la pomme saine. Et c'était ce qui lui était arrivé. La pomme était rongée jusqu'au trognon, le ver assez long pour en faire le tour et sceller son étreinte. Bientôt peut-être, il n'en resterait plus rien, seulement quelques pépins.
– Robin, tu dors debout ?
Clara, une de ses collègues, le secoua par l'épaule, et il reprit ses esprits.
– Ça fait bien trente secondes que je te tiens la porte, tu rentres ou pas ? C'est pas encore l'heure de ta pause clope, à ce que je sache...
– Désolée, j'avais la tête ailleurs, fit-il en se frottant les yeux frénétiquement, histoire d'y voir un peu plus clair.
Il la suivit à l'intérieur, échappant ainsi au souffle saisissant du vent dans sa nuque.
Il n'irait pas jusqu'à dire que le hall d'accueil du centre était animé, mais il y avait beaucoup plus de vie que dans tous les dortoirs prolongeant la salle commune réunis. C'est là où l'on trouve encore quelques jeunes, vous savez.
Il salua la réceptionniste qui sirotait son café passivement, et échangea une poignée de mains et quelques mots avec l'homme de ménage, avant de passer la porte réservée au personnel. Quand il en ressortit, le long manteau noir avait laissé place à cette tenue blanche immaculée, blanc hôpital.
Après les portes battantes, il y avait un autre monde. Un monde de silence, de médiocrité, aussi. Et son travail, c'était de le rendre le moins pénible possible. Il soupira une fois, son cœur se serrant par avance, et franchit la frontière invisible.
– Bonjour Monsieur Martin ! Vous allez bien ? demanda-t-il, prenant un ton enjoué.
Le vieil homme qui sortait de sa chambre sourit lentement, et acquiesça. Robin savait qu'il ne l'avait pas entendu, mais fit comme si de rien n'était. En quelques enjambées, il atteint le réfectoire, cherchant Clara des yeux.
– Ah, te voilà !
– Tu as besoin d'aide ? demanda-t-elle alors qu'elle ouvrait les rideaux, laissant le pâle soleil d'hiver réchauffer la pièce.
– Je la cherche. Tu l'as vue ? Elle est réveillée ?
– Oui, tu sais bien qu'elle est matinale... Elle est toujours au même endroit, regarde.
D'un coup d’œil, elle montra le fond du couloir, et retourna vaquer à ses occupations. Robin l'aperçut, et se sentit soulagé. Qu'aurait-il fait si elle ne s'était pas réveillée ?
Léa Marchand, arrivée en même temps que lui au centre un an auparavant, mais pas pour les mêmes raisons. La maladie d'Alzheimer l'avait frappée, et en seulement quelques mois, Robin avait été témoin de la transformation de cette retraitée pleine de vie au rire facile et aux joues rosées en une femme fragile, de moins en moins sensible à ce qui l'entourait, dont la pâleur l'effrayait toujours plus. On ne pouvait la trouver ailleurs qu'à l'extrémité de ce même couloir, assise sur cette même chaise, scrutant à travers la fenêtre ce même horizon. Tout le monde la voyait, mais personne ne la comprenait vraiment. Déjà que la vie à cet âge n'avait rien d'extraordinaire, alors pourquoi la réduire à un tel état végétatif ?
Cette perpétuelle contemplation était la plus belle chose que Robin n'ait jamais vu. Non, aucun autre résident n'avait un jour agi de la sorte. Car aucun autre n'avait encore espoir, tandis qu'elle s'y accrochait fermement, si fort que Robin se demandait parfois si ce n'était pas la seule chose qui la gardait éveillée. Il fallait avoir un immense courage pour oser sonder l'horizon de la sorte, pour croire en l'avenir à ce point. La maladie avait peut-être tout balayé sur son passage, mais une chose était restée ancrée en elle, une seule, et c'était la promesse du lendemain. Il s'approcha d'elle lentement, et s'apprêta à lui adresser la parole, sans en avoir le temps.
– Bonjour, Robin. fit-elle de sa voix douce, sans pour autant se tourner vers lui.
– Vous saviez que j'étais là ? s'étonna-t-il.
– Je sais que tu viens me voir tous les jours, mon petit. C'est bien. C'est honnête de ta part.
Robin s'assit à côté d'elle, et plongea ses yeux dans les émeraudes de Léa.
– Qu'est-ce que cela me ferait plaisir que mon fils vienne me voir tous les jours, comme toi ! se réjouit-elle dans un murmure, un léger sourire se dessinant sur son visage.
Son courage, ça avait toujours été lui.
– Il viendra demain, il avait sûrement beaucoup de travail aujourd'hui. Ce n'est pas grave. Allons Robin, couchez-moi tôt, je veux être toute pimpante pour lui !
Ce fils, ou le souvenir d'un fils, c'était tout ce qui lui restait.
–Tu sais Robin, c'est ce qu'il m'a promis qu'il viendrait ! Mais c'est un homme important... Je ne peux pas le déranger avec mes petits tracas du quotidien.
Elle vivait à travers lui, pour lui, sans lui.
– Voyons, quelle est cette mine triste que vous avez là, Robin ? On dirait mon fils qui va partir à l'école !
Il était la promesse du lendemain.
– Soyez assurée, Léa, il a juré de venir vous voir, vous le répétez sans cesse... corrigea-t-il, des frissons dans l'échine.
Un tel dévouement existait donc ?
– Ah oui, c'est vrai, ajouta Léa, abandonnant Robin pour s'immerger à nouveau dans sa vie de statue.
La discussion s'arrêtait là. Qu'avait-elle de plus à dire à l'étranger que Robin était ? Et puis, ce n'est pas comme si elle n'allait jamais le revoir. À contrario, elle attendait son fils, et surveiller l'horizon le ferait sûrement venir plus vite.
Robin se leva, la mort dans l'âme. Oui, il serait encore là demain, lui. Il l'avait toujours été. En observant ces cheveux blancs éclairés par les rayons du soleil briller de mille feux, il repensa à la femme et à son petit garçon dans le métro. Sur son badge, on pouvait lire ceci : Marchand Robin, aide-soignant.
"À demain, maman."
Pauline Meyer.
Demain...
Les faits que je me hâte de vous relater se sont déroulés de nos jours, dans une contrée lointaine et encore peu explorée par l'homme, au cœur de paysages d'une magnificence terrifique et mystérieuse qui fait chavirer les yeux et l'âme de tout grand poète. Ils prennent place dans le grand Nord de la terre du soleil de minuit, également nommée Alaska, au sud-est de l'humble ville d'Utqiagvik et bien au nord de Fort Yucon. C'était là, caché dans les entrailles d'un univers de glace où les flocons sont rois, que se tenait un campement illégal de braconniers, assoiffés de gloire.
En étudiant de plus près ces lieux, nous remarquons une conséquente bâtisse en assez piètre état. Il s'agit du refuge de ces chasseurs, dans lequel l'hospitalité leur est fournie dans une chambre individuelle, payée par avance bien entendu.
Dans ce logement de bois, soigneusement paré de bustes d'animaux polaires dont les yeux reflétaient encore la mort, se trouvait monsieur Omar Madeiro. Notre homme, un braconnier expert dans l'art du négoce de fourrures d'Amazonie, était venu du Brésil en quête de nouvelles marchandises rares et surprenantes. En effet, il avait ouï dire que la loutre de mer se vendait à prix d'or sur les marchés clandestins de Sitka, mais encore bien moins que l'ours blanc : le maître de la jungle arctique. Il s'imaginait déjà propriétaire d'une immense fortune en creusant ainsi le tombeau de ses proies. Mais n'allez pas penser là que ce monsieur Madeiro fut une abominable créature ! Il chérissait ces fruits de la nature et s'extasiait devant ces êtres indomptables et devant leur fatale destinée, prometteuse d'une brillante richesse. Il faut avouer que sans eux, sa vie prospère ne serait point... Il habitait donc en lui une fascination malsaine pour ces bêtes, une attirance brûlante qui le démangeait du matin au soir. C'est-à-dire qu'il estimait le magnifique et le raffinement sauvage, les inestimables trésors, tous les bijoux possibles et étincelants de la nature. Et surtout, il ne résistait pas à l'appel du gain, qui demeurait d'ailleurs son plus fidèle ami.
Cette profession élitiste lui convenait ainsi à merveille, il ne se lassait pas de la puissance qui émanait de lui lorsqu'il saignait ces fauves. Il savourait particulièrement le goût de l'épouvante chez ses victimes agonisantes comme on se délecte de la plus croustillante friandise, et un frisson d'émotion le parcourait alors. Il avait d'ailleurs pour habitude de photographier son travail achevé dans sa pellicule qu'il transportait donc pour chacune de ses expéditions.
Si vous trouviez cet individu d'une effroyable cruauté, il vous rétorquerait sûrement que ces frêles animaux auraient de toute manière péris d'une quelconque autre façon ; et que le monde pouvait bien sombrer dans un climat apocalyptique qu'il continuerait son travail pour recevoir son blé. À chacun sa façon de vivre !
Il parcourait donc d'ordinaire les labyrinthes de végétation qui lui offraient toujours de majestueux trophées, puis en récoltait les bénéfices auprès de quelques anonymes clients. Voilà en quoi se résumait son quotidien, et Dieu soit loué qu'il n'en fût autrement !
Cette soirée-là, alors qu'il se trouvait en train de feuilleter un journal datant déjà de trois jours paresseusement assis dans un fauteuil, une cacophonie soudaine attira son attention :
– Du jamais vu, vous dis-je ! Dans quelques heures, on ne verra même plus à un mètre !
– Une pareille tempête, c'est un vrai cauchemar ! Toutes les traces vont être recouvertes par la neige, et moi j'ai promis une dizaine de lapin blanc !
En tout cas une chose est sûre : impossible de braconner ce soir ni demain...
Omar porta son attention vers la fenêtre et découvrit effectivement des tourbillons de glace enneigés, tourmentés par des vents si puissants que tout le refuge en tremblait maintenant. Les sifflements menaçants de cette tornade de lumière opaque s'infiltraient par les frondaisons et faisaient vaciller la flamme crépitant dans la cheminée. Une atmosphère lugubre s'installa dans le refuge et peu à peu, ces messieurs se retirèrent dans leurs étroits appartements.
Omar quant à lui n'avait pas bougé d'un seul pouce. Il était comme figé devant ce spectacle surnaturel et si inaccoutumé pour lui. Il aurait bien pu rester là des heures durant s'il n'avait pas aperçu à travers la condensation de la vitre une tâche blanche, mouvante au loin dans le blizzard. Dans son esprit de prédateur, la réaction ne se fit point attendre : "Fantàstico ! Si c'est bien là un ours blanc, ma fortune est faite !" Mais la tempête qui faisait rage le dissuada quelque peu de sortir, puis, la richesse en perspective eut raison de lui et il courut se préparer en toute hâte pour sa mortelle expédition.
Une fois tout son massif équipement prêt, il enfourcha une solide motoneige et s'éloigna dans ce déchaînement des éléments. Le choc fut brutal : le froid lui mordait la peau du visage sans pitié tel un monstre féroce, des rafales de vent glaçaient ses membres engourdis sans parler de la faible visibilité qu'offrait ce décor. La neige épaisse ne rendait pas sa progression des plus aisées, mais Omar se montrait un homme robuste et peu à peu, il approcha du lieu où il avait cru apercevoir l'ours. Il coupa le moteur bourdonnant, saisit son fusil dernier cri et s'avança à pas de loup dans la poudreuse. Plusieurs heures passèrent, mais il savait y faire et prit son mal en patience. Et soudain, sortie du néant apparut la créature tant attendue. C'était le plus bel animal qui lui eut été donné de contempler. Ses pattes de velours se posaient gracieusement sur le sol de marbre, son pelage d'ivoire blanc semblait plus doux que des plumes et plus étincelant qu'une étoile dans la grésille, et les flocons s'y accrochaient comme pour saluer leur divinité. Cette éclatante apparition possédait un fin museau poivré orné de petites moustaches, deux oreilles rondes et claires comme des bulles d'eau douce, et des yeux vifs et perçants qui lui conféraient l'âme d'un homme. Cette somptueuse bête fit briller une larme d'excitation dans l’œil du braconnier. Puis Omar ajusta sa position et tira.
Le sang écarlate du malheureux jaillit sur la neige innocente comme sortit d'une fontaine et l'ours s'effondra. Omar attrapa sa caméra et, le sourire aux lèvres, immortalisa son visage sans vie. Puis il s'affaira pour accrocher ce gigantesque tas maculé de sang à son véhicule, en songeant goulûment au destin qui l'attendait. C'est seulement alors qu'il remarqua que le blizzard s'était densifié, si bien qu'il se trouvait enveloppé d'un nuage qui lui brouillait la vue et dont la froideur commençait à lui percer la peau. "Il est grand temps de rentrer !" songea-t-il. Il reprit son chemin pour rentrer, mais il était comme un aveugle pris au piège dans ce maelstrom obscur. Il poursuivit néanmoins sa route sans jamais céder aux caprices du vent glacial.
Alors qu'il filait sur la glace, un bruit sec se fit entendre dans les rouages de l'engin, qui rendit l'âme quelques secondes plus tard.
"Saleté de machine !" pesta la voix grave et furieuse d'Omar. Il en descendit et s'en approcha afin de soigner cet animal malade dont la mort risquait de lui coûter cher dans ce milieu hostile. Un craquement sourd résonna soudain derrière lui. Omar se releva d'un bond, tous ses sens en alerte, et avança de quelques misérables pas vers la source inconnue de ce bruit. Et sans qu'il ait même le temps de comprendre ce qui lui arrivait, la banquise céda et il fût brusquement précipité dans l'abîme de la mer arctique. Ce fût comme si la terre se refermait sur lui pour lui broyer les os. L'eau algide lui transperça tout le corps de ses lames tranchantes, son cœur asphyxié commença à suffoquer et le froid sembla lui dévorer la chair. Un hurlement strident resta bloqué dans sa gorge et lui comprima la poitrine. La mort en personne vint le lacérer de ses griffes gelées et ses membres beaucoup trop engourdis n'eurent pas la force de lutter. Sa tête n'était plus qu'une explosion de douleur qui l'empêchait de raisonner et l’entraînait inexorablement vers le fond. Des lumières dansaient déjà dans ses yeux boursouflés et des voix susurraient atrocement dans son esprit : ainsi il fût certain de sa mort prochaine. Au moins serait son supplice de brève durée.
Alors que son être entier agonisait, il crut sentir de fermes pattes l'empoigner et on le remonta à la surface. La lumière l'éblouie d'abord, puis il inspira de grandes bouffées d'air en toussotant et vomissant et s'extirpa à la force de ses bras hors de l'eau. Il se traîna ensuite péniblement jusqu'au véhicule resté là et, dans un état second, se saisit de ses affaires de secours qu'il avait pensé à prendre par miracle. Tremblant de froid, il se força à se dévêtir et enfila des vêtements bien chauds, s'entortilla comme un enfant effrayé sous une montagne de couvertures de survie, plaça sa tête ballante entre deux bouillottes préchauffées brûlantes et croqua dans une barre vitaminée. Il espérait ainsi éviter l'hypothermie, et par la même occasion ne pas sombrer dans la nuit éternelle. Il ferma ses paupières lourdes et se laissa divaguer entre les deux mondes. Au bout de quelques instants, une bouffée de chaleur se déversa en lui et Omar pût enfin souffler. Il n'avait jamais autant respiré la peur de toute sa vie, d'ailleurs il la sentait encore battre au fond de ses veines, prête à resurgir à la moindre occasion. Il rouvrit lentement ses yeux hagards et étouffa un cri d'horreur. À quelques mètres à peine de son visage se tenaient deux yeux perçants qui le toisaient froidement, appartenant à un gigantesque ours polaire couvert d'un liquide brunâtre qu'il prit pour du sang. Omar recula, épouvanté par ce qu'il croyait être une hallucination et se frotta vigoureusement les yeux. Mais l'ours se dressa de toute sa hauteur sur ses pattes arrières et comme dans un profond cauchemar se mit à s'exprimer :
– Où crois-tu aller comme ça ? C'est ainsi que tu me remercies de t'avoir sauvé de la noyade !?
– Que... Quoi ? balbutia Omar.
– J'attends au moins un peu de reconnaissance de ta part, chasseur ! Sans moi tu ne serais pas ici, tu me dois ton respect et ta vie.
Omar ne se rappelait pas comment il s'était sorti de l'eau, mais probablement pas grâce à un insensé animal.
Complètement déboussolé, il bredouilla :
– Tu n'es pas réel, tu n'existes pas, tu ne peux pas exister... Les bêtes sont trop imbéciles pour se tenir ainsi à l'égal de l'homme ! Mon imagination doit encore me jouer des tours, cela doit être ça...
– Quelle insolence ! s'enflamma l'ours. Voilà toute la prétention de ces condescendants d'humains qui se reflète bien à travers toi... Mais sais-tu à qui tu daignes de t'adresser, ignorant ? À moi, Arktos ! Le pharaon de ce désert de glace et majesté de toute âme qui vive, et je ne puis tolérer une pareille expression !
Ses paroles furent accompagnées d'une brusque bourrasque qui provoqua de convulsifs frissons chez Omar et celui-ci crut apercevoir un flot de lumière tomber sur le souverain ainsi nommé, tel un saint descendu des cieux. Notre homme flottait dans un nuage de confusion : "Je nage en plein délire..." murmura-t-il le teint blême. Ses pupilles dilatées se posèrent fiévreusement sur l'ours Arktos, et il fut pris d'un élan de panique : il attrapa son arme d'un geste fébrile et appuya à nouveau sur la détente. Une déflagration rugit dans l'air, mais rien ne se produisit : Omar avait déjà épuisé son infime réserve, trop confiant de sa réussite. Il observa avec effroi le visage furieux d'Arktos se durcir comme la pierre et il se recroquevilla sur lui-même pour se protéger de l'orage à venir. Arktos s'emporta :
– Comment oses-tu !? La première fois ne t'avait donc pas suffit, il fallait donc que tu tentes de m'assassiner une seconde fois !? Je constate à mes dépens qu'une vie ne représente rien pour toi !
Omar comprenait à présent l'origine du sang sur son pelage. Effrayé, il l'implora :
– Perdào ! Perdào ! Je m'excuse je le jure ; mais par pitié épargnez moi !
– Et toi, m'as-tu gracié quand tu m'as aperçu ? répliqua l'autre, menaçant.
Cherchant désespérément un moyen de s'extirper indemne de cette situation, Omar mit son orgueil de côté et promis :
– Je changerai dans le futur, je me ferai honnête homme !
– Je n'en crois pas un traître mot, votre avenir j'en ai déjà connaissance et je puis vous assurer qu'il n'est pas des plus tendre...
– Mais personne ne peut voir le destin, vous mentez !
– Souhaites-tu que je te le montre, là juste devant toi pour te prouver que mes dires sont véridiques ?
Omar y trouva là une excellente manière de gagner du temps, et sa curiosité piquée il hocha la tête. Il s'attendait à être projeté dans une de ces dimensions parallèles ou à voir le futur défiler devant lui, mais rien de tout cela n'eut lieu. Étonné, il s'apprêtait à questionner l'ours mais il remarqua que celui-ci contemplait la voûte céleste et suivit son regard. C'est seulement alors qu'il les vit : des aurores boréales démesurément spectaculaires qui couvraient tout le ciel enneigé, variantes des plus vives couleurs parme et lilas au bleu azuré en passant par le vert de la plus brillante émeraude et le blanc des diamants. Dans ce tourbillon de joyaux planant au-dessus des falaises de glace se dessina alors lentement ce qu'Omar prit pour la silhouette d'une ville étrangère. Elle lui apparut nettement au bout de quelques instants, et médusé, il observa cette ombre grandir jusqu'à ce qu'il puisse nettement distinguer chaque coin de rue. Mais les boulevards n'étaient pas tels qu'il les concevait. Pour commencer, ils demeuraient déserts, pas une âme qui vive, pas une voix, comme après le passage d'un ouragan soudain. C'était comme si la cité entière retenait sa respiration. Dans cette atmosphère pesante soufflait une brise glaciale, au parfum d'ordures et décomposition qui souleva le cœur d'Omar lorsqu'elle atteint ses narines. Il examina le paysage et ne mit point de temps à trouver la source de ces effluences : d'innombrables déchets trônaient sur le sol jonché de saletés et de poubelles éventrées, dont le contenu se déversait en des tas conséquents dans la neige. Omar constata que les immenses bâtisses de part et d'autre de des rues ne se trouvaient pas en meilleur état. Leurs façades ternes et aussi identiques que des clones commençaient à se fissurer, et à travers les fenêtres noires de suie il lui était donné d'entrevoir de miteux rideaux tomber en lambeaux. À peu de détails près il se serait senti dans une ville-fantôme. Plus au nord, de massives cheminées d'usine expulsaient de leurs boyaux des nuées ardentes, et leur couleur de charbon venait obscurcir le ciel, obstruant les minces rayons de soleil qui passeraient par là. La fumée lui brûla les yeux et le fit tousser si violemment qu'il en avala une grande bouffée. Un goût nauséabond remonta dans sa gorge et il se sentit mal. Omar ne saisissait pas : était-ce cela l'avenir ? Un monde nébuleux, de chaos et d'épouvante ? Si un jour il racontait ce qu'il voyait maintenant, pour sûr que personne ne le croirait et on l'enverrait à l'asile... Il se souvint alors qu'il avait laissé son appareil photo sur son engin. Il courut s'en saisir, et comme preuve de ce qui se déroulait devant lui prit la photo.
Soudain, au cœur de ce ténébreux univers un détail attira son œil. On avait mis feu à une poubelle qui flambait dans la pénombre et dont les flammes léchaient le visage des demeures. Une onde de chaleur vint lui ébouriffer la chevelure et quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Puis, des voix se firent entendre et deux hommes apparurent au bout de l'allée. Omar ne savait plus si son imagination jouait des tours à sa vision ou si sa vision déformait ses impressions. Les deux individus commencèrent à hausser le ton, et l'un essaya d'arracher des mains de son compagnon une chose qu'Omar prit pour un morceau de pain. Ils se jaugèrent un instant, puis tels des charognards sauvages se jetèrent l'un sur l'autre avec violence, frappant et griffant sans pitié. Le braconnier remarqua que l'un avait dégainé un poignard ; il s'époumona pour avertir le compagnon sans défense mais il ne semblait pas l'entendre. Sous ses yeux, il vit la lame s'enfoncer dans son corps, et le meurtrier s'enfuir avec la miche sous le bras. Omar fut si hébété que son appareil lui en tomba des mains. Au même instant, un museau apparut à l'angle de la rue. Omar dévisagea, la bouche béate, l'ours qui s'avançait. Ce ne pouvait pas être Arktos, puisque celui-ci se trouvait près de lui. L'animal vint explorer la mer de détritus et après avoir longuement farfouillé, s'empara d'un splendide jambon moisi et repartit vers la banquise. Omar, dont la vision était devenue floue, le regarda s'éloigner et jura le voir donner son festin à deux minuscules oursons. Il ne se rappelait pas depuis combien de temps il contemplait la ville irréelle dans les lumières, mais il avait comme la folle impression d'y être resté là des semaines entières.
Tout à coup, des mugissements de sirènes résonnèrent dans la nuit et une colonie entière de navires apparut aux frontières de la ville, se frayant un chemin à travers la glace et la brisant au passage. Celle-ci peu résistante se fissura en un millier de petits icebergs, et toute la banquise s'effondra. Une vision d'horreur l'envahit, il crut sentir la glace se dérober sous lui et il s’imagina de retour sous l'eau traumatisante. Pourtant, il touchait encore le sol... Dans ce tintamarre il percevait nettement les hurlements désespérés des ours que le gouffre engloutissait. Toute cette explosion assourdissante où se mêlait le vacarme des cargos lui vrillait les tympans et il se prit le visage entre les mains. Il eut tout de même la force d'entrevoir entre ses doigts une vague titanesque se former. Le monstre océanesque ainsi créé, encore plus haut que l'Himalaya, vomit en torrent démesuré sur la ville, l'emportant sur son dos au passage. La ville n'était plus. Ce fût trop pour Omar, qui tomba à genoux. Devant lui, la voix d'Arktos retentit à nouveau :
– Ainsi, mon frère, voilà ton futur tant attendu ! Tu as admis ce que tu refusais de voir, tu as appris quelle existence demain réserve à notre terre... As-tu écouté son cœur gémir au grand jour ? Ta conscience te rattrape, je le vois. Mais la vérité se trouve au bout de ce chemin, qui respire la fourberie des ignorants. Et même à travers la brume épaisse les rayons du soleil parviendront toujours à réchauffer nos âmes ; il suffit de rester éveillée dans ce nuage d'inconscience et malgré les douceurs de la facilité. Car c'est dans le malheur qu'on peut trouver la joie, et nul n'existe sans l'autre : c'est là l'art de l'équilibre si fragile auquel nos existences ne tiennent qu'à un fil. Mais tu ne vois que ce que tu désires, emplissant ta tête de rêves vides et d'espoirs. Réveille-toi ! Le cauchemar peut toucher à sa fin, si le réveil supporte la chaleur du soleil. Tant de personnes ignorent cette réalité et préfèrent se bercer d'illusion pour l'avenir ; tandis que dans l'ombre des lumières superficielles souffre notre coeur... N'as-tu pas honte du destin pour demain, infâme exploiteur ? rugit-il.
Omar agonisait de terreur, il se crut devenir fou. Sentant son cœur céder sous les coups de l'émotion, il fuit en hurlant dans la tempête. Il trébuchait dans la neige et ne savait pas où ses pas incertains le dirigeaient, mais sa semi-conscience lui criait de déguerpir le plus loin possible de cet univers de folie, loin de ces lumières démoniaques et de leurs atroces visions. Il tituba tant et si bien jusqu'au refuge, où il déboula braillant que le spectre d'un ours lui avait prédit l'avenir. Les braconniers regardèrent ahuris débarquer cet homme ivre de démence, trempé jusqu'aux os et se démener avec cette histoire névrosée. Ils considérèrent qu'il était sujet à la froideur du déluge de glace et qu'il délirait, et téléphonèrent aux médecins chez qui monsieur Madeiro fut expressément envoyé.
Une septaine d'années plus tard, dans cette même région d'Alaska se trouvait un groupe d'ouvriers épuisés qui s'octroyaient un moment de répit. Et pour cause ! Ils venaient à l'instant d'achever la construction d'une superbe ville, à l'amont même d'une assez basse falaise. C'était là un immense projet qui avait valu une petite fortune... Un de ces travailleurs, un quinquagénaire barbu, s'éloigna pour griller une cigarette. Il fit quelques pas et trébucha contre un objet massif dissimulé sous la neige. Qu'elle ne fût pas sa surprise quand après l'avoir mis à découvert, il découvrit une motoneige ! Exalté, il continua de retourner le sol jusqu'à déterrer tout près un appareil de photographie. Il s'empressa d'examiner la pellicule, et sous ses yeux stupéfaits, il regarda s'afficher sur l'écran le portrait exact de la nouvelle ville, à peine terminée.
Audrey Caldairou.
En étudiant de plus près ces lieux, nous remarquons une conséquente bâtisse en assez piètre état. Il s'agit du refuge de ces chasseurs, dans lequel l'hospitalité leur est fournie dans une chambre individuelle, payée par avance bien entendu.
Dans ce logement de bois, soigneusement paré de bustes d'animaux polaires dont les yeux reflétaient encore la mort, se trouvait monsieur Omar Madeiro. Notre homme, un braconnier expert dans l'art du négoce de fourrures d'Amazonie, était venu du Brésil en quête de nouvelles marchandises rares et surprenantes. En effet, il avait ouï dire que la loutre de mer se vendait à prix d'or sur les marchés clandestins de Sitka, mais encore bien moins que l'ours blanc : le maître de la jungle arctique. Il s'imaginait déjà propriétaire d'une immense fortune en creusant ainsi le tombeau de ses proies. Mais n'allez pas penser là que ce monsieur Madeiro fut une abominable créature ! Il chérissait ces fruits de la nature et s'extasiait devant ces êtres indomptables et devant leur fatale destinée, prometteuse d'une brillante richesse. Il faut avouer que sans eux, sa vie prospère ne serait point... Il habitait donc en lui une fascination malsaine pour ces bêtes, une attirance brûlante qui le démangeait du matin au soir. C'est-à-dire qu'il estimait le magnifique et le raffinement sauvage, les inestimables trésors, tous les bijoux possibles et étincelants de la nature. Et surtout, il ne résistait pas à l'appel du gain, qui demeurait d'ailleurs son plus fidèle ami.
Cette profession élitiste lui convenait ainsi à merveille, il ne se lassait pas de la puissance qui émanait de lui lorsqu'il saignait ces fauves. Il savourait particulièrement le goût de l'épouvante chez ses victimes agonisantes comme on se délecte de la plus croustillante friandise, et un frisson d'émotion le parcourait alors. Il avait d'ailleurs pour habitude de photographier son travail achevé dans sa pellicule qu'il transportait donc pour chacune de ses expéditions.
Si vous trouviez cet individu d'une effroyable cruauté, il vous rétorquerait sûrement que ces frêles animaux auraient de toute manière péris d'une quelconque autre façon ; et que le monde pouvait bien sombrer dans un climat apocalyptique qu'il continuerait son travail pour recevoir son blé. À chacun sa façon de vivre !
Il parcourait donc d'ordinaire les labyrinthes de végétation qui lui offraient toujours de majestueux trophées, puis en récoltait les bénéfices auprès de quelques anonymes clients. Voilà en quoi se résumait son quotidien, et Dieu soit loué qu'il n'en fût autrement !
Cette soirée-là, alors qu'il se trouvait en train de feuilleter un journal datant déjà de trois jours paresseusement assis dans un fauteuil, une cacophonie soudaine attira son attention :
– Du jamais vu, vous dis-je ! Dans quelques heures, on ne verra même plus à un mètre !
– Une pareille tempête, c'est un vrai cauchemar ! Toutes les traces vont être recouvertes par la neige, et moi j'ai promis une dizaine de lapin blanc !
En tout cas une chose est sûre : impossible de braconner ce soir ni demain...
Omar porta son attention vers la fenêtre et découvrit effectivement des tourbillons de glace enneigés, tourmentés par des vents si puissants que tout le refuge en tremblait maintenant. Les sifflements menaçants de cette tornade de lumière opaque s'infiltraient par les frondaisons et faisaient vaciller la flamme crépitant dans la cheminée. Une atmosphère lugubre s'installa dans le refuge et peu à peu, ces messieurs se retirèrent dans leurs étroits appartements.
Omar quant à lui n'avait pas bougé d'un seul pouce. Il était comme figé devant ce spectacle surnaturel et si inaccoutumé pour lui. Il aurait bien pu rester là des heures durant s'il n'avait pas aperçu à travers la condensation de la vitre une tâche blanche, mouvante au loin dans le blizzard. Dans son esprit de prédateur, la réaction ne se fit point attendre : "Fantàstico ! Si c'est bien là un ours blanc, ma fortune est faite !" Mais la tempête qui faisait rage le dissuada quelque peu de sortir, puis, la richesse en perspective eut raison de lui et il courut se préparer en toute hâte pour sa mortelle expédition.
Une fois tout son massif équipement prêt, il enfourcha une solide motoneige et s'éloigna dans ce déchaînement des éléments. Le choc fut brutal : le froid lui mordait la peau du visage sans pitié tel un monstre féroce, des rafales de vent glaçaient ses membres engourdis sans parler de la faible visibilité qu'offrait ce décor. La neige épaisse ne rendait pas sa progression des plus aisées, mais Omar se montrait un homme robuste et peu à peu, il approcha du lieu où il avait cru apercevoir l'ours. Il coupa le moteur bourdonnant, saisit son fusil dernier cri et s'avança à pas de loup dans la poudreuse. Plusieurs heures passèrent, mais il savait y faire et prit son mal en patience. Et soudain, sortie du néant apparut la créature tant attendue. C'était le plus bel animal qui lui eut été donné de contempler. Ses pattes de velours se posaient gracieusement sur le sol de marbre, son pelage d'ivoire blanc semblait plus doux que des plumes et plus étincelant qu'une étoile dans la grésille, et les flocons s'y accrochaient comme pour saluer leur divinité. Cette éclatante apparition possédait un fin museau poivré orné de petites moustaches, deux oreilles rondes et claires comme des bulles d'eau douce, et des yeux vifs et perçants qui lui conféraient l'âme d'un homme. Cette somptueuse bête fit briller une larme d'excitation dans l’œil du braconnier. Puis Omar ajusta sa position et tira.
Le sang écarlate du malheureux jaillit sur la neige innocente comme sortit d'une fontaine et l'ours s'effondra. Omar attrapa sa caméra et, le sourire aux lèvres, immortalisa son visage sans vie. Puis il s'affaira pour accrocher ce gigantesque tas maculé de sang à son véhicule, en songeant goulûment au destin qui l'attendait. C'est seulement alors qu'il remarqua que le blizzard s'était densifié, si bien qu'il se trouvait enveloppé d'un nuage qui lui brouillait la vue et dont la froideur commençait à lui percer la peau. "Il est grand temps de rentrer !" songea-t-il. Il reprit son chemin pour rentrer, mais il était comme un aveugle pris au piège dans ce maelstrom obscur. Il poursuivit néanmoins sa route sans jamais céder aux caprices du vent glacial.
Alors qu'il filait sur la glace, un bruit sec se fit entendre dans les rouages de l'engin, qui rendit l'âme quelques secondes plus tard.
"Saleté de machine !" pesta la voix grave et furieuse d'Omar. Il en descendit et s'en approcha afin de soigner cet animal malade dont la mort risquait de lui coûter cher dans ce milieu hostile. Un craquement sourd résonna soudain derrière lui. Omar se releva d'un bond, tous ses sens en alerte, et avança de quelques misérables pas vers la source inconnue de ce bruit. Et sans qu'il ait même le temps de comprendre ce qui lui arrivait, la banquise céda et il fût brusquement précipité dans l'abîme de la mer arctique. Ce fût comme si la terre se refermait sur lui pour lui broyer les os. L'eau algide lui transperça tout le corps de ses lames tranchantes, son cœur asphyxié commença à suffoquer et le froid sembla lui dévorer la chair. Un hurlement strident resta bloqué dans sa gorge et lui comprima la poitrine. La mort en personne vint le lacérer de ses griffes gelées et ses membres beaucoup trop engourdis n'eurent pas la force de lutter. Sa tête n'était plus qu'une explosion de douleur qui l'empêchait de raisonner et l’entraînait inexorablement vers le fond. Des lumières dansaient déjà dans ses yeux boursouflés et des voix susurraient atrocement dans son esprit : ainsi il fût certain de sa mort prochaine. Au moins serait son supplice de brève durée.
Alors que son être entier agonisait, il crut sentir de fermes pattes l'empoigner et on le remonta à la surface. La lumière l'éblouie d'abord, puis il inspira de grandes bouffées d'air en toussotant et vomissant et s'extirpa à la force de ses bras hors de l'eau. Il se traîna ensuite péniblement jusqu'au véhicule resté là et, dans un état second, se saisit de ses affaires de secours qu'il avait pensé à prendre par miracle. Tremblant de froid, il se força à se dévêtir et enfila des vêtements bien chauds, s'entortilla comme un enfant effrayé sous une montagne de couvertures de survie, plaça sa tête ballante entre deux bouillottes préchauffées brûlantes et croqua dans une barre vitaminée. Il espérait ainsi éviter l'hypothermie, et par la même occasion ne pas sombrer dans la nuit éternelle. Il ferma ses paupières lourdes et se laissa divaguer entre les deux mondes. Au bout de quelques instants, une bouffée de chaleur se déversa en lui et Omar pût enfin souffler. Il n'avait jamais autant respiré la peur de toute sa vie, d'ailleurs il la sentait encore battre au fond de ses veines, prête à resurgir à la moindre occasion. Il rouvrit lentement ses yeux hagards et étouffa un cri d'horreur. À quelques mètres à peine de son visage se tenaient deux yeux perçants qui le toisaient froidement, appartenant à un gigantesque ours polaire couvert d'un liquide brunâtre qu'il prit pour du sang. Omar recula, épouvanté par ce qu'il croyait être une hallucination et se frotta vigoureusement les yeux. Mais l'ours se dressa de toute sa hauteur sur ses pattes arrières et comme dans un profond cauchemar se mit à s'exprimer :
– Où crois-tu aller comme ça ? C'est ainsi que tu me remercies de t'avoir sauvé de la noyade !?
– Que... Quoi ? balbutia Omar.
– J'attends au moins un peu de reconnaissance de ta part, chasseur ! Sans moi tu ne serais pas ici, tu me dois ton respect et ta vie.
Omar ne se rappelait pas comment il s'était sorti de l'eau, mais probablement pas grâce à un insensé animal.
Complètement déboussolé, il bredouilla :
– Tu n'es pas réel, tu n'existes pas, tu ne peux pas exister... Les bêtes sont trop imbéciles pour se tenir ainsi à l'égal de l'homme ! Mon imagination doit encore me jouer des tours, cela doit être ça...
– Quelle insolence ! s'enflamma l'ours. Voilà toute la prétention de ces condescendants d'humains qui se reflète bien à travers toi... Mais sais-tu à qui tu daignes de t'adresser, ignorant ? À moi, Arktos ! Le pharaon de ce désert de glace et majesté de toute âme qui vive, et je ne puis tolérer une pareille expression !
Ses paroles furent accompagnées d'une brusque bourrasque qui provoqua de convulsifs frissons chez Omar et celui-ci crut apercevoir un flot de lumière tomber sur le souverain ainsi nommé, tel un saint descendu des cieux. Notre homme flottait dans un nuage de confusion : "Je nage en plein délire..." murmura-t-il le teint blême. Ses pupilles dilatées se posèrent fiévreusement sur l'ours Arktos, et il fut pris d'un élan de panique : il attrapa son arme d'un geste fébrile et appuya à nouveau sur la détente. Une déflagration rugit dans l'air, mais rien ne se produisit : Omar avait déjà épuisé son infime réserve, trop confiant de sa réussite. Il observa avec effroi le visage furieux d'Arktos se durcir comme la pierre et il se recroquevilla sur lui-même pour se protéger de l'orage à venir. Arktos s'emporta :
– Comment oses-tu !? La première fois ne t'avait donc pas suffit, il fallait donc que tu tentes de m'assassiner une seconde fois !? Je constate à mes dépens qu'une vie ne représente rien pour toi !
Omar comprenait à présent l'origine du sang sur son pelage. Effrayé, il l'implora :
– Perdào ! Perdào ! Je m'excuse je le jure ; mais par pitié épargnez moi !
– Et toi, m'as-tu gracié quand tu m'as aperçu ? répliqua l'autre, menaçant.
Cherchant désespérément un moyen de s'extirper indemne de cette situation, Omar mit son orgueil de côté et promis :
– Je changerai dans le futur, je me ferai honnête homme !
– Je n'en crois pas un traître mot, votre avenir j'en ai déjà connaissance et je puis vous assurer qu'il n'est pas des plus tendre...
– Mais personne ne peut voir le destin, vous mentez !
– Souhaites-tu que je te le montre, là juste devant toi pour te prouver que mes dires sont véridiques ?
Omar y trouva là une excellente manière de gagner du temps, et sa curiosité piquée il hocha la tête. Il s'attendait à être projeté dans une de ces dimensions parallèles ou à voir le futur défiler devant lui, mais rien de tout cela n'eut lieu. Étonné, il s'apprêtait à questionner l'ours mais il remarqua que celui-ci contemplait la voûte céleste et suivit son regard. C'est seulement alors qu'il les vit : des aurores boréales démesurément spectaculaires qui couvraient tout le ciel enneigé, variantes des plus vives couleurs parme et lilas au bleu azuré en passant par le vert de la plus brillante émeraude et le blanc des diamants. Dans ce tourbillon de joyaux planant au-dessus des falaises de glace se dessina alors lentement ce qu'Omar prit pour la silhouette d'une ville étrangère. Elle lui apparut nettement au bout de quelques instants, et médusé, il observa cette ombre grandir jusqu'à ce qu'il puisse nettement distinguer chaque coin de rue. Mais les boulevards n'étaient pas tels qu'il les concevait. Pour commencer, ils demeuraient déserts, pas une âme qui vive, pas une voix, comme après le passage d'un ouragan soudain. C'était comme si la cité entière retenait sa respiration. Dans cette atmosphère pesante soufflait une brise glaciale, au parfum d'ordures et décomposition qui souleva le cœur d'Omar lorsqu'elle atteint ses narines. Il examina le paysage et ne mit point de temps à trouver la source de ces effluences : d'innombrables déchets trônaient sur le sol jonché de saletés et de poubelles éventrées, dont le contenu se déversait en des tas conséquents dans la neige. Omar constata que les immenses bâtisses de part et d'autre de des rues ne se trouvaient pas en meilleur état. Leurs façades ternes et aussi identiques que des clones commençaient à se fissurer, et à travers les fenêtres noires de suie il lui était donné d'entrevoir de miteux rideaux tomber en lambeaux. À peu de détails près il se serait senti dans une ville-fantôme. Plus au nord, de massives cheminées d'usine expulsaient de leurs boyaux des nuées ardentes, et leur couleur de charbon venait obscurcir le ciel, obstruant les minces rayons de soleil qui passeraient par là. La fumée lui brûla les yeux et le fit tousser si violemment qu'il en avala une grande bouffée. Un goût nauséabond remonta dans sa gorge et il se sentit mal. Omar ne saisissait pas : était-ce cela l'avenir ? Un monde nébuleux, de chaos et d'épouvante ? Si un jour il racontait ce qu'il voyait maintenant, pour sûr que personne ne le croirait et on l'enverrait à l'asile... Il se souvint alors qu'il avait laissé son appareil photo sur son engin. Il courut s'en saisir, et comme preuve de ce qui se déroulait devant lui prit la photo.
Soudain, au cœur de ce ténébreux univers un détail attira son œil. On avait mis feu à une poubelle qui flambait dans la pénombre et dont les flammes léchaient le visage des demeures. Une onde de chaleur vint lui ébouriffer la chevelure et quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Puis, des voix se firent entendre et deux hommes apparurent au bout de l'allée. Omar ne savait plus si son imagination jouait des tours à sa vision ou si sa vision déformait ses impressions. Les deux individus commencèrent à hausser le ton, et l'un essaya d'arracher des mains de son compagnon une chose qu'Omar prit pour un morceau de pain. Ils se jaugèrent un instant, puis tels des charognards sauvages se jetèrent l'un sur l'autre avec violence, frappant et griffant sans pitié. Le braconnier remarqua que l'un avait dégainé un poignard ; il s'époumona pour avertir le compagnon sans défense mais il ne semblait pas l'entendre. Sous ses yeux, il vit la lame s'enfoncer dans son corps, et le meurtrier s'enfuir avec la miche sous le bras. Omar fut si hébété que son appareil lui en tomba des mains. Au même instant, un museau apparut à l'angle de la rue. Omar dévisagea, la bouche béate, l'ours qui s'avançait. Ce ne pouvait pas être Arktos, puisque celui-ci se trouvait près de lui. L'animal vint explorer la mer de détritus et après avoir longuement farfouillé, s'empara d'un splendide jambon moisi et repartit vers la banquise. Omar, dont la vision était devenue floue, le regarda s'éloigner et jura le voir donner son festin à deux minuscules oursons. Il ne se rappelait pas depuis combien de temps il contemplait la ville irréelle dans les lumières, mais il avait comme la folle impression d'y être resté là des semaines entières.
Tout à coup, des mugissements de sirènes résonnèrent dans la nuit et une colonie entière de navires apparut aux frontières de la ville, se frayant un chemin à travers la glace et la brisant au passage. Celle-ci peu résistante se fissura en un millier de petits icebergs, et toute la banquise s'effondra. Une vision d'horreur l'envahit, il crut sentir la glace se dérober sous lui et il s’imagina de retour sous l'eau traumatisante. Pourtant, il touchait encore le sol... Dans ce tintamarre il percevait nettement les hurlements désespérés des ours que le gouffre engloutissait. Toute cette explosion assourdissante où se mêlait le vacarme des cargos lui vrillait les tympans et il se prit le visage entre les mains. Il eut tout de même la force d'entrevoir entre ses doigts une vague titanesque se former. Le monstre océanesque ainsi créé, encore plus haut que l'Himalaya, vomit en torrent démesuré sur la ville, l'emportant sur son dos au passage. La ville n'était plus. Ce fût trop pour Omar, qui tomba à genoux. Devant lui, la voix d'Arktos retentit à nouveau :
– Ainsi, mon frère, voilà ton futur tant attendu ! Tu as admis ce que tu refusais de voir, tu as appris quelle existence demain réserve à notre terre... As-tu écouté son cœur gémir au grand jour ? Ta conscience te rattrape, je le vois. Mais la vérité se trouve au bout de ce chemin, qui respire la fourberie des ignorants. Et même à travers la brume épaisse les rayons du soleil parviendront toujours à réchauffer nos âmes ; il suffit de rester éveillée dans ce nuage d'inconscience et malgré les douceurs de la facilité. Car c'est dans le malheur qu'on peut trouver la joie, et nul n'existe sans l'autre : c'est là l'art de l'équilibre si fragile auquel nos existences ne tiennent qu'à un fil. Mais tu ne vois que ce que tu désires, emplissant ta tête de rêves vides et d'espoirs. Réveille-toi ! Le cauchemar peut toucher à sa fin, si le réveil supporte la chaleur du soleil. Tant de personnes ignorent cette réalité et préfèrent se bercer d'illusion pour l'avenir ; tandis que dans l'ombre des lumières superficielles souffre notre coeur... N'as-tu pas honte du destin pour demain, infâme exploiteur ? rugit-il.
Omar agonisait de terreur, il se crut devenir fou. Sentant son cœur céder sous les coups de l'émotion, il fuit en hurlant dans la tempête. Il trébuchait dans la neige et ne savait pas où ses pas incertains le dirigeaient, mais sa semi-conscience lui criait de déguerpir le plus loin possible de cet univers de folie, loin de ces lumières démoniaques et de leurs atroces visions. Il tituba tant et si bien jusqu'au refuge, où il déboula braillant que le spectre d'un ours lui avait prédit l'avenir. Les braconniers regardèrent ahuris débarquer cet homme ivre de démence, trempé jusqu'aux os et se démener avec cette histoire névrosée. Ils considérèrent qu'il était sujet à la froideur du déluge de glace et qu'il délirait, et téléphonèrent aux médecins chez qui monsieur Madeiro fut expressément envoyé.
Une septaine d'années plus tard, dans cette même région d'Alaska se trouvait un groupe d'ouvriers épuisés qui s'octroyaient un moment de répit. Et pour cause ! Ils venaient à l'instant d'achever la construction d'une superbe ville, à l'amont même d'une assez basse falaise. C'était là un immense projet qui avait valu une petite fortune... Un de ces travailleurs, un quinquagénaire barbu, s'éloigna pour griller une cigarette. Il fit quelques pas et trébucha contre un objet massif dissimulé sous la neige. Qu'elle ne fût pas sa surprise quand après l'avoir mis à découvert, il découvrit une motoneige ! Exalté, il continua de retourner le sol jusqu'à déterrer tout près un appareil de photographie. Il s'empressa d'examiner la pellicule, et sous ses yeux stupéfaits, il regarda s'afficher sur l'écran le portrait exact de la nouvelle ville, à peine terminée.
Audrey Caldairou.
La Vie devant soi
J'ai décidé que ce serait le jour numéro un.
– Tu es malade, m'a dit maman.
Elle me l'a annoncé doucement, en chuchotant. Comme si elle avait peur que la nouvelle ne me brise. En réalité, j'étais déjà au courant. Ça fait partie de ces choses que j'ai comprises quand le docteur me regardait d'un air terrible, quand mes parents chuchotaient entre eux à toute vitesse, quand mon paternel m'observait dormir en silence, quand je m'effondrais sans raison apparente entre deux cours de mathématiques, les yeux clos et le cœur au bord des lèvres. Ces choses-là se sentent, n'est-ce pas ?
– On va t'emmener dans un endroit très bien, une clinique privée, a-t-elle poursuivi devant mon mutisme. Tu verras, ils savent comment te soigner. Tu verras, tu y seras bien, Loubiana.
Le soir, j'y étais déjà installée. Ça, c'est ma mère tout craché. Le prénom, je veux dire. Elle s'est amusée à me coller sur le front l'étiquette de fille "extraordinaire et différente" qui va avec la possession d'un prénom un peu hors du commun. Elle s'imaginait certainement que ça me conférerait une destinée fabuleuse, droit vers le succès et la réussite. Elle me voyait grand écrivain, reporter dans les pays en guerre, créatrice du vaccin contre le SIDA, ou, au moins, révolutionnaire. Elle ne pensait pas que la seule chose d'intéressante que je ferais dans ma vie serait d'atterrir dans la Clinique St-Laurent. La clinique pour les malades comme moi. Les malades du cerveau.
Le jour numéro deux fut compliqué, évidemment.
J'étais assise en tailleur, au milieu de mon lit, au milieu de ma chambre, au milieu d'un couloir, lui-même au milieu d'une clinique qui m'était étrangère. Où je me sentais seule. Vide. Et triste. Je comptais alors les minutes qui s'égrenaient, et j'attendais sagement que le temps passe, me laissant quelquefois emporter dans un demi-sommeil décousu. Je contemplais parfois le mobilier sobre, fonctionnel et presque agréable de la chambre. On voulait que je m'y sente bien, alors on m'avait laissé installer une multitude de bibelots inutiles mais réconfortants dessus. Avant de m'endormir, je me suis bêtement dit que je préférerais être un meuble. Qui ne parlait pas, qui ne pensait pas, qui n'avait pas de responsabilité, simple spectateur de son monde. Et moi aussi on aurait pu m'ensevelir pour cacher mon véritable visage. Froid, inanimé, pathétique.
Au jour numéro huit, j'ai décidé de partir à l'aventure.
C'est-à-dire que je suis sortie de la contemplation des lignes horizontales bleues du carrelage. J'ai enfoui mes jambes dans un blue-jean trop grand, et j'ai poussé le battant de la porte d'entrée de ma chambre, la 090. J'ai franchi l'embrasure, et le stress grandissait me faisait me mordiller les lèvres. Les couloirs me paraissaient immenses. J'étais dans un autre service. C'était un coin inconnu de la clinique pour moi. Je me suis massacrée la bouche, avant d'ouvrir la porte de la chambre 101, au hasard. J'y ai trouvé, au-delà du mobilier identique à toutes les chambres, un jeune homme de mon âge, avec des grands yeux verts et un sourire sardonique. Il était allongé sur le dos, dans son lit. Les jambes en l'air, appuyés contre le mur, la tête à l'envers. Un air tranquille des Blues Brothers sifflait autour de lui, comme des gouttelettes de miel qui volaient à travers la pièce pour endre toute la scène plus douce. Il tenait un épais livre entre ses mains.
– On toque, généralement, avant d'entrer, m'a-t-il fait remarquer.
Son visage se tourna enfin vers moi. Je ne songeais même pas à bafouiller une excuse. Avec une prestance de félin, il s'est soudainement redressé. Ce faisant, la pile de classiques de la littérature à côté de lui s'était effondré de manière pathétique. Il repoussa Dom Juan sans ménagement.
– Romain, prononça-t-il en me regardant droit dans les yeux. Comme Romain Gary, l'auteur. Et tu es la fille de la 090.
– Tu me prêtes un livre ?
Le soleil se lève sur le jour onze.
Romain s'habille toujours tout en noir. Mais, son petit secret, c'est qu'en dessous de ses converses noires, il met des chaussettes jaunes. Il dit que le jaune c'est la couleur de la joie, la preuve, le cœur des marguerites est jaune. Le soleil est jaune, aussi, et Romain est une galaxie à lui tout seul.
Je suis partie à la rencontre d'autres personnes. Des patients, mais des soignants aussi. J'ai fait la connaissance de l'infirmière Marie, que les autres surnomment Marie-Madeleine, à cause de sa bonté constante et de sa tendance à nous materner. Il y aussi Enzo, un jeune geek qui a les yeux injectés de sang et les ongles rongés, et Monsieur Jean, un gentleman de 91 ans, qui porte une veste croisée par-dessus sa chemise de patient, et un borsalino comme un mafieux dans les films de Scorsese. Il attend que sa "tendre et chère" vienne à son chevet. Il dit qu'il ne peut pas mourir avant d'avoir croisé une dernière fois son regard. Marie-Madeleine dit qu'il ne va pas mourir à cause d'une simple infection du pancréas. Je croise aussi le Prozac deux fois par jour, et sa copine infernale la Balance toute les semaines.
Et au milieu de tout ce petit monde, il y a Romain. Romain et ses livres. Romain, c'est devenu mon Romain Gary, alors j'y tiens. Quand il voit que les cernes en dessous de mes yeux se sont agrandies, quand la visite des parents s'est éternisée à coup de crises de larmes, ou quand le chiffre affiché sur la Balance n'augmente pas, il revient avec un bouquin entre les mains. Parfois, il me laisse le parcourir toute la nuit, assise en tailleur sous mon drap, parfois il me fait la lecture. Les mots me cueillent au creux du ventre, et tiraillent mon esprit. Il pense que ça soigne. Je pense que ça sauve.
Le temps a filé jusqu'au jour vingt-deux.
En descendant les étages après ma visite à Monsieur Jean – qui ne va décidément pas mourir du tout – je me suis arrêtée nette. Par la fenêtre, je voyais une silhouette bien connue assise dans le parc, au milieu des patients et de leurs visiteurs, sous le saule de la clinique. J'ai dévalé les marches quatre à quatre pour atterrir dans le hall. J'ai enfilé ma veste sous le regard scrutateur d'une infirmière, pour cacher mes jambes maigres, et j'ai caché mon bracelet d'admission turquoise pour sortir sans encombre. Après avoir dépassé l'allée goudronnée, je suis allée à sa rencontre, à l’abri derrière l'arbre.
– Tu es sorti de ton autarcie ? Demandais-je sans en croire mes yeux.
Il avait passé deux jours, enfermé dans sa chambre, et seul le personnel soignant avait eu le droit d'y pénétrer. J'avais été condamné à attendre patiemment qu'il sonne la fin de la retraite, chose qu'il avait manifestement fait ce matin.
– Vraisemblablement.
Il avait empilé plusieurs ouvrages hétéroclites à côté de lui. D'un geste de la main, il m'invita à prendre place, à satisfaire ma curiosité en en choisissant un, et à ne plus l'embêter. C'était bien mal me connaître. À peine avais-je posé mes fesses dans l'herbe et attrapé Cyrano de Bergerac, que je me tournais vers lui, prête à lui poser un milliard de question. Il bougea à peine. Seul un mince rictus désabusé fendit sa figure.
– Pourtant, il est merveilleux, fit-il.
– Je te demande pardon ?"
Je fronçais les sourcils, perdue. Après une seconde de réflexion, il consentit à m'éclairer.
– Tu vas ouvrir la bouche, et commencer à bavarder. Me connaissant, je vais très certainement te répondre, et même te faire la conversation. Or, je vais donc perdre le fil de ma lecture, et toi tu ne vas pas ouvrir l'ouvrage que tu tiens entre les mains avec désintérêt. Ce qui est dommage. Je te le répète, pourtant, il est merveilleux.
À l'origine, le jour trente était calme.
Je m'assis en tailleur, soulevant ma tête de ses genoux. Sa main, qui caressait mes cheveux depuis de longues minutes retomba doucement sur son lit. Il posa lourdement sa tête contre le mur et ferma les yeux.
– C'était quoi ? Demandais-je.
– De quoi parles-tu ?
– Du livre que tu lisais quand je t'ai dérangé sous l'arbre. Le jour où j'ai finalement découvert Cyrano.
– J'ai toujours pensé que tu ressemblais à Roxane...
– Romain ! C'était quoi, ce livre qui t'absorbait tant ?
Je le croisais souvent, ce bouquin. C'était devenu son livre de chevet. Je le voyais posé sur un banc, à côté de son oreiller, sur son plateau-repas. Il ouvrit les yeux brusquement.
– C'était Romain Gary, qui veux-tu que ce soit d'autre ?
– Mais encore ?
– Ça s'appelle La vie devant soi. C'est un livre d'Emile Ajar, plutôt.
– Hein ?
– Il faut dire "pardon ?" Je t'expliquerai. J'aime beaucoup ce livre, ajouta-t-il avec un sourire sibyllin. Tu voudrais que je te le prête, un jour ?
– Non.
Ce fut à son tour d'être décontenancé. Ses iris verts me scrutèrent, et je fus presque fière de l'avoir perturbé.
– Explique moi la raison d'un refus aussi... péremptoire, demanda t-il doucement.
– Je ne veux pas de ce livre. Je n'en aime pas le titre.
Il soupira. Malheureusement, il savait que je restais facilement sur ma première impression, et que par conséquence je n'ouvrirais sûrement jamais ce bouquin. Il s'assit en tailleur, prêt pour une joute verbale.
– Je ne supporte pas l'idée que ça dégage. Ce sentiment voulu par l'emploi d'une formule aussi naïve que stupide. Je ne veux pas qu'on m'explique que la vie est devant moi. Que je n'y suis pas encore, qu'elle arrive après, plus tard, demain. Que c'est le chemin qui s'ouvre en face de moi, et que je ne suis pas encore en train de l'arpenter.
– Tu n'y es pas du tout.
– Au contraire, c'est une erreur de penser que tout est forcément après. Devant. Demain.
Il s'agita. Ses mèches brunes masquaient son regard vert, à présent. Je sentais qu'il faisait un effort pour essayer de comprendre mon point de vue, visiblement sans succès.
– Ok. Explique ton raisonnement.
– La vie n'est pas devant moi, puisqu'elle est au présent, commençais-je.
– La vie se conjugue ?
– Tss. Je ne peux pas sans cesse penser à l'avenir, sinon je ne fais rien de mon présent et je lui enlève toute sa valeur, comme s'il n'avait aucune espèce d'importance. Et nier le passé ne sert à rien, ce qui est fait, est fait. Ce qui est dit, l'est. Ce qui s'est passé, le restera.
À son air dubitatif, je compris qu'il ne percutait pas. Alors je décidais d'employer un autre argument en tentant de m'appuyer sur un exemple concret.
– Imagine que, demain, je prends la voiture. Au détour d'un virage, j'ai un accident de la route et-
– Objection, votre honneur. Tu es enfermée dans cette clinique, à faire des trajets de 200 mètres maximum, à pied ou en brancard, tu m'expliques d'où-
– C'est un exemple, Romain, soupirais-je agacée par ses interventions. Enfin, si je meurs demain...
– Admettons que tu fasses une crise.
– Voilà, admettons, fis-je exaspérée. Ma vie, elle était bien plus derrière moi, chronologiquement parlant que devant. Il ne me reste plus que 24 heures à vivre, contre... euh, des milliers.
– Ce que tu peux être terre à terre. C'est effrayant.
Il se leva soudain, et alla jusqu'à sa fenêtre. D'un geste sec, il tira le rideau, inondant la pièce de lumière. Son visage se tourna vers moi, et je fus percutée par deux prunelles vertes, furibondes. En une second, son expression avait changé du tout au tout. Quand il ouvrit la bouche, ce fut pou cracher les mots.
– Ta vie n'est pas une question d'heure, imbécile. Tu peux bien plus vivre en 24 heures qu'en 160 000. L'essentiel, c'est que tu penses, lises, ries, apprennes, et te bouges un peu les fesses. Là, tu pourras employer le verbe "vivre" de façon un peu plus adéquate que pour exprimer la misérable action de respirer.
Il me laissa le temps de me recomposer un visage neutre après l'estocade.
– Pour l'instant, on a encore rien fait. Ni moi, ni toi. Quand on évoque demain, on ne te parle pas de ta routine d'internée qui traverse chaque journée comme une rengaine inlassable. Se lever, avaler trois pilules, arpenter sa chambre, faire semblant de s’intéresser à quelques documents que nous montrent les médecins, lire, manger, lire encore et se coucher. Vivre, c'est cette action, cette chose que tu vas faire demain. Cette chose qui va laisser une trace. Qui aura bien plus d'importance que la majorité du reste de ta vie. Pas parce que les autres te le diront. Pas parce que ça t'apportera une reconnaissance, non. Parce que toi, tu t'arrêteras un instant de courir, tu inspireras un grand coup, et tu te diras " la vie, c'était ça".
Parfois, les jours ressemblaient au jour quarante-quatre.
– C'est du vert nénuphar. Qu'en penses-tu ?
Il tournait dans tous les sens avec sa veste colorée, mimant une chorégraphie décousue. Un sourire gigantesque engloutissait son visage.
– Je ne vois pas la différence avec un vert classique, marmonnais-je, les yeux rivés sur l'écran de mon ordinateur.
– Tu n'es pas visionnaire. Tu ne saisis pas à quel point ce vert est... révolutionnaire.
Son soupir exagéré, dans le but de m'attendrir, eut raison de moi. Je mis mon film en "pause" et consentit à prendre part au dialogue.
– Pourquoi du vert, maintenant ? Tu lâches le jaune ?
–Non, s'indigna-t-il. Non !
Il fit une pause. Je jetais un regard à mon Robin Williams pixelisé, avec une terrible envie de le rejoindre. L'image était figée, au milieu d'une scène palpitante.
– Matt Damon et ses copains m'attendent, dis-je impatiemment. Donc, répond. Une veste verte ?
– J'ai lu quelque part que le vert était la couleur de l'espoir.
– Je crois que c'est un truc biblique. Tu crois en Dieu ?
– Pas vraiment. Et je ne suis pas sûr que cette analogie ait un rapport à la religion.
Il y eut un temps.
– Mais je crois en l'espoir.
– Allons bon. Tu as une couleur pour l'ennui ? Je pourrais bien la porter pour le restant de mon existence.
– Tu ferais mieux de te mettre au vert, toi aussi. Tu as l'air d'excellente humeur.
Son ton railleur me fit rouler des yeux. Il retira sa veste, et la lança sur mon ordinateur, qui se referma brutalement sous son poids.
– Heureusement pour toi, ton Romain Gary a la solution miracle pour combler ton manque de vivacité et de dynamisme flagrant. Rendez-vous dans ma chambre pour lire l'intégrale des Harry Potter, je ne connais rien de mieux pour tuer ton nouvel ennemi, l'ennui.
Il sautait comme un cabris, surexcité à cette idée. Et il riait, il riait en tourbillonnant.
Je me rappellerais longtemps du jour cinquante-deux.
– Tu savais que Romain Gary avait un pseudonyme ? M'annonça de but en blanc mon ami quand je rentrais dans sa chambre.
– Euh, non.
C'est ainsi que Romain Gary – le mien – choisit de devenir Emile Zola. Il lui fallait un pseudonyme à lui aussi. Seulement, le sien était déjà célèbre, puisqu'il avait choisi le nom d'un autre écrivain... Donc ça ne cachait rien du tout. De quoi en perdre son latin. Mais pas moyen de lui faire entendre raison.
– Mais ça ne fonctionne pas, Romain. Il faut que ce soit inconnu, in-con-nu, tu piges ? Comme Albert, je ne sais pas, Albert ou Robert Mort-
– Non.
– Emile Zola existe déjà.
– Laisse-moi faire. Tu réfléchis trop, Loubiana. Un pseudonyme, c'est quand tu choisis de prendre un autre nom que celui qui t'appartient. En clair, quand tu deviens quelqu'un que tu n'es pas, en changeant d'identité. Il suffit que je vole celle d'Emile, et je deviens quelqu'un d'autre.
– Un voleur. Tu deviens un voleur.
Il soupira devant mon manque évident de coopération.
– Qu'importe que ce nom soit déjà pris, du moment que ce n'est pas le mien, tu comprends ? C'est le principe du pseudonyme.
– Mais, il reste connu, enfin... Ça n'a pas de sens, ça n'a pas de sens.
J'étais incapable d'argumenter devant un raisonnement aussi bancal.
– Les noms n'appartiennent à personne. Je veux juste en avoir un autre.
– Pourquoi tu veux fuir ta véritable identité, Romain ? Elle ne te convient pas ?
Son silence prit une teinte de malaise. Ses doigts se tordirent sur son livre ouvert. Les pages du Mystère de la chambre jaune furent froissées comme des pétales fanés. J'aurais juré avoir vu son regard vert se perdre un instant, et son euphorie est retombé d'un coup. Comme un souffle trop cuit qui s'écrase en sifflant.
– Pourquoi je n'aurais pas le droit ? Chuchota t-il fiévreusement.
– Je ne comprends pas. Tu as le droit, si ça te chante, si tu insistes, vraiment, de devenir quelqu'un d'autre. Mais pourquoi tu ne veux pas être juste... euh, et bien, toi-même. Juste Romain.
– Mais c'est d'une tristesse à mourir.
J'étais mal à l'aise, à mon tour.
– Tu n'es pas Romain Gary, fis-je plus durement que je ne l'aurais voulu. Pas plus qu'Emile Zola, Emile Ajar, pas plus que tu n'es une marguerite au soleil, pas plus qu-"
D'un geste de la main, il m'arrêta. La lueur dans ses yeux était douloureuse.
– Je vais être tout ça et bien plus encore. Je vais être à la fois écrivain, musicien, malade, vieux et jeune. Je vais peindre des fresques de marguerites dorées, des grandes toiles, tu verras. Je les exposerai dans ma galerie gigantesque. Ensuite, je serai voyageur, je partirai loin, là où il n'y a encore personne, et je fixerai le ciel pendant des heures pour y voir des étoiles, à m'en cramer les yeux. Je serai artiste, trapéziste, et dictateur puis je finirai par crever, et on m'enterrera sous quelques centimètres de terre, là où poussent les racines de mes fleurs.
Il s'était mis à crier, les yeux écarquillés. De l'écume perlait au coin de sa bouche à mesure qu'il débitait ses phrases, comme si en sortant, elles lui arrachaient l'intérieur des entrailles. Je tremblais, en silence pour ne pas le déranger.
– Il ne faut pas que j'oublie une des options, une des pistes à explorer..."
Il se mit à tourner en rond dans sa chambre, comme un lion en cage.
– Imagine si je ne réalise pas tous ses projets. Si je ne choisis pas le bon chemin. Imagine si je loupe des choses. Si se passe à côté de l'expérience de ma vie. Si je fais l'erreur titanesque de ne pas vivre assez fort, assez vite, assez bien ! Si j'oublie de sauter en parachute, ou d'apprendre un jour du Bach au piano. Si ma vie est fade. Si je remets tout à demain, et que demain disparaît en emportant tout avec lui. Si je rate ! Imagine ! Ce serait triste à en mourir. Lou ! À en mourir !
Ses prunelles m'assassinaient à chaque mot. On aurait dit qu'il allait exploser, et que ses petites morceaux eux-mêmes allaient se mettre à hurler.
– Romain, excus-
– Laisse-moi."
Sa voix était tranchante comme une lame de rasoir, et le ton sans appel. Il s'est claquemuré dans ses pensées. Je suis sortie de la chambre en silence.
Jour soixante.
Romain Gary est mort.
Il s'est suicidé le 02 décembre 1980.
Mon Romain à moi, ce n'est pas tout à fait pareil. C'est juste que son cerveau malade lui a ordonné de se taillader les poignets, deux fois, juste en dessous du bracelet jaune que je lui avais offert. Il ne l'a pas vraiment voulu, j'en suis sûre. Il a tracé deux grandes lignes écarlates, comme les lignes d'un cahier neuf, où il faut commencer à écrire les premiers mots. Alors, Romain Gary est mort.
Lors de la messe, ses parents ont beaucoup pleuré. Sa mère étalait son mascara sur ses joues, et son père sanglotait bruyamment. Au moment de déposer ma rose sur son petit cercueil en bois, j'ai craqué à mon tour. J'ai eu envie d'en arracher une à une les pétales pour les regarder voleter dans la brise matinale. Avant de s'écraser brutalement au sol. De joncher le goudron comme des cadavres. Je respirais mal. Je me suis penchée tout bas, mes cheveux touchaient presque la terre retournée.
– Romain. Ne t'inquiètes pas. En dessous de mes chaussures, j'ai mis des chaussettes jaunes."
Et puis encore plus doucement, dans un murmure, j'ai emprunté quelques mots à notre ami commun.
– "Moi je souriais, mais à l'intérieur j'avais envie de crever. Des fois je sens que la vie, c'est pas ça. c'est pas ça du tout, croyez-en ma vieille expérience."
De retour à la clinique, avant midi comme convenu, je me suis rendue dans la chambre de Romain. Elle était déjà quasiment vide. La fenêtre était grande ouverte, malgré le vent. Le rayon froid et dur du soleil éclairait seulement le vide qu'il avait laissé, emportant tout derrière lui. Sauf un carton de bouquins écornés et un paquet de post-it jaunes.
J'ai attrapé un pan du carton pour l'ouvrir, et j'ai sorti un à un les trésors de papier du garçon. Les tranches étaient meurtries, les pages jaunissaient. La couleur du bonheur. J'ai retiré La vie devant soi d'une pile, et j'ai observé sa couverture avec défiance.
– Il va falloir qu'on devienne amis, tous les deux."
Avec la brise, les pages se sont envolées, et j'ai regardé les annotations griffonnées à la hâte dans les marges. Il n'avait jamais le temps de bien écrire, il ne fallait pas perdre le fil du récit. Des indications, des références de lignes, des questions... En dessous du titre, sur la première page, il y avait mon prénom. Loubiana. Le prénom hors du commun.
"Je savais que tu finirais bien par ouvrir ce bouquin. Prends-en soin, il veillera sur toi. Entre les lignes, pense à moi. Peut-être que je t'ai donné le livre parce que tu es partie de la clinique. J'espère que tu es en route vers cette chose qui changera ta vie. J'aimerais bien te suivre. J'aimerais manger le cœur des marguerites, ingérer petit à petit des doses de bonheur. J'aimerais bien avoir la vie devant moi."
Je suis repartie aussi vite. Mes pas se faisaient fébriles. J'avais des rivières qui coulaient sur mes joues, et une tornade enflammée dans la tête. Au milieu du couloir, je me suis effondrée sur le sol. Et j'ai lu. Moi aussi, je voulais avoir la vie devant moi.
Léa Tanasewicz.
– Tu es malade, m'a dit maman.
Elle me l'a annoncé doucement, en chuchotant. Comme si elle avait peur que la nouvelle ne me brise. En réalité, j'étais déjà au courant. Ça fait partie de ces choses que j'ai comprises quand le docteur me regardait d'un air terrible, quand mes parents chuchotaient entre eux à toute vitesse, quand mon paternel m'observait dormir en silence, quand je m'effondrais sans raison apparente entre deux cours de mathématiques, les yeux clos et le cœur au bord des lèvres. Ces choses-là se sentent, n'est-ce pas ?
– On va t'emmener dans un endroit très bien, une clinique privée, a-t-elle poursuivi devant mon mutisme. Tu verras, ils savent comment te soigner. Tu verras, tu y seras bien, Loubiana.
Le soir, j'y étais déjà installée. Ça, c'est ma mère tout craché. Le prénom, je veux dire. Elle s'est amusée à me coller sur le front l'étiquette de fille "extraordinaire et différente" qui va avec la possession d'un prénom un peu hors du commun. Elle s'imaginait certainement que ça me conférerait une destinée fabuleuse, droit vers le succès et la réussite. Elle me voyait grand écrivain, reporter dans les pays en guerre, créatrice du vaccin contre le SIDA, ou, au moins, révolutionnaire. Elle ne pensait pas que la seule chose d'intéressante que je ferais dans ma vie serait d'atterrir dans la Clinique St-Laurent. La clinique pour les malades comme moi. Les malades du cerveau.
Le jour numéro deux fut compliqué, évidemment.
J'étais assise en tailleur, au milieu de mon lit, au milieu de ma chambre, au milieu d'un couloir, lui-même au milieu d'une clinique qui m'était étrangère. Où je me sentais seule. Vide. Et triste. Je comptais alors les minutes qui s'égrenaient, et j'attendais sagement que le temps passe, me laissant quelquefois emporter dans un demi-sommeil décousu. Je contemplais parfois le mobilier sobre, fonctionnel et presque agréable de la chambre. On voulait que je m'y sente bien, alors on m'avait laissé installer une multitude de bibelots inutiles mais réconfortants dessus. Avant de m'endormir, je me suis bêtement dit que je préférerais être un meuble. Qui ne parlait pas, qui ne pensait pas, qui n'avait pas de responsabilité, simple spectateur de son monde. Et moi aussi on aurait pu m'ensevelir pour cacher mon véritable visage. Froid, inanimé, pathétique.
Au jour numéro huit, j'ai décidé de partir à l'aventure.
C'est-à-dire que je suis sortie de la contemplation des lignes horizontales bleues du carrelage. J'ai enfoui mes jambes dans un blue-jean trop grand, et j'ai poussé le battant de la porte d'entrée de ma chambre, la 090. J'ai franchi l'embrasure, et le stress grandissait me faisait me mordiller les lèvres. Les couloirs me paraissaient immenses. J'étais dans un autre service. C'était un coin inconnu de la clinique pour moi. Je me suis massacrée la bouche, avant d'ouvrir la porte de la chambre 101, au hasard. J'y ai trouvé, au-delà du mobilier identique à toutes les chambres, un jeune homme de mon âge, avec des grands yeux verts et un sourire sardonique. Il était allongé sur le dos, dans son lit. Les jambes en l'air, appuyés contre le mur, la tête à l'envers. Un air tranquille des Blues Brothers sifflait autour de lui, comme des gouttelettes de miel qui volaient à travers la pièce pour endre toute la scène plus douce. Il tenait un épais livre entre ses mains.
– On toque, généralement, avant d'entrer, m'a-t-il fait remarquer.
Son visage se tourna enfin vers moi. Je ne songeais même pas à bafouiller une excuse. Avec une prestance de félin, il s'est soudainement redressé. Ce faisant, la pile de classiques de la littérature à côté de lui s'était effondré de manière pathétique. Il repoussa Dom Juan sans ménagement.
– Romain, prononça-t-il en me regardant droit dans les yeux. Comme Romain Gary, l'auteur. Et tu es la fille de la 090.
– Tu me prêtes un livre ?
Le soleil se lève sur le jour onze.
Romain s'habille toujours tout en noir. Mais, son petit secret, c'est qu'en dessous de ses converses noires, il met des chaussettes jaunes. Il dit que le jaune c'est la couleur de la joie, la preuve, le cœur des marguerites est jaune. Le soleil est jaune, aussi, et Romain est une galaxie à lui tout seul.
Je suis partie à la rencontre d'autres personnes. Des patients, mais des soignants aussi. J'ai fait la connaissance de l'infirmière Marie, que les autres surnomment Marie-Madeleine, à cause de sa bonté constante et de sa tendance à nous materner. Il y aussi Enzo, un jeune geek qui a les yeux injectés de sang et les ongles rongés, et Monsieur Jean, un gentleman de 91 ans, qui porte une veste croisée par-dessus sa chemise de patient, et un borsalino comme un mafieux dans les films de Scorsese. Il attend que sa "tendre et chère" vienne à son chevet. Il dit qu'il ne peut pas mourir avant d'avoir croisé une dernière fois son regard. Marie-Madeleine dit qu'il ne va pas mourir à cause d'une simple infection du pancréas. Je croise aussi le Prozac deux fois par jour, et sa copine infernale la Balance toute les semaines.
Et au milieu de tout ce petit monde, il y a Romain. Romain et ses livres. Romain, c'est devenu mon Romain Gary, alors j'y tiens. Quand il voit que les cernes en dessous de mes yeux se sont agrandies, quand la visite des parents s'est éternisée à coup de crises de larmes, ou quand le chiffre affiché sur la Balance n'augmente pas, il revient avec un bouquin entre les mains. Parfois, il me laisse le parcourir toute la nuit, assise en tailleur sous mon drap, parfois il me fait la lecture. Les mots me cueillent au creux du ventre, et tiraillent mon esprit. Il pense que ça soigne. Je pense que ça sauve.
Le temps a filé jusqu'au jour vingt-deux.
En descendant les étages après ma visite à Monsieur Jean – qui ne va décidément pas mourir du tout – je me suis arrêtée nette. Par la fenêtre, je voyais une silhouette bien connue assise dans le parc, au milieu des patients et de leurs visiteurs, sous le saule de la clinique. J'ai dévalé les marches quatre à quatre pour atterrir dans le hall. J'ai enfilé ma veste sous le regard scrutateur d'une infirmière, pour cacher mes jambes maigres, et j'ai caché mon bracelet d'admission turquoise pour sortir sans encombre. Après avoir dépassé l'allée goudronnée, je suis allée à sa rencontre, à l’abri derrière l'arbre.
– Tu es sorti de ton autarcie ? Demandais-je sans en croire mes yeux.
Il avait passé deux jours, enfermé dans sa chambre, et seul le personnel soignant avait eu le droit d'y pénétrer. J'avais été condamné à attendre patiemment qu'il sonne la fin de la retraite, chose qu'il avait manifestement fait ce matin.
– Vraisemblablement.
Il avait empilé plusieurs ouvrages hétéroclites à côté de lui. D'un geste de la main, il m'invita à prendre place, à satisfaire ma curiosité en en choisissant un, et à ne plus l'embêter. C'était bien mal me connaître. À peine avais-je posé mes fesses dans l'herbe et attrapé Cyrano de Bergerac, que je me tournais vers lui, prête à lui poser un milliard de question. Il bougea à peine. Seul un mince rictus désabusé fendit sa figure.
– Pourtant, il est merveilleux, fit-il.
– Je te demande pardon ?"
Je fronçais les sourcils, perdue. Après une seconde de réflexion, il consentit à m'éclairer.
– Tu vas ouvrir la bouche, et commencer à bavarder. Me connaissant, je vais très certainement te répondre, et même te faire la conversation. Or, je vais donc perdre le fil de ma lecture, et toi tu ne vas pas ouvrir l'ouvrage que tu tiens entre les mains avec désintérêt. Ce qui est dommage. Je te le répète, pourtant, il est merveilleux.
À l'origine, le jour trente était calme.
Je m'assis en tailleur, soulevant ma tête de ses genoux. Sa main, qui caressait mes cheveux depuis de longues minutes retomba doucement sur son lit. Il posa lourdement sa tête contre le mur et ferma les yeux.
– C'était quoi ? Demandais-je.
– De quoi parles-tu ?
– Du livre que tu lisais quand je t'ai dérangé sous l'arbre. Le jour où j'ai finalement découvert Cyrano.
– J'ai toujours pensé que tu ressemblais à Roxane...
– Romain ! C'était quoi, ce livre qui t'absorbait tant ?
Je le croisais souvent, ce bouquin. C'était devenu son livre de chevet. Je le voyais posé sur un banc, à côté de son oreiller, sur son plateau-repas. Il ouvrit les yeux brusquement.
– C'était Romain Gary, qui veux-tu que ce soit d'autre ?
– Mais encore ?
– Ça s'appelle La vie devant soi. C'est un livre d'Emile Ajar, plutôt.
– Hein ?
– Il faut dire "pardon ?" Je t'expliquerai. J'aime beaucoup ce livre, ajouta-t-il avec un sourire sibyllin. Tu voudrais que je te le prête, un jour ?
– Non.
Ce fut à son tour d'être décontenancé. Ses iris verts me scrutèrent, et je fus presque fière de l'avoir perturbé.
– Explique moi la raison d'un refus aussi... péremptoire, demanda t-il doucement.
– Je ne veux pas de ce livre. Je n'en aime pas le titre.
Il soupira. Malheureusement, il savait que je restais facilement sur ma première impression, et que par conséquence je n'ouvrirais sûrement jamais ce bouquin. Il s'assit en tailleur, prêt pour une joute verbale.
– Je ne supporte pas l'idée que ça dégage. Ce sentiment voulu par l'emploi d'une formule aussi naïve que stupide. Je ne veux pas qu'on m'explique que la vie est devant moi. Que je n'y suis pas encore, qu'elle arrive après, plus tard, demain. Que c'est le chemin qui s'ouvre en face de moi, et que je ne suis pas encore en train de l'arpenter.
– Tu n'y es pas du tout.
– Au contraire, c'est une erreur de penser que tout est forcément après. Devant. Demain.
Il s'agita. Ses mèches brunes masquaient son regard vert, à présent. Je sentais qu'il faisait un effort pour essayer de comprendre mon point de vue, visiblement sans succès.
– Ok. Explique ton raisonnement.
– La vie n'est pas devant moi, puisqu'elle est au présent, commençais-je.
– La vie se conjugue ?
– Tss. Je ne peux pas sans cesse penser à l'avenir, sinon je ne fais rien de mon présent et je lui enlève toute sa valeur, comme s'il n'avait aucune espèce d'importance. Et nier le passé ne sert à rien, ce qui est fait, est fait. Ce qui est dit, l'est. Ce qui s'est passé, le restera.
À son air dubitatif, je compris qu'il ne percutait pas. Alors je décidais d'employer un autre argument en tentant de m'appuyer sur un exemple concret.
– Imagine que, demain, je prends la voiture. Au détour d'un virage, j'ai un accident de la route et-
– Objection, votre honneur. Tu es enfermée dans cette clinique, à faire des trajets de 200 mètres maximum, à pied ou en brancard, tu m'expliques d'où-
– C'est un exemple, Romain, soupirais-je agacée par ses interventions. Enfin, si je meurs demain...
– Admettons que tu fasses une crise.
– Voilà, admettons, fis-je exaspérée. Ma vie, elle était bien plus derrière moi, chronologiquement parlant que devant. Il ne me reste plus que 24 heures à vivre, contre... euh, des milliers.
– Ce que tu peux être terre à terre. C'est effrayant.
Il se leva soudain, et alla jusqu'à sa fenêtre. D'un geste sec, il tira le rideau, inondant la pièce de lumière. Son visage se tourna vers moi, et je fus percutée par deux prunelles vertes, furibondes. En une second, son expression avait changé du tout au tout. Quand il ouvrit la bouche, ce fut pou cracher les mots.
– Ta vie n'est pas une question d'heure, imbécile. Tu peux bien plus vivre en 24 heures qu'en 160 000. L'essentiel, c'est que tu penses, lises, ries, apprennes, et te bouges un peu les fesses. Là, tu pourras employer le verbe "vivre" de façon un peu plus adéquate que pour exprimer la misérable action de respirer.
Il me laissa le temps de me recomposer un visage neutre après l'estocade.
– Pour l'instant, on a encore rien fait. Ni moi, ni toi. Quand on évoque demain, on ne te parle pas de ta routine d'internée qui traverse chaque journée comme une rengaine inlassable. Se lever, avaler trois pilules, arpenter sa chambre, faire semblant de s’intéresser à quelques documents que nous montrent les médecins, lire, manger, lire encore et se coucher. Vivre, c'est cette action, cette chose que tu vas faire demain. Cette chose qui va laisser une trace. Qui aura bien plus d'importance que la majorité du reste de ta vie. Pas parce que les autres te le diront. Pas parce que ça t'apportera une reconnaissance, non. Parce que toi, tu t'arrêteras un instant de courir, tu inspireras un grand coup, et tu te diras " la vie, c'était ça".
Parfois, les jours ressemblaient au jour quarante-quatre.
– C'est du vert nénuphar. Qu'en penses-tu ?
Il tournait dans tous les sens avec sa veste colorée, mimant une chorégraphie décousue. Un sourire gigantesque engloutissait son visage.
– Je ne vois pas la différence avec un vert classique, marmonnais-je, les yeux rivés sur l'écran de mon ordinateur.
– Tu n'es pas visionnaire. Tu ne saisis pas à quel point ce vert est... révolutionnaire.
Son soupir exagéré, dans le but de m'attendrir, eut raison de moi. Je mis mon film en "pause" et consentit à prendre part au dialogue.
– Pourquoi du vert, maintenant ? Tu lâches le jaune ?
–Non, s'indigna-t-il. Non !
Il fit une pause. Je jetais un regard à mon Robin Williams pixelisé, avec une terrible envie de le rejoindre. L'image était figée, au milieu d'une scène palpitante.
– Matt Damon et ses copains m'attendent, dis-je impatiemment. Donc, répond. Une veste verte ?
– J'ai lu quelque part que le vert était la couleur de l'espoir.
– Je crois que c'est un truc biblique. Tu crois en Dieu ?
– Pas vraiment. Et je ne suis pas sûr que cette analogie ait un rapport à la religion.
Il y eut un temps.
– Mais je crois en l'espoir.
– Allons bon. Tu as une couleur pour l'ennui ? Je pourrais bien la porter pour le restant de mon existence.
– Tu ferais mieux de te mettre au vert, toi aussi. Tu as l'air d'excellente humeur.
Son ton railleur me fit rouler des yeux. Il retira sa veste, et la lança sur mon ordinateur, qui se referma brutalement sous son poids.
– Heureusement pour toi, ton Romain Gary a la solution miracle pour combler ton manque de vivacité et de dynamisme flagrant. Rendez-vous dans ma chambre pour lire l'intégrale des Harry Potter, je ne connais rien de mieux pour tuer ton nouvel ennemi, l'ennui.
Il sautait comme un cabris, surexcité à cette idée. Et il riait, il riait en tourbillonnant.
Je me rappellerais longtemps du jour cinquante-deux.
– Tu savais que Romain Gary avait un pseudonyme ? M'annonça de but en blanc mon ami quand je rentrais dans sa chambre.
– Euh, non.
C'est ainsi que Romain Gary – le mien – choisit de devenir Emile Zola. Il lui fallait un pseudonyme à lui aussi. Seulement, le sien était déjà célèbre, puisqu'il avait choisi le nom d'un autre écrivain... Donc ça ne cachait rien du tout. De quoi en perdre son latin. Mais pas moyen de lui faire entendre raison.
– Mais ça ne fonctionne pas, Romain. Il faut que ce soit inconnu, in-con-nu, tu piges ? Comme Albert, je ne sais pas, Albert ou Robert Mort-
– Non.
– Emile Zola existe déjà.
– Laisse-moi faire. Tu réfléchis trop, Loubiana. Un pseudonyme, c'est quand tu choisis de prendre un autre nom que celui qui t'appartient. En clair, quand tu deviens quelqu'un que tu n'es pas, en changeant d'identité. Il suffit que je vole celle d'Emile, et je deviens quelqu'un d'autre.
– Un voleur. Tu deviens un voleur.
Il soupira devant mon manque évident de coopération.
– Qu'importe que ce nom soit déjà pris, du moment que ce n'est pas le mien, tu comprends ? C'est le principe du pseudonyme.
– Mais, il reste connu, enfin... Ça n'a pas de sens, ça n'a pas de sens.
J'étais incapable d'argumenter devant un raisonnement aussi bancal.
– Les noms n'appartiennent à personne. Je veux juste en avoir un autre.
– Pourquoi tu veux fuir ta véritable identité, Romain ? Elle ne te convient pas ?
Son silence prit une teinte de malaise. Ses doigts se tordirent sur son livre ouvert. Les pages du Mystère de la chambre jaune furent froissées comme des pétales fanés. J'aurais juré avoir vu son regard vert se perdre un instant, et son euphorie est retombé d'un coup. Comme un souffle trop cuit qui s'écrase en sifflant.
– Pourquoi je n'aurais pas le droit ? Chuchota t-il fiévreusement.
– Je ne comprends pas. Tu as le droit, si ça te chante, si tu insistes, vraiment, de devenir quelqu'un d'autre. Mais pourquoi tu ne veux pas être juste... euh, et bien, toi-même. Juste Romain.
– Mais c'est d'une tristesse à mourir.
J'étais mal à l'aise, à mon tour.
– Tu n'es pas Romain Gary, fis-je plus durement que je ne l'aurais voulu. Pas plus qu'Emile Zola, Emile Ajar, pas plus que tu n'es une marguerite au soleil, pas plus qu-"
D'un geste de la main, il m'arrêta. La lueur dans ses yeux était douloureuse.
– Je vais être tout ça et bien plus encore. Je vais être à la fois écrivain, musicien, malade, vieux et jeune. Je vais peindre des fresques de marguerites dorées, des grandes toiles, tu verras. Je les exposerai dans ma galerie gigantesque. Ensuite, je serai voyageur, je partirai loin, là où il n'y a encore personne, et je fixerai le ciel pendant des heures pour y voir des étoiles, à m'en cramer les yeux. Je serai artiste, trapéziste, et dictateur puis je finirai par crever, et on m'enterrera sous quelques centimètres de terre, là où poussent les racines de mes fleurs.
Il s'était mis à crier, les yeux écarquillés. De l'écume perlait au coin de sa bouche à mesure qu'il débitait ses phrases, comme si en sortant, elles lui arrachaient l'intérieur des entrailles. Je tremblais, en silence pour ne pas le déranger.
– Il ne faut pas que j'oublie une des options, une des pistes à explorer..."
Il se mit à tourner en rond dans sa chambre, comme un lion en cage.
– Imagine si je ne réalise pas tous ses projets. Si je ne choisis pas le bon chemin. Imagine si je loupe des choses. Si se passe à côté de l'expérience de ma vie. Si je fais l'erreur titanesque de ne pas vivre assez fort, assez vite, assez bien ! Si j'oublie de sauter en parachute, ou d'apprendre un jour du Bach au piano. Si ma vie est fade. Si je remets tout à demain, et que demain disparaît en emportant tout avec lui. Si je rate ! Imagine ! Ce serait triste à en mourir. Lou ! À en mourir !
Ses prunelles m'assassinaient à chaque mot. On aurait dit qu'il allait exploser, et que ses petites morceaux eux-mêmes allaient se mettre à hurler.
– Romain, excus-
– Laisse-moi."
Sa voix était tranchante comme une lame de rasoir, et le ton sans appel. Il s'est claquemuré dans ses pensées. Je suis sortie de la chambre en silence.
Jour soixante.
Romain Gary est mort.
Il s'est suicidé le 02 décembre 1980.
Mon Romain à moi, ce n'est pas tout à fait pareil. C'est juste que son cerveau malade lui a ordonné de se taillader les poignets, deux fois, juste en dessous du bracelet jaune que je lui avais offert. Il ne l'a pas vraiment voulu, j'en suis sûre. Il a tracé deux grandes lignes écarlates, comme les lignes d'un cahier neuf, où il faut commencer à écrire les premiers mots. Alors, Romain Gary est mort.
Lors de la messe, ses parents ont beaucoup pleuré. Sa mère étalait son mascara sur ses joues, et son père sanglotait bruyamment. Au moment de déposer ma rose sur son petit cercueil en bois, j'ai craqué à mon tour. J'ai eu envie d'en arracher une à une les pétales pour les regarder voleter dans la brise matinale. Avant de s'écraser brutalement au sol. De joncher le goudron comme des cadavres. Je respirais mal. Je me suis penchée tout bas, mes cheveux touchaient presque la terre retournée.
– Romain. Ne t'inquiètes pas. En dessous de mes chaussures, j'ai mis des chaussettes jaunes."
Et puis encore plus doucement, dans un murmure, j'ai emprunté quelques mots à notre ami commun.
– "Moi je souriais, mais à l'intérieur j'avais envie de crever. Des fois je sens que la vie, c'est pas ça. c'est pas ça du tout, croyez-en ma vieille expérience."
De retour à la clinique, avant midi comme convenu, je me suis rendue dans la chambre de Romain. Elle était déjà quasiment vide. La fenêtre était grande ouverte, malgré le vent. Le rayon froid et dur du soleil éclairait seulement le vide qu'il avait laissé, emportant tout derrière lui. Sauf un carton de bouquins écornés et un paquet de post-it jaunes.
J'ai attrapé un pan du carton pour l'ouvrir, et j'ai sorti un à un les trésors de papier du garçon. Les tranches étaient meurtries, les pages jaunissaient. La couleur du bonheur. J'ai retiré La vie devant soi d'une pile, et j'ai observé sa couverture avec défiance.
– Il va falloir qu'on devienne amis, tous les deux."
Avec la brise, les pages se sont envolées, et j'ai regardé les annotations griffonnées à la hâte dans les marges. Il n'avait jamais le temps de bien écrire, il ne fallait pas perdre le fil du récit. Des indications, des références de lignes, des questions... En dessous du titre, sur la première page, il y avait mon prénom. Loubiana. Le prénom hors du commun.
"Je savais que tu finirais bien par ouvrir ce bouquin. Prends-en soin, il veillera sur toi. Entre les lignes, pense à moi. Peut-être que je t'ai donné le livre parce que tu es partie de la clinique. J'espère que tu es en route vers cette chose qui changera ta vie. J'aimerais bien te suivre. J'aimerais manger le cœur des marguerites, ingérer petit à petit des doses de bonheur. J'aimerais bien avoir la vie devant moi."
Je suis repartie aussi vite. Mes pas se faisaient fébriles. J'avais des rivières qui coulaient sur mes joues, et une tornade enflammée dans la tête. Au milieu du couloir, je me suis effondrée sur le sol. Et j'ai lu. Moi aussi, je voulais avoir la vie devant moi.
Léa Tanasewicz.