Pour sa cinquième édition, le concours se renouvelle en proposant le thème des "Origines". Voici une occasion pour le lectorat de plonger au cœur des choses et des hommes, et de redécouvrir le monde avec de nouveaux yeux !
Rose des Neiges
Au fond des neiges, là où l’horizon se perd dans l’immaculé, une rose est éclose. Elle tord sa tige, ondule ses pétales au vent, laisse voler ses feuilles jusqu’aux lacs gelés, et prie pour qu’un jour, l’espoir germe.
Myroslav Valentynovych Taran voltige. Son corps se déploie et tourne dans les airs, comme un cyclone de grâce. Il touche terre, enchaîne deux pas gracieux, comme des pas de poussin, puis étend sa jambe en arabesque. Il décrit un vaste arc de cercle, ses traits se confondent, il s’oublie dans l’art. Tout son être n’est plus que danse, un oiseau échoué sur Terre.
Son dos se cambre, sa colonne vertébrale se tord, soumise à des pressions douloureuses. Il est le fruit de l’exigence russe, pur produit du ballet d’exception, il frôle la perfection. Il va participer aux championnats du monde, il ravit ses entraîneurs, fait envier ses coéquipiers, réveille admiration et jalousie partout où il passe. C’est une étoile montante, une véritable étoile montante qui va enfler, s’embraser puis exploser. C’est le sort des étoiles.
Il est déjà près du point de rupture. Ses bras tirent, ses pieds souffrent, son corps endure mais son cœur se consume. Les braises ravagent la neige, une nouvelle rage enflamme son esprit, ses mouvements s’enchaînent, se précipitent, il abandonne la musique et établit de nouvelles règles. Autour, la salle est soufflée. Il quitte la perfection bolchoï, l’exceptionnelle grâce et douceur qui faisait de lui le cygne de Moscou, et renverse l’illusion. Il fuit les notes et danse au rythme de son corps.
Il est enfin lui. Il lâche toute la fureur, l’ardeur, la peine, la frustration qui le dévore. Chacun de ses mouvements crache sa rage. Il saute, vole et incendie le monde. Il ne touche plus terre, il s’en va dans la stratosphère. Il se sent enfin libre. Tous sont médusés. Il ne les voit pas. Il est loin, bien loin de tout ça, il s’en est allé dans son monde intérieur qui hurle à l’injustice depuis trop longtemps.
L’entraînement se termine. Il n’a pas exécuté un seul pas de sa chorégraphie. Les autres non plus. Ils étaient trop occupés à le regarder. Il était plus beau que jamais. Il transgressait toutes les règles et se transformait en merveille. Un diamant taillé qui retrouvait sa forme brute.
Il rentre dans le vestiaire, s’enferme dans la douche. Il s’effondre. Prostré, à genoux sur le sol, il laisse sa tête tomber dans sa serviette et hurle. Il est ruisselant, épuisé, son corps crie une douleur impossible, mais il n’en a pas assez. Il veut encore hurler, vider ses poumons, détruire quelque chose, frapper ces murs blancs, trop parfaits, frapper ses coachs, frapper l’État, frapper tous ceux qui ont fermé les yeux, tous ceux qui ont commandé, tous ceux qui ont accepté, tous ceux qui se sont tus. Il veut se frapper lui-même pour combattre, ramener des médailles, la gloire, à ceux-là, se frapper lui-même pour avoir suivi sans rien dire, pour obéir, continuer, gagner... Il veut se frapper lui-même car il sait très bien que ça ne changera pas, qu’il ne le fera pas, qu’il sera toujours soumis, qu’il n’aura pas le courage de son père, ni de tous les autres.
Alors il pleure. Il enfouit son visage et il pleure. Le temps passe, les autres réclament la salle de bain et lui, il reste seul. Sa douche n’est que larmes, son corps douleur, son âme injustice. Il finit par se relever, courbé. Il sort, encore sale, le visage humide. Le coach le regarde passer, il l’attrape, il lui dit de se reprendre. Lui hoche la tête. Il est ailleurs. Tout glisse sur lui.
Il sort, rentre dans son appartement, se lave, s’habille, fait son sac, attrape ses clefs, prend la voiture et décolle. Près de dix-huit heures de route, un calvaire, mais il préfère toujours ça que l’avion et tous ces inconnus heureux, si bêtement heureux. À chaque pause, il caresse ses clefs, il se demande parfois ce qu’elles signifient. Elles ne mènent à rien, bien sûr, mais auprès d’elles pend toujours la peluche de sa grand-mère. C’est devenu un mouvement nerveux, il n’y pense plus. Mais il s’y accroche toujours comme à une bouée de sauvetage.
Il regarde les voitures passer dans la nuit, admire le flamboiement de leurs phares, comme des étoiles filantes. Ils ne sont plus beaucoup désormais. Ça va plus vite, ça l’arrange. Il espère gagner une petite heure ainsi.
Quand il arrive enfin, il est près de midi, et le carton de son gobelet de café se décompose à force d’être mâchonné. Il ferme bien sa voiture, prend son sac et avant même de se rendre à l’hôtel, retire ses chaussures et fait quelques pas dans le sable. Il regarde l’eau miroiter, sa surface presque blanche reflétant le ciel laiteux d’hiver. Quelques oiseaux chassent ou se posent sur la mer. Il sourit et avance ses pieds dans l’eau glacée. Son image le salue sur le miroir aqueux, il avance sa main et la trouble. Ce n’est pas lui, son âme à lui est floue, vide de sens, comme un mirage à l’horizon.
Il se décide à rejoindre l’hôtel. Il s’affale et s’endort sur son lit, les volets grand ouvert, le souffle d’Odessa s’infiltrant par la fenêtre sous laquelle s’étend la ville. La nuit tombe avant qu’il ne se réveille et les rayons de la lune se déposent sur son corps svelte en une auréole bienveillante.
Il se réveille aux aurores, prend sa douche, mange et reprend un peu de force. Puis il se pose à la fenêtre et regarde longuement la cité qui s’étend sous ses pieds. Un passant orne rarement les rues, c’est presque un fantôme. Certains murs se sont peints de noir, brûlés de guerre. Des vestiges parsèment encore les rues, accompagnés de plaques commémoratives.
Bien des monuments et œuvres d’arts ont été détruits. C’est le spectre d’une grande ville qui se dévoile à lui.
Pourtant, il n’y voit que la beauté. Les voiles qui ondulent dans le jour comme les jupes d’une jeune mariée, le soleil qui se pose sur ces terres d’hiver comme un guide bienveillant, l’eau qui ondule au loin, clapotant comme le chant des sirènes qui viendraient saluer les cités de la Mer Noire. Elles lui disent de ne pas abandonner, de les rejoindre, de courir, sauter, danser, mettre ses talents enfin pour sa ville natale, pour les fantômes de ses ancêtres, pour tous ces morts qui dorment sans reconnaissance.
Il quitte la fenêtre et ses doux rêves. Il ouvre son sac, récupère une tenue, la couvre d’un lourd manteau puis s’avance dans les rues. Il monte les escaliers Potemkine, salue la statue du duc Richelieu, le remercie silencieusement pour tout ce qu’il a fait pour cette cité, pour lui avoir donné naissance, à lui et tous les autres habitants qui sont nés ou ont choisi cette famille, cette ville. Il lui envoie un baiser, se tourne vers les escaliers, surplombe la ville, juste devant son créateur et laisse tomber son anorak. Son costume de spectacle étincelle de mille feux sous le soleil. Il monte sur ses pointes et commence à danser.
Sa musique est celle qui émane de la ville, le chant des oiseaux, le clapotis de l’eau et les voix des passants. Son rythme est celui de la vie. Le pas cadencé des humains, le froissement d’aile des oiseaux, le reflux des vagues. Il ne fait plus qu’un avec la cité. Il descend les escaliers à petits ou grands sauts. Il voltige sans craindre de tomber. Il est comme ce bébé sur les escaliers Potemkine, il naît, il explose au monde. Mais lui vivra. Il s’en fait la promesse comme un grand cri qui émanerait de son cœur.
Il vole au-dessus des cinq dernières marches de l’escalier, effectue autant de tours. Il se réceptionne sur une seule jambe, enchaîne avec une grande pirouette semblant explorer chaque coin de la ville. Les applaudissements commencent à se lever et ravivent les braises de son cœur. Il veut aller encore plus loin, s’élancer au sommet de son art pour eux, eux qui sont restés.
Il saute, il vole, il danse dans la ville. Les voiles diaphanes de son costume l’entourent comme les ailes d’un oiseau ou la traîne d’un fantôme. Il s’accorde avec la cité, il revit au milieu des spectres. On se précipite aux fenêtres, on l’admire, on l’applaudit. Sa danse se tonifie, il suit le rythme de la vie et de la joie qui se propage dans ces rues.
Il aperçoit la statue de deux hommes portant un monde couronné d’étoiles au coin d’une rue comme un Atlas choisissant de partager son fardeau. Il virevolte jusqu’à elle, se pend au cou d’une figure, puis de l’autre, frôle la Terre. Puis il leur envoie un baiser alors qu’il s’envole vers d’autres cieux. Lui, il est seul pour porter l’espoir.
Il rejoint un balcon où une mère de bronze montre la mer à son bambin. Il caresse les deux visages figés et imagine sa propre mère admirer une dernière fois les eaux, avant de fuir à jamais. Elle aurait déposé un baiser au milieu de ses cheveux, baigné une dernière fois ses petits pieds dans l’eau puis s’en serait allée. Il pose son front contre celui de la figure de métal. Il cesse de respirer, comme elle ne l’a jamais fait. Il arrête la vie et se fie à son calme. Au fond de lui, son cœur s’ouvre et crie un misérable « Maman ! ».
Les citadins cessent d’applaudir de crainte de gêner son recueillement. Des larmes perlent dans leurs yeux à la vue de ces deux corps de bronze et chair enlacés. La pause semble durer l’éternité, une éternité pour contenir l’éphémère souvenir. Ils finissent par se séparer. La poitrine tressautant, Myroslav respire un grand coup, admire l’eau comme il l’a fait vingt ans plus tôt et reprend son art par mouvements lents, mélancoliques. Les spectres de la cité se sont rappelés à lui.
Il descend vers la plage, tourbillonne sur le sable, vole au-dessus du ponton. Il s’arrête aux dernières planches et saute, virevolte, toujours plus, toujours plus haut. Suspendu entre ciel, terre et mer, il laisse les larmes couler. Il exprime toutes les peines de sa cité, crie le malheur d’un bonheur trop vite disparu.
Ce n’est pas un oiseau, ce n’est pas une sirène, c’est un danseur. Un porte-parole qui s’exprime sans mots. Il n’est pas Russe, ni Ukrainien. Il est Odessite. Il est le cygne noir importé. Il est celui qui sait qu’il n’a pas sa place ici, qu’il s’est toujours trompé de voie. Il est le damné emprisonné dans la liberté.
Il ne jouera pas pour la Russie aux championnats.
Le soleil se couche sur un destin brillant, il couvre ses épaules d’or comme la cape d’un roi. Sur son costume, chaque strass s’allume. Il étincelle, lui, pleurant sur les morts, bénissant les vivants. Empli d’une rage inexprimable, d’une peine inconsolable mais aussi d’une joie exaltée.
Il pirouette une dernière fois puis se laisse tomber à genoux comme une tulipe endormie. Aussitôt la chape de silence éclate et les vivats se lâchent. Il se relève et salue, rouge et ruisselant. Il ne savait pas ce qu’il était venu chercher dans cette ville agonisante mais les habitants lui ont répondu. La lumière rallumée dans leurs yeux est le plus beau trésor de la Mer Noire. Il salue de nouveau, les remercie autant qu’ils le font. L’écho de leurs voix parcourt les flots plus fort que le chant des sirènes. Le ciel est d’or, le temps est suspendu.
Derrière eux, l’horizon explose.
Joséphine CRISTOL, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Myroslav Valentynovych Taran voltige. Son corps se déploie et tourne dans les airs, comme un cyclone de grâce. Il touche terre, enchaîne deux pas gracieux, comme des pas de poussin, puis étend sa jambe en arabesque. Il décrit un vaste arc de cercle, ses traits se confondent, il s’oublie dans l’art. Tout son être n’est plus que danse, un oiseau échoué sur Terre.
Son dos se cambre, sa colonne vertébrale se tord, soumise à des pressions douloureuses. Il est le fruit de l’exigence russe, pur produit du ballet d’exception, il frôle la perfection. Il va participer aux championnats du monde, il ravit ses entraîneurs, fait envier ses coéquipiers, réveille admiration et jalousie partout où il passe. C’est une étoile montante, une véritable étoile montante qui va enfler, s’embraser puis exploser. C’est le sort des étoiles.
Il est déjà près du point de rupture. Ses bras tirent, ses pieds souffrent, son corps endure mais son cœur se consume. Les braises ravagent la neige, une nouvelle rage enflamme son esprit, ses mouvements s’enchaînent, se précipitent, il abandonne la musique et établit de nouvelles règles. Autour, la salle est soufflée. Il quitte la perfection bolchoï, l’exceptionnelle grâce et douceur qui faisait de lui le cygne de Moscou, et renverse l’illusion. Il fuit les notes et danse au rythme de son corps.
Il est enfin lui. Il lâche toute la fureur, l’ardeur, la peine, la frustration qui le dévore. Chacun de ses mouvements crache sa rage. Il saute, vole et incendie le monde. Il ne touche plus terre, il s’en va dans la stratosphère. Il se sent enfin libre. Tous sont médusés. Il ne les voit pas. Il est loin, bien loin de tout ça, il s’en est allé dans son monde intérieur qui hurle à l’injustice depuis trop longtemps.
L’entraînement se termine. Il n’a pas exécuté un seul pas de sa chorégraphie. Les autres non plus. Ils étaient trop occupés à le regarder. Il était plus beau que jamais. Il transgressait toutes les règles et se transformait en merveille. Un diamant taillé qui retrouvait sa forme brute.
Il rentre dans le vestiaire, s’enferme dans la douche. Il s’effondre. Prostré, à genoux sur le sol, il laisse sa tête tomber dans sa serviette et hurle. Il est ruisselant, épuisé, son corps crie une douleur impossible, mais il n’en a pas assez. Il veut encore hurler, vider ses poumons, détruire quelque chose, frapper ces murs blancs, trop parfaits, frapper ses coachs, frapper l’État, frapper tous ceux qui ont fermé les yeux, tous ceux qui ont commandé, tous ceux qui ont accepté, tous ceux qui se sont tus. Il veut se frapper lui-même pour combattre, ramener des médailles, la gloire, à ceux-là, se frapper lui-même pour avoir suivi sans rien dire, pour obéir, continuer, gagner... Il veut se frapper lui-même car il sait très bien que ça ne changera pas, qu’il ne le fera pas, qu’il sera toujours soumis, qu’il n’aura pas le courage de son père, ni de tous les autres.
Alors il pleure. Il enfouit son visage et il pleure. Le temps passe, les autres réclament la salle de bain et lui, il reste seul. Sa douche n’est que larmes, son corps douleur, son âme injustice. Il finit par se relever, courbé. Il sort, encore sale, le visage humide. Le coach le regarde passer, il l’attrape, il lui dit de se reprendre. Lui hoche la tête. Il est ailleurs. Tout glisse sur lui.
Il sort, rentre dans son appartement, se lave, s’habille, fait son sac, attrape ses clefs, prend la voiture et décolle. Près de dix-huit heures de route, un calvaire, mais il préfère toujours ça que l’avion et tous ces inconnus heureux, si bêtement heureux. À chaque pause, il caresse ses clefs, il se demande parfois ce qu’elles signifient. Elles ne mènent à rien, bien sûr, mais auprès d’elles pend toujours la peluche de sa grand-mère. C’est devenu un mouvement nerveux, il n’y pense plus. Mais il s’y accroche toujours comme à une bouée de sauvetage.
Il regarde les voitures passer dans la nuit, admire le flamboiement de leurs phares, comme des étoiles filantes. Ils ne sont plus beaucoup désormais. Ça va plus vite, ça l’arrange. Il espère gagner une petite heure ainsi.
Quand il arrive enfin, il est près de midi, et le carton de son gobelet de café se décompose à force d’être mâchonné. Il ferme bien sa voiture, prend son sac et avant même de se rendre à l’hôtel, retire ses chaussures et fait quelques pas dans le sable. Il regarde l’eau miroiter, sa surface presque blanche reflétant le ciel laiteux d’hiver. Quelques oiseaux chassent ou se posent sur la mer. Il sourit et avance ses pieds dans l’eau glacée. Son image le salue sur le miroir aqueux, il avance sa main et la trouble. Ce n’est pas lui, son âme à lui est floue, vide de sens, comme un mirage à l’horizon.
Il se décide à rejoindre l’hôtel. Il s’affale et s’endort sur son lit, les volets grand ouvert, le souffle d’Odessa s’infiltrant par la fenêtre sous laquelle s’étend la ville. La nuit tombe avant qu’il ne se réveille et les rayons de la lune se déposent sur son corps svelte en une auréole bienveillante.
Il se réveille aux aurores, prend sa douche, mange et reprend un peu de force. Puis il se pose à la fenêtre et regarde longuement la cité qui s’étend sous ses pieds. Un passant orne rarement les rues, c’est presque un fantôme. Certains murs se sont peints de noir, brûlés de guerre. Des vestiges parsèment encore les rues, accompagnés de plaques commémoratives.
Bien des monuments et œuvres d’arts ont été détruits. C’est le spectre d’une grande ville qui se dévoile à lui.
Pourtant, il n’y voit que la beauté. Les voiles qui ondulent dans le jour comme les jupes d’une jeune mariée, le soleil qui se pose sur ces terres d’hiver comme un guide bienveillant, l’eau qui ondule au loin, clapotant comme le chant des sirènes qui viendraient saluer les cités de la Mer Noire. Elles lui disent de ne pas abandonner, de les rejoindre, de courir, sauter, danser, mettre ses talents enfin pour sa ville natale, pour les fantômes de ses ancêtres, pour tous ces morts qui dorment sans reconnaissance.
Il quitte la fenêtre et ses doux rêves. Il ouvre son sac, récupère une tenue, la couvre d’un lourd manteau puis s’avance dans les rues. Il monte les escaliers Potemkine, salue la statue du duc Richelieu, le remercie silencieusement pour tout ce qu’il a fait pour cette cité, pour lui avoir donné naissance, à lui et tous les autres habitants qui sont nés ou ont choisi cette famille, cette ville. Il lui envoie un baiser, se tourne vers les escaliers, surplombe la ville, juste devant son créateur et laisse tomber son anorak. Son costume de spectacle étincelle de mille feux sous le soleil. Il monte sur ses pointes et commence à danser.
Sa musique est celle qui émane de la ville, le chant des oiseaux, le clapotis de l’eau et les voix des passants. Son rythme est celui de la vie. Le pas cadencé des humains, le froissement d’aile des oiseaux, le reflux des vagues. Il ne fait plus qu’un avec la cité. Il descend les escaliers à petits ou grands sauts. Il voltige sans craindre de tomber. Il est comme ce bébé sur les escaliers Potemkine, il naît, il explose au monde. Mais lui vivra. Il s’en fait la promesse comme un grand cri qui émanerait de son cœur.
Il vole au-dessus des cinq dernières marches de l’escalier, effectue autant de tours. Il se réceptionne sur une seule jambe, enchaîne avec une grande pirouette semblant explorer chaque coin de la ville. Les applaudissements commencent à se lever et ravivent les braises de son cœur. Il veut aller encore plus loin, s’élancer au sommet de son art pour eux, eux qui sont restés.
Il saute, il vole, il danse dans la ville. Les voiles diaphanes de son costume l’entourent comme les ailes d’un oiseau ou la traîne d’un fantôme. Il s’accorde avec la cité, il revit au milieu des spectres. On se précipite aux fenêtres, on l’admire, on l’applaudit. Sa danse se tonifie, il suit le rythme de la vie et de la joie qui se propage dans ces rues.
Il aperçoit la statue de deux hommes portant un monde couronné d’étoiles au coin d’une rue comme un Atlas choisissant de partager son fardeau. Il virevolte jusqu’à elle, se pend au cou d’une figure, puis de l’autre, frôle la Terre. Puis il leur envoie un baiser alors qu’il s’envole vers d’autres cieux. Lui, il est seul pour porter l’espoir.
Il rejoint un balcon où une mère de bronze montre la mer à son bambin. Il caresse les deux visages figés et imagine sa propre mère admirer une dernière fois les eaux, avant de fuir à jamais. Elle aurait déposé un baiser au milieu de ses cheveux, baigné une dernière fois ses petits pieds dans l’eau puis s’en serait allée. Il pose son front contre celui de la figure de métal. Il cesse de respirer, comme elle ne l’a jamais fait. Il arrête la vie et se fie à son calme. Au fond de lui, son cœur s’ouvre et crie un misérable « Maman ! ».
Les citadins cessent d’applaudir de crainte de gêner son recueillement. Des larmes perlent dans leurs yeux à la vue de ces deux corps de bronze et chair enlacés. La pause semble durer l’éternité, une éternité pour contenir l’éphémère souvenir. Ils finissent par se séparer. La poitrine tressautant, Myroslav respire un grand coup, admire l’eau comme il l’a fait vingt ans plus tôt et reprend son art par mouvements lents, mélancoliques. Les spectres de la cité se sont rappelés à lui.
Il descend vers la plage, tourbillonne sur le sable, vole au-dessus du ponton. Il s’arrête aux dernières planches et saute, virevolte, toujours plus, toujours plus haut. Suspendu entre ciel, terre et mer, il laisse les larmes couler. Il exprime toutes les peines de sa cité, crie le malheur d’un bonheur trop vite disparu.
Ce n’est pas un oiseau, ce n’est pas une sirène, c’est un danseur. Un porte-parole qui s’exprime sans mots. Il n’est pas Russe, ni Ukrainien. Il est Odessite. Il est le cygne noir importé. Il est celui qui sait qu’il n’a pas sa place ici, qu’il s’est toujours trompé de voie. Il est le damné emprisonné dans la liberté.
Il ne jouera pas pour la Russie aux championnats.
Le soleil se couche sur un destin brillant, il couvre ses épaules d’or comme la cape d’un roi. Sur son costume, chaque strass s’allume. Il étincelle, lui, pleurant sur les morts, bénissant les vivants. Empli d’une rage inexprimable, d’une peine inconsolable mais aussi d’une joie exaltée.
Il pirouette une dernière fois puis se laisse tomber à genoux comme une tulipe endormie. Aussitôt la chape de silence éclate et les vivats se lâchent. Il se relève et salue, rouge et ruisselant. Il ne savait pas ce qu’il était venu chercher dans cette ville agonisante mais les habitants lui ont répondu. La lumière rallumée dans leurs yeux est le plus beau trésor de la Mer Noire. Il salue de nouveau, les remercie autant qu’ils le font. L’écho de leurs voix parcourt les flots plus fort que le chant des sirènes. Le ciel est d’or, le temps est suspendu.
Derrière eux, l’horizon explose.
Joséphine CRISTOL, Lycée Notre-Dame de La Merci.
La Nouvelle
Lorsqu’il était rentré ce soir-là chez lui, tandis qu’il posait son sac qu’il jugeait trop lourd sur le lit en rêvant à un goûter bien mérité, il entendit sa mère lui rappeler depuis le rez-de-chaussée qu’il devait écrire une nouvelle pour un devoir de français urgent. Oui, il était vrai qu’il avait eu un mois pour le faire et que chaque fois il l’avait oublié mais il n’avait plus vraiment le choix. C’était pour demain, maintenant. D’ailleurs, bien qu’il ripostât qu’il avait besoin de sommeil et de manger, l’argument simple et bref de l’échéance suffit à taire le débat. A peine avait-il acquis le droit à un verre d’eau et une tranche de brioche qu’il dût s’asseoir derrière son bureau, face à une feuille blanche.
Il relut le sujet qu’il avait noté dans son agenda. Rien de très inspirant ne lui venait. Afin de se donner du courage, il sortit son portable de son sac – lorsqu’il le trouva dans la poche de son manteau – et lança sa playlist de musiques calmes. Sur les premières notes du morceau, il ferma les yeux et réfléchit.
C’était la première fois qu’on lui demandait d’écrire une chose aussi complexe qu’une nouvelle. Par où fallait-il commencer ? Quelles étaient les règles de cet exercice ? De combien de temps aurait-il besoin ? Comment faisait-on pour inventer une histoire, comme ça, en un claquement de doigts ? Quand bien même trouverait-il une histoire à raconter, combien de lignes lui faudrait-il écrire ? Autant de questions existentielles qui le lassaient de l’exercice avant d’avoir commencé. Bien qu’il cherchât pendant de longues minutes matière à remplir la copie-double qu’il avait prévue d’écrire, il ne trouva rien susceptible de composer une pauvre ligne.
C’est alors qu’il se dit que le manque d’imagination était vraiment la cause de l’ennui. Il réalisa que l’imagination ne venait jamais quand l’auteur le voulait. C’est alors qu’il réfléchit à des expériences vécues ou qu’il aurait lues qui auraient pues l’aider. Malgré les pauvres idées qui lui venaient en tête et qui pourraient s’accorder au sujet, il ne trouvait rien digne d’être raconté. Les expériences dont il se souvenait étaient trop floues et il n’arrivait pas à imaginer comment il pourrait en extraire une histoire qui lui vaudrait une bonne note. Quelquefois pourtant, des images un peu plus précises que les autres se dessinaient mais il commit l’erreur d’attendre un hypothétique projet plus consistant pour écrire, un élan de fatigue certainement, et les idées repartirent sans s’imprimer dans sa mémoire. Lorsqu’il s’en rendait compte, cela le faisait rougir de colère et de honte.
Toujours à la recherche d’une ébauche de projet, il se pencha sur sa feuille. Après avoir perdu un temps inestimable à admirer sa blancheur, sa finesse, son grain, combien elle était tranchante, il attrapa son stylo qui fuyait vers une extrémité du bureau et recopia l’intitulé du sujet. Peut-être que... Après cela, il dessina des cercles et autres motifs sur le bas de la page qui formèrent une belle frise.
À un moment donné, il redressa la tête et saisi d’une révélation, il se leva pour prendre son dictionnaire. Il rechercha dedans les mots-clefs de son sujet et recopia toutes les définitions qui étaient données à chacun d’entre eux. Ensuite, il regarda toutes ces définitions. Il les relut jusqu’à les apprendre par cœur presque dans l’espoir de leur trouver un sens commun, un embryon d’idée qui l’aiderait à trouver le corps de son devoir.
Il était heureux de sentir qu’il était proche de quelque chose d’important, qu’il touchait au but. Enfin, il trouverait quelque chose à raconter. Puis, au bout de quelques longues minutes de réflexion, il s’énerva à nouveau. Il sentait, il savait qu’il était proche d’une très bonne perspective de devoir et pourtant, les mots s’obstinaient à ne pas créer de phrase.
Sa mère alors l’appela pour manger et il réalisa avec étonnement que le soir s’était déjà couché et qu’il était même bien tard et décida d’abandonner sa feuille pleine de ratures pour aller prendre son dîner. Il reviendrait après pour terminer pendant la nuit.
Une heure plus tard, après avoir mangé et s’être préparé pour aller se coucher, il se rassit derrière son bureau. Bien sûr, il n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il... Non. Peut-être était-ce dû à la pause qu’il avait prise, mais soudain, il trouva le lien entre toutes les définitions des mots-clefs qu’il avait noté tout à l’heure. Il comprit soudain ce qu’il pourrait trouver à dire sur le sujet.
Refusant de laisser à l’oubli cette inspiration, il fouilla dans un tiroir de son bureau et prit le dos d’une ancienne évaluation de mathématiques pour noter au crayon de bois les idées qui lui venaient. C’était parfois des mots, parfois des expressions et parfois même des phrases. Il réalisait que les idées lui venaient désormais plus vite qu’il ne pouvait les écrire. Il était obligé d’écrire le plus petit possible pour que le tout tint sur ce simple verso. Puis, il dut se rendre à l’évidence que toute sa rêverie ne pourrait jamais rentrer sur cette page. Il prit alors d’autres feuilles et ainsi, il remplit cinq pages. Il semblait comme enthousiasmé.
Cet état était certainement ce qu’il y avait de plus agréable à ressentir. Cette inspiration tombée du ciel, ce souffle de génie, comme s’il était guidé par quelque esprit supérieur, c’était tellement fort que si nous lui avions demandé de le décrire, il n’aurait pu s’exécuter. Cet état était si délicieux qu’il provoquait une joie profonde, une joie qui remuait ses entrailles, donnait la force à son bras de toujours écrire plus, empêchant le corps et l’esprit de ressentir la fatigue. Cet état l’aidait à garder les idées claires, les empêchant de se confondre faute d’être toujours plus rapides, si nombreuses qu’il ne pouvait toutes les retenir et les étudier. Cet état était nouveau pour lui et il vivait pour la première fois cette transe dans laquelle l’imagination pouvait nous plonger. Ah oui, il comprenait maintenant pourquoi tant de personnes acceptaient la longue attente qu’elle pouvait parfois nous imposer, la douleur que nous pouvions ressentir de s’en croire abandonnés. Oh que oui, l’inspiration méritait bien que l’on souffrît pour elle. Les petites minutes de joie que l’inspiration procurait étaient dignes que l’on endurât sans plainte les heures d’ennui profond dont elle était parfois précédée.
Ce soir-là, il écrivit plus qu’il ne se pensait capable de rédiger en toute une année. Il remplissait les pages sans même en avoir pleinement conscience et bien vite, il trouva le plan de son histoire. Il griffonna quelques mots à la hâte pour présenter les personnages et être sûr de ne pas commettre d’erreur d’incohérence lors de la rédaction ; il gribouilla quelques lettres au milieu d’un labyrinthe de flèches pour se rappeler des étapes importantes de l’aventure puis, après avoir fini de relire son brouillon, il décida de rédiger.
Il avait dû faire le tri entre les informations qu’il avait couchées sur le papier, elles étaient si nombreuses qu’elles en perdaient leur importance et c’était à lui de leur redonner du sens. Réflexion faite, certaines n’avaient aucun lien avec l’intrigue et il les retira. Entre celles qui restaient, il avait établi un code couleur afin de pouvoir les rassembler par thématiques. Plusieurs feutres étaient éparpillés sur la table où il écrivait.
Au milieu de tout cela, il présenta la copie-double sur laquelle il avait choisi d’écrire son labeur. Il indiqua le nom de la nouvelle, la date et commença la rédaction. Rien ne lui semblait plus simple, quoiqu’il dût parfois réfléchir aux tournures de phrases pour les rendre compréhensibles. Il dut également réfléchir au moyen de mieux condenser ses idées afin qu’elles respectassent le format imposé par son professeur. Enfin, quand minuit passa, il dessina le point final de sa rédaction. Il n’était pas mécontent du résultat et l’inspiration qui l’avait guidé pendant son travail se retirait lentement pour laisser la place à une grande fierté.
Cependant, il ne put goûter longtemps au plaisir de contempler son œuvre. Sa mère frappa à la porte et lui ordonna d’aller se coucher car il se faisait tard, après tout et il y avait cours le lendemain. Il se plaignit un instant, prétextant qu’il n’avait plus qu’à se relire mais celle-ci insista et il dût se résoudre à ranger son stylo plume dans sa trousse et finir son sac pour le lendemain...
Lorsqu’il sortit son travail en cours de français, quand vint l’heure de rendre les devoirs, une ombre de la fierté et de la joie qui l’avaient envahies la veille au soir colorèrent ses joues. Ce fut d’une main assurée et rassurée qu’il tendit sa copie au professeur. Toutefois, celui-ci lui rendit aussitôt son travail. Dans la fièvre où l’avait plongée l’inspiration, il en avait oublié de mettre son nom. Ce fut alors une main hésitante – ayant perdue le souffle de génie, l’assurance, qui l’avait guidée la veille, encore engourdie de l’effort surhumain où l’enthousiasme l’avait plongée, comme volant le travail d’un autre – qui signa cette œuvre.
Malheureusement, la note que lui obtint cette nouvelle, si belle, si magnifique soit-elle, fut décevante. Cette extraordinaire rédaction, dont le génie avait embelli, sublimé le sujet qui l’avait
inspiré, n’était qu’un brouillon. Elle était semblable à un tableau dont l’artiste aurait oublié d’harmoniser les couleurs. Elle était semblable à un ballet que les danseurs n’auraient pas eu le temps de répéter, à un orchestre dont les instruments ne se seraient accordés les uns avec les autres. Lorsqu’il relut sa nouvelle, l’émerveillement de son esprit le laissèrent voir l’amère réalité. Enivré par la vitesse à laquelle il devait écrire, il avait commis des erreurs d’orthographe et lorsqu’il n’avait pas tout simplement oublié des mots, le sens des phrases était parfois obscur, le fond incohérent.
Candice PERRIN, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Il relut le sujet qu’il avait noté dans son agenda. Rien de très inspirant ne lui venait. Afin de se donner du courage, il sortit son portable de son sac – lorsqu’il le trouva dans la poche de son manteau – et lança sa playlist de musiques calmes. Sur les premières notes du morceau, il ferma les yeux et réfléchit.
C’était la première fois qu’on lui demandait d’écrire une chose aussi complexe qu’une nouvelle. Par où fallait-il commencer ? Quelles étaient les règles de cet exercice ? De combien de temps aurait-il besoin ? Comment faisait-on pour inventer une histoire, comme ça, en un claquement de doigts ? Quand bien même trouverait-il une histoire à raconter, combien de lignes lui faudrait-il écrire ? Autant de questions existentielles qui le lassaient de l’exercice avant d’avoir commencé. Bien qu’il cherchât pendant de longues minutes matière à remplir la copie-double qu’il avait prévue d’écrire, il ne trouva rien susceptible de composer une pauvre ligne.
C’est alors qu’il se dit que le manque d’imagination était vraiment la cause de l’ennui. Il réalisa que l’imagination ne venait jamais quand l’auteur le voulait. C’est alors qu’il réfléchit à des expériences vécues ou qu’il aurait lues qui auraient pues l’aider. Malgré les pauvres idées qui lui venaient en tête et qui pourraient s’accorder au sujet, il ne trouvait rien digne d’être raconté. Les expériences dont il se souvenait étaient trop floues et il n’arrivait pas à imaginer comment il pourrait en extraire une histoire qui lui vaudrait une bonne note. Quelquefois pourtant, des images un peu plus précises que les autres se dessinaient mais il commit l’erreur d’attendre un hypothétique projet plus consistant pour écrire, un élan de fatigue certainement, et les idées repartirent sans s’imprimer dans sa mémoire. Lorsqu’il s’en rendait compte, cela le faisait rougir de colère et de honte.
Toujours à la recherche d’une ébauche de projet, il se pencha sur sa feuille. Après avoir perdu un temps inestimable à admirer sa blancheur, sa finesse, son grain, combien elle était tranchante, il attrapa son stylo qui fuyait vers une extrémité du bureau et recopia l’intitulé du sujet. Peut-être que... Après cela, il dessina des cercles et autres motifs sur le bas de la page qui formèrent une belle frise.
À un moment donné, il redressa la tête et saisi d’une révélation, il se leva pour prendre son dictionnaire. Il rechercha dedans les mots-clefs de son sujet et recopia toutes les définitions qui étaient données à chacun d’entre eux. Ensuite, il regarda toutes ces définitions. Il les relut jusqu’à les apprendre par cœur presque dans l’espoir de leur trouver un sens commun, un embryon d’idée qui l’aiderait à trouver le corps de son devoir.
Il était heureux de sentir qu’il était proche de quelque chose d’important, qu’il touchait au but. Enfin, il trouverait quelque chose à raconter. Puis, au bout de quelques longues minutes de réflexion, il s’énerva à nouveau. Il sentait, il savait qu’il était proche d’une très bonne perspective de devoir et pourtant, les mots s’obstinaient à ne pas créer de phrase.
Sa mère alors l’appela pour manger et il réalisa avec étonnement que le soir s’était déjà couché et qu’il était même bien tard et décida d’abandonner sa feuille pleine de ratures pour aller prendre son dîner. Il reviendrait après pour terminer pendant la nuit.
Une heure plus tard, après avoir mangé et s’être préparé pour aller se coucher, il se rassit derrière son bureau. Bien sûr, il n’avait toujours pas la moindre idée de ce qu’il... Non. Peut-être était-ce dû à la pause qu’il avait prise, mais soudain, il trouva le lien entre toutes les définitions des mots-clefs qu’il avait noté tout à l’heure. Il comprit soudain ce qu’il pourrait trouver à dire sur le sujet.
Refusant de laisser à l’oubli cette inspiration, il fouilla dans un tiroir de son bureau et prit le dos d’une ancienne évaluation de mathématiques pour noter au crayon de bois les idées qui lui venaient. C’était parfois des mots, parfois des expressions et parfois même des phrases. Il réalisait que les idées lui venaient désormais plus vite qu’il ne pouvait les écrire. Il était obligé d’écrire le plus petit possible pour que le tout tint sur ce simple verso. Puis, il dut se rendre à l’évidence que toute sa rêverie ne pourrait jamais rentrer sur cette page. Il prit alors d’autres feuilles et ainsi, il remplit cinq pages. Il semblait comme enthousiasmé.
Cet état était certainement ce qu’il y avait de plus agréable à ressentir. Cette inspiration tombée du ciel, ce souffle de génie, comme s’il était guidé par quelque esprit supérieur, c’était tellement fort que si nous lui avions demandé de le décrire, il n’aurait pu s’exécuter. Cet état était si délicieux qu’il provoquait une joie profonde, une joie qui remuait ses entrailles, donnait la force à son bras de toujours écrire plus, empêchant le corps et l’esprit de ressentir la fatigue. Cet état l’aidait à garder les idées claires, les empêchant de se confondre faute d’être toujours plus rapides, si nombreuses qu’il ne pouvait toutes les retenir et les étudier. Cet état était nouveau pour lui et il vivait pour la première fois cette transe dans laquelle l’imagination pouvait nous plonger. Ah oui, il comprenait maintenant pourquoi tant de personnes acceptaient la longue attente qu’elle pouvait parfois nous imposer, la douleur que nous pouvions ressentir de s’en croire abandonnés. Oh que oui, l’inspiration méritait bien que l’on souffrît pour elle. Les petites minutes de joie que l’inspiration procurait étaient dignes que l’on endurât sans plainte les heures d’ennui profond dont elle était parfois précédée.
Ce soir-là, il écrivit plus qu’il ne se pensait capable de rédiger en toute une année. Il remplissait les pages sans même en avoir pleinement conscience et bien vite, il trouva le plan de son histoire. Il griffonna quelques mots à la hâte pour présenter les personnages et être sûr de ne pas commettre d’erreur d’incohérence lors de la rédaction ; il gribouilla quelques lettres au milieu d’un labyrinthe de flèches pour se rappeler des étapes importantes de l’aventure puis, après avoir fini de relire son brouillon, il décida de rédiger.
Il avait dû faire le tri entre les informations qu’il avait couchées sur le papier, elles étaient si nombreuses qu’elles en perdaient leur importance et c’était à lui de leur redonner du sens. Réflexion faite, certaines n’avaient aucun lien avec l’intrigue et il les retira. Entre celles qui restaient, il avait établi un code couleur afin de pouvoir les rassembler par thématiques. Plusieurs feutres étaient éparpillés sur la table où il écrivait.
Au milieu de tout cela, il présenta la copie-double sur laquelle il avait choisi d’écrire son labeur. Il indiqua le nom de la nouvelle, la date et commença la rédaction. Rien ne lui semblait plus simple, quoiqu’il dût parfois réfléchir aux tournures de phrases pour les rendre compréhensibles. Il dut également réfléchir au moyen de mieux condenser ses idées afin qu’elles respectassent le format imposé par son professeur. Enfin, quand minuit passa, il dessina le point final de sa rédaction. Il n’était pas mécontent du résultat et l’inspiration qui l’avait guidé pendant son travail se retirait lentement pour laisser la place à une grande fierté.
Cependant, il ne put goûter longtemps au plaisir de contempler son œuvre. Sa mère frappa à la porte et lui ordonna d’aller se coucher car il se faisait tard, après tout et il y avait cours le lendemain. Il se plaignit un instant, prétextant qu’il n’avait plus qu’à se relire mais celle-ci insista et il dût se résoudre à ranger son stylo plume dans sa trousse et finir son sac pour le lendemain...
Lorsqu’il sortit son travail en cours de français, quand vint l’heure de rendre les devoirs, une ombre de la fierté et de la joie qui l’avaient envahies la veille au soir colorèrent ses joues. Ce fut d’une main assurée et rassurée qu’il tendit sa copie au professeur. Toutefois, celui-ci lui rendit aussitôt son travail. Dans la fièvre où l’avait plongée l’inspiration, il en avait oublié de mettre son nom. Ce fut alors une main hésitante – ayant perdue le souffle de génie, l’assurance, qui l’avait guidée la veille, encore engourdie de l’effort surhumain où l’enthousiasme l’avait plongée, comme volant le travail d’un autre – qui signa cette œuvre.
Malheureusement, la note que lui obtint cette nouvelle, si belle, si magnifique soit-elle, fut décevante. Cette extraordinaire rédaction, dont le génie avait embelli, sublimé le sujet qui l’avait
inspiré, n’était qu’un brouillon. Elle était semblable à un tableau dont l’artiste aurait oublié d’harmoniser les couleurs. Elle était semblable à un ballet que les danseurs n’auraient pas eu le temps de répéter, à un orchestre dont les instruments ne se seraient accordés les uns avec les autres. Lorsqu’il relut sa nouvelle, l’émerveillement de son esprit le laissèrent voir l’amère réalité. Enivré par la vitesse à laquelle il devait écrire, il avait commis des erreurs d’orthographe et lorsqu’il n’avait pas tout simplement oublié des mots, le sens des phrases était parfois obscur, le fond incohérent.
Candice PERRIN, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Ex-Nihilo
Les vents, forces infinies, parcouraient les paysages chaotiques. Leurs courses effrénées divisaient les montagnes et façonnaient les plaines. Se proclamant ainsi sculpteurs de cette terre, ils étaient les seuls à briser le silence de plomb qui régnait en maître sur ce monde désolé. Plongées dans un crépuscule sans fin, l’obscurité envoutait alors ces terres gelées que nul ne saurait peupler. La nuit des temps figeait ainsi le monde.
Hormis les rocs qui s’élançaient à l’assaut du ciel telles des lances aux pointes crochues, le monde était recouvert d’une boue liquide s’immisçant dans tous les creux et se faufilant dans chaque recoin pour parfois tomber en cascades des falaises abruptes. Cette nappe immonde recouvrait ainsi le monde comme la cendre étouffe des terres calcinées.
Sur un continent que nous n’appelions pas encore Afrique s’érigeait une montagne d’où coul ait un filet de boue. Ce dernier parcourait rapidement le sommet avant de se jeter de ses hauteurs. Le vent d’une rare intensité frappait la cascade et répandait la boue en contrebas. L’infâme liquide s’accumulait dans le fond de la vallée et s’était formée dès lors une myriade de stalagmites tournées vers le ciel comme le prédisait Ovide.
À l’opposé de ce monde existait un astre similaire mais d’envergure bien plus imposante. Ce dernier connaissait la même désolation, sa surface était recouverte de volcans et de larges entailles qui coupaient le monde. Ainsi l’univers était condamné à vivre dans un récit immuable, sans histoire, sans péripéties, sans avenir.
Arriva un instant que nul ne connut et nul ne saura expliquer, où le cycle éternel se rompit, où la nuit connut l’éclat et où le silence funèbre laissa place au vacarme de la création. L’astre majeur s’embrasa dans un tonnerre de flammes, ses volcans se mirent à se vider de magma et tirèrent comme des canons à boulets rouges contre le ciel. Les entailles de l’astre s’ouvr irent dans un retentissement éclatant. De part et d’autre, des pans entiers de terres s’enfoncèrent dans les flammes. C’était l’astre entier qui s’effondrait sur lui -même. En moins d’un instant la roche avait disparu, il ne subsistait de cet enfer plus qu’un immense brasier rond qui brûlait sans discontinuer et inondait l’univers de sa chaleur créatrice.
Le soleil venait de naitre.
Ses rayons blancs transpercèrent les nuages noirs de la terre et vinrent baigner ce monde dans une lueur divine. Les montagnes abandonnèrent leurs allures funestes pour se laisser heurter par l’éclat du soleil. Partout ailleurs, la boue se solidifia et devint terre, les vents glacés qui gelaient les sols se réchauffèrent, et devinrent soudain le souffle de ce monde.
Partout ? Non. Il existait un endroit qui dérogea à la règle, un endroit où l’exception devint miracle. En Afrique, dans la vallée aux stalagmites le soleil ne brûla pas la boue, l’ombre de la montagne l’en empêcha. Le soleil roussit les flancs de cette dernière toute la journée sans jamais effleurer les stalagmites. La terre tourna sur elle-même et laissa le soleil bénir ses faces cachées. La première journée se termina et la deuxième nuit commença, mais cette fois elle n’allait durer que quelques heures...
Au petit matin, le soleil reprit sa course. Sa lumière perça les nuages et leur donna une couleur rouge vif. Les premiers rayons roses commençaient à illuminer la vallée jusque-là épargnée. Mais le soleil n’était pas à son zénith, et le processus qui avait transformé la boue ne put s’exécuter comme il l’avait fait auparavant. Les premiers rayons solidifièrent légèrement le limon pour lui donner une texture lisse et douce. Sa couleur abandonna le marron vaseux pour arborer le rose des rayons dont elle avait été imprégnée. Soudain, les stalagmites s’affinèrent et se creusèrent à leurs sommets pour laisser dévoiler quelques orifices parsemés sur une sphère ovale. Cette dernière était posée sur une forme parallélépipédique et constituait la base principale. Les flancs s’étaient détachés de cette base et n’y étaient reliés qu’à leur extrémités supérieures par deux boules, de l’autre côté chaque partie étaient constituées d’un soleil d’où émanait 5 rayons. Encore plus bas, s’était dessiné un triangle condamnant la base principale à n’être soutenue que par deux tiges ancrées dans le sol par des soleils plats aux rayons maigrichons. Alors que les premières lueurs finissaient de parfaire leur création, l’astre nouveau continua de grimper dans le ciel sans quitter les stalagmites. Son éclat gagna en intensité et soudain sa divine chaleur échauffa ces statues inanimées, son rayonnement mystique inonda les cœurs froids et alluma dans le for intérieur de chacun la flamme créatrice. Ainsi les figures s’animèrent, les bases se murent, les premiers cris résonnèrent.
Ici à l’ombre d’une montagne, dans une mare de boue l’homme venait de naitre, il était en train de le découvrir mais il allait très vite l’oublier...
Les poumons se gonflèrent et les premières bouffées d’air s’abandonnaient au vent, les cœurs entamèrent leurs implacables battements et ainsi s’éveillaient les hommes. Tous agissaient dans la confusion et le désarroi le plus total, ils ne savaient ni comment ni pourquoi et encore moins pour quoi étaient-ils là ? Ainsi dans une cacophonie d’émotions, certains se mirent à pleurer, d’autres à crier et à craindre le moindre bruit, opposés à d’autres qui se contentaient de rire...l’homme venait de découvrir qu’il était un être sensible. Après avoir gémi comme un nouveau-né, puis avoir traversé toute la palette de l’émotion, l’homme commença à s’intéresser au monde sur lequel il était condamné. Ainsi ils se regardèrent, se touchèrent, se sourirent et pour certains se détestèrent déjà.
Puis l’un d’entre eux se saisit de la boue encore humide à ses pieds et forma une boule amorphe et grossière. Lorsque soudain, un rayon de soleil glissa sur sa création et miracle ! Elle lui donna vie.
L’ornithorynque venait de naître.
Tous les hommes furent abasourdis par cette création, certains crièrent à nouveau. Mais la plupart d’entre eux voulaient aussi tenter l’expérience ! Aussitôt, ils plongèrent les mains dans la boue et laissèrent parler leur imagination. Dans une effervescence artistique ils peuplèrent leur monde comme ils le voyaient. La moindre broutille prenait vie, certains devenaient de simples troncs alors que d’autres déployaient de larges ailes pour embrasser le ciel. Les meilleures idées se répétaient, ainsi l’on partagea la même bouche pour ce que l’on appellera le tapir, la taupe et l’éléphant comme l’on partagea notre dentition avec ce que l’on nommera cheval. L’un d’entre eux s’essaya même à vouloir refaire un homme, il donna vie au singe... En l’espace de quelques heures une myriade de créatures aussi saugrenues qu’incongrues parcourait les plaines et donnait vie au paysage.
L’homme venait d’inventer l’art, sa première œuvre fut la nature et elle fut réalisée par toute l’humanité. Cela restera la première et la dernière fois que tous les hommes œuvrèrent dans un but commun. Cependant la culture restera la passerelle fraternelle entre les hommes et s’érigera comme une langue universelle dont nul ne saurait se défaire.
La deuxième nuit s’empara du monde, plongeant ces nouveaux habitants dans le noir. Dans cette obscurité lugubre raisonnaient les premiers cris sauvages, un véritable concert où s’accumulait tous les animaux qui faisaient vibrer leurs cordes vocales dissonantes pour la première fois. Les chouettes hululaient sur le dos des éléphants grondant, les loups hurlaient avec les craquètements de cigales qui n’attendaient pas l’arrivée du soleil. Et le vent sifflait dans les cimes des arbres... Dans cette symphonie funeste et macabre, l’homme resta terrorisé, impuissant face à ces forces qui le dépassaient. Ainsi, en ce jour de soumission et d’humilité, il comprit que le destin de l’humanité ne pourrait se forger que s’il parvenait à dompter le monde sur lequel il était condamné à vivre.
Les jours et les nuits se suivirent, les soleils brûlants faisaient suite aux déluges et aux tempêtes. Les cataclysmes se déchainaient contre les hommes. Pourtant, ils ne parvenaient à évoluer, ils erraient entre les plaines et les montagnes, un cortège entier d’âmes en peines sillonnait ce monde qui s’apparentait au fil des jours de plus en plus à un véritable enfer. A la merci de la faim, de la soif, de la chaleur, de la fatigue, l’humanité tout entière partageait son désespoir et cherchait tristement un sens à sa vie.
Le lendemain d’une nuit aux pluies torrentielles, un homme se leva, il se positionna au sommet d’une butte et regarda ses semblables qui se tournèrent peu à peu vers lui. Il les toisa pendant quelques instants, des murmures parcouraient la foule en attente. Après quelques longues minutes sous un soleil grimpant, l’homme parla. Son regard laissa apparaitre quelques larmes, sa voix tressaillait et grinçait, il retraça la naissance de l’homme, leur histoire nouvelle et les péripéties qu’ils avaient jusque-là endurées. Puis d’un seul coup sa voix délaissa le désespoir, il arbora un regard sévère qui scrutait la foule comme s’il souhaitait voir au plus profond de chacun d’entre eux. Ses cordes vocales s’ouvrirent et tonnèrent des paroles abondantes qui déferlaient sur la foule ! Son corps se raidit, il bomba le torse et leva ses bras vers le ciel, puis pointa du doigt l’assemblée sans s’arrêter de vociférer ! Son visage était déformé par la haine et le désespoir. Son front perlait de grosses gouttes et il continuait de hurler jusqu’à en perdre haleine. Mais c’était son corps tout entier qui était porté par sa folie et sa fougue dévastatrice. Face à lui, la foule désespérée abandonna peu à peu ses craintes et se laissa porter par la confiance inébranlable de l’homme. Sa fougue envahissait les esprits, des cris de joie et d’espérances s’élançaient. Puis l’un d’entre eux se hissa sur la butte à côté de l’orateur et il cria à la foule que cet homme était fou et qu’il n’avait pas le droit de prendre des décisions ou donner des ordres. Alors le tribun, se retourna vers l’homme et lui dit qu’il y avait face à eux deux montagnes où tournoyaient les aigles. Le premier qui gravirait le sommet prendrait la tête du cortège. L’homme savait qu’il perdrait mais il ne pouvait passer outre cette opportunité unique et sa soif de pouvoir l’emporta sur la raison.
Les deux rivaux s’élancèrent, l’orateur gravit le premier sa montagne , la foule était en liesse et acclamait son champion. Lorsqu’ils redescendirent, le tribun fut proclamé chef, il semblait être animé d’une confiance infaillible, comme si un sentiment de toute puissance l’avait envahi. Il leva les bras pour obtenir le silence et lorsqu’il l’eut, il reprit sa voix de fer et condamna son détracteur avec la plus grande violence à l’exclusion. Le premier opposant politique de l’histoire venait d’être banni.
L’homme venait d’inventer, le pouvoir, son ivresse et ses jeux assassins.
Le nouveau chef goûta les premiers privilèges du pouvoir . Il consulta chaque homme et chaque femme et lui donna un rôle précis, une mission à réaliser pour lui, tout en prenant soin de placer ses proches à ses côtés et ses rivaux aux basses besognes. Tous les individus devinrent ainsi des sujets qui devaient œuvrer pour leur maitre et son royaume.
Ainsi l’ordre remplaça le désordre, et tous les hommes s’unirent dans un seul et même organisme qu’ils appelèrent "société".
En quelques mois ce sentiment d’unité et d’appartenance produisit des miracles. Une ville entière sortit de terre. Des centaines de maisons en bois se suivaient sur plusieurs kilomètres. Parmi elles se dressait la plus belle de toutes, celle du tribun. Les toits étaient recouverts de terres et de plantes séchées empilées en tranches pour protéger de la pluie. Les premières semaines de construction, la cohésion régnait, tout le monde possédait un toit sur sa tête et les besoins primaires de l’homme furent comblés. Mais la volonté d’engranger de ce dernier ne pouvait jamais être assouvie. Tous aspiraient à plus, agrandir leur maison ou obtenir de nouveaux tissus. L’unité jusque-là maintenue commençait à s’effriter. Comment choisir ? Qui devrait obtenir en premier le bois ou la pierre ? Face à cela le maître de la communauté réunit les hommes sur la place centrale de la ville. Il partagea à ses sujets son inquiétude concernant la discorde grandissante et proposa une solution audacieuse mais visionnaire. Il tendit une petite gemme parfaitement carrée et dit à la foule que ses tailleurs l’avaient façonnée pour lui. L’homme reprit sa voix de fer des grands jours et annonça que désormais, chaque bien, chaque denrée, chaque service vaudrait un montant exact de cette gemme. Il exposa également plusieurs autres types de roches carrés, plus cette dernière était imposante plus elle nous permettait d’accéder à des biens supérieurs, les plus épais d’entre eux avaient l’envergure d’une main ! L’homme arrangea les prix, le petit caillou valait un sac de farine, le moyen une ration de viande et le gros dix poutres de charpente. Puis il laissa la main invisible du marché fixer les prix de toute chose matérielle.
L’homme venait d’inventer l’argent, l’économie, le profit, le besoin, le marché, l’achat, la vente.
Le lendemain les premiers vendeurs se réunirent sur la place centrale, les hommes s’appropriaient peu à peu ce nouveau système. Les marchands affichaient leurs demandes en gemmes et se faisaient concurrence les uns les autres, tandis que les acheteurs rarement satisfaits réclamaient des prix toujours plus bas. Tout semblait fonctionner comme si cela avait toujours été, peut-être d’une certaine part ancrée dans l’essence de l’homme depuis la nuit des
temps.
Soudain, alors que le soleil était à son zénith et que la foule inondait la place du marché une voix s’éleva. Un homme pestait contre le marchand, il vociférait des insultes contre le système de gemmes qu’il jugeait stupide. Que faire de cet homme, lui qui entravait la marche inexorable du progrès? Il refusait les avancées et mettait en péril l’ordre établi. Fallait-il le bannir ? Mais en même temps, personne n’avait réclamé son adhésion à cette réforme et personne n’avait évoqué la nécessité de s’y plier. Ainsi le maitre réunit la communauté entière pour se lancer dans un vaste chantier. Ce dernier consistait à établir toute une série de règles morales et civiques que l’on devait suivre. Elle réunissait toutes les infractions et les délits ainsi que les châtiments auxquels les accusés devraient se soumettre en cas de transgression. Sur ce dernier point l’homme se montra d’une grande inventivité qui parfois effleura la barbarie.
L’homme venait d’inventer la loi, le droit, la justice.
Quelques mois passèrent, l’ennui et la monotonie s’emparaient de la ville désormais sereine. Soudain, deux événements contraires mais extraordinaires vinrent troubler le calme de la cité. Une femme dont le ventre avait grossi depuis le commencement venait de donner vie à un être chétif. A l’opposé de la ville, un homme était tombé du toit de sa maison et s’étalait par terre l’œil livide et le corps froid. Naissance et mort. Fin et commencement. D’où venait l’un ? Où partait l’autre ? Tant de questions sans réponse. Des réponses, le maitre de la communauté ne pouvait en donner. Les hommes comprirent que pour la deuxième fois, des éléments les dépassaient. Le chef s’adressa à ses congénères, avec une voix d’humilité cette fois-ci. Il reconnut son impuissance et se lança dans un discours solennel. Il admit que des forces inconnues interféraient sur le chemin des hommes, elles étaient présentes partout et nulle part pour qui voudrait les voir, et dans chaque mystère de ce monde se cachait leur trace imperceptible. Notre destin devait se lier avec ces dernières jusqu’au jour où peut-être nous irions à leur rencontre, sur ce monde ou sur le leur. Qui savait à part elles ? Le maitre laissa à chacun concevoir l’apparence de ces forces, certains y virent une assemblée d’humains à leur image, d’autre une créature mystique ou encore une main protectrice. Les hommes avaient l’impression soudaine d’être l’œuvre d’une volonté supérieure, dorénavant ils avaient un but sur cette terre. Leur existence avait un sens. Ainsi la communauté érigea des bâtiments entiers en l’honneur de ces forces inconnues avec l’espoir qu’elles auraient un jour, un dessein pour elle.
Ainsi au 365ème jour de son existence, l’homme créa Dieu.
Alban ANDRE, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Hormis les rocs qui s’élançaient à l’assaut du ciel telles des lances aux pointes crochues, le monde était recouvert d’une boue liquide s’immisçant dans tous les creux et se faufilant dans chaque recoin pour parfois tomber en cascades des falaises abruptes. Cette nappe immonde recouvrait ainsi le monde comme la cendre étouffe des terres calcinées.
Sur un continent que nous n’appelions pas encore Afrique s’érigeait une montagne d’où coul ait un filet de boue. Ce dernier parcourait rapidement le sommet avant de se jeter de ses hauteurs. Le vent d’une rare intensité frappait la cascade et répandait la boue en contrebas. L’infâme liquide s’accumulait dans le fond de la vallée et s’était formée dès lors une myriade de stalagmites tournées vers le ciel comme le prédisait Ovide.
À l’opposé de ce monde existait un astre similaire mais d’envergure bien plus imposante. Ce dernier connaissait la même désolation, sa surface était recouverte de volcans et de larges entailles qui coupaient le monde. Ainsi l’univers était condamné à vivre dans un récit immuable, sans histoire, sans péripéties, sans avenir.
Arriva un instant que nul ne connut et nul ne saura expliquer, où le cycle éternel se rompit, où la nuit connut l’éclat et où le silence funèbre laissa place au vacarme de la création. L’astre majeur s’embrasa dans un tonnerre de flammes, ses volcans se mirent à se vider de magma et tirèrent comme des canons à boulets rouges contre le ciel. Les entailles de l’astre s’ouvr irent dans un retentissement éclatant. De part et d’autre, des pans entiers de terres s’enfoncèrent dans les flammes. C’était l’astre entier qui s’effondrait sur lui -même. En moins d’un instant la roche avait disparu, il ne subsistait de cet enfer plus qu’un immense brasier rond qui brûlait sans discontinuer et inondait l’univers de sa chaleur créatrice.
Le soleil venait de naitre.
Ses rayons blancs transpercèrent les nuages noirs de la terre et vinrent baigner ce monde dans une lueur divine. Les montagnes abandonnèrent leurs allures funestes pour se laisser heurter par l’éclat du soleil. Partout ailleurs, la boue se solidifia et devint terre, les vents glacés qui gelaient les sols se réchauffèrent, et devinrent soudain le souffle de ce monde.
Partout ? Non. Il existait un endroit qui dérogea à la règle, un endroit où l’exception devint miracle. En Afrique, dans la vallée aux stalagmites le soleil ne brûla pas la boue, l’ombre de la montagne l’en empêcha. Le soleil roussit les flancs de cette dernière toute la journée sans jamais effleurer les stalagmites. La terre tourna sur elle-même et laissa le soleil bénir ses faces cachées. La première journée se termina et la deuxième nuit commença, mais cette fois elle n’allait durer que quelques heures...
Au petit matin, le soleil reprit sa course. Sa lumière perça les nuages et leur donna une couleur rouge vif. Les premiers rayons roses commençaient à illuminer la vallée jusque-là épargnée. Mais le soleil n’était pas à son zénith, et le processus qui avait transformé la boue ne put s’exécuter comme il l’avait fait auparavant. Les premiers rayons solidifièrent légèrement le limon pour lui donner une texture lisse et douce. Sa couleur abandonna le marron vaseux pour arborer le rose des rayons dont elle avait été imprégnée. Soudain, les stalagmites s’affinèrent et se creusèrent à leurs sommets pour laisser dévoiler quelques orifices parsemés sur une sphère ovale. Cette dernière était posée sur une forme parallélépipédique et constituait la base principale. Les flancs s’étaient détachés de cette base et n’y étaient reliés qu’à leur extrémités supérieures par deux boules, de l’autre côté chaque partie étaient constituées d’un soleil d’où émanait 5 rayons. Encore plus bas, s’était dessiné un triangle condamnant la base principale à n’être soutenue que par deux tiges ancrées dans le sol par des soleils plats aux rayons maigrichons. Alors que les premières lueurs finissaient de parfaire leur création, l’astre nouveau continua de grimper dans le ciel sans quitter les stalagmites. Son éclat gagna en intensité et soudain sa divine chaleur échauffa ces statues inanimées, son rayonnement mystique inonda les cœurs froids et alluma dans le for intérieur de chacun la flamme créatrice. Ainsi les figures s’animèrent, les bases se murent, les premiers cris résonnèrent.
Ici à l’ombre d’une montagne, dans une mare de boue l’homme venait de naitre, il était en train de le découvrir mais il allait très vite l’oublier...
Les poumons se gonflèrent et les premières bouffées d’air s’abandonnaient au vent, les cœurs entamèrent leurs implacables battements et ainsi s’éveillaient les hommes. Tous agissaient dans la confusion et le désarroi le plus total, ils ne savaient ni comment ni pourquoi et encore moins pour quoi étaient-ils là ? Ainsi dans une cacophonie d’émotions, certains se mirent à pleurer, d’autres à crier et à craindre le moindre bruit, opposés à d’autres qui se contentaient de rire...l’homme venait de découvrir qu’il était un être sensible. Après avoir gémi comme un nouveau-né, puis avoir traversé toute la palette de l’émotion, l’homme commença à s’intéresser au monde sur lequel il était condamné. Ainsi ils se regardèrent, se touchèrent, se sourirent et pour certains se détestèrent déjà.
Puis l’un d’entre eux se saisit de la boue encore humide à ses pieds et forma une boule amorphe et grossière. Lorsque soudain, un rayon de soleil glissa sur sa création et miracle ! Elle lui donna vie.
L’ornithorynque venait de naître.
Tous les hommes furent abasourdis par cette création, certains crièrent à nouveau. Mais la plupart d’entre eux voulaient aussi tenter l’expérience ! Aussitôt, ils plongèrent les mains dans la boue et laissèrent parler leur imagination. Dans une effervescence artistique ils peuplèrent leur monde comme ils le voyaient. La moindre broutille prenait vie, certains devenaient de simples troncs alors que d’autres déployaient de larges ailes pour embrasser le ciel. Les meilleures idées se répétaient, ainsi l’on partagea la même bouche pour ce que l’on appellera le tapir, la taupe et l’éléphant comme l’on partagea notre dentition avec ce que l’on nommera cheval. L’un d’entre eux s’essaya même à vouloir refaire un homme, il donna vie au singe... En l’espace de quelques heures une myriade de créatures aussi saugrenues qu’incongrues parcourait les plaines et donnait vie au paysage.
L’homme venait d’inventer l’art, sa première œuvre fut la nature et elle fut réalisée par toute l’humanité. Cela restera la première et la dernière fois que tous les hommes œuvrèrent dans un but commun. Cependant la culture restera la passerelle fraternelle entre les hommes et s’érigera comme une langue universelle dont nul ne saurait se défaire.
La deuxième nuit s’empara du monde, plongeant ces nouveaux habitants dans le noir. Dans cette obscurité lugubre raisonnaient les premiers cris sauvages, un véritable concert où s’accumulait tous les animaux qui faisaient vibrer leurs cordes vocales dissonantes pour la première fois. Les chouettes hululaient sur le dos des éléphants grondant, les loups hurlaient avec les craquètements de cigales qui n’attendaient pas l’arrivée du soleil. Et le vent sifflait dans les cimes des arbres... Dans cette symphonie funeste et macabre, l’homme resta terrorisé, impuissant face à ces forces qui le dépassaient. Ainsi, en ce jour de soumission et d’humilité, il comprit que le destin de l’humanité ne pourrait se forger que s’il parvenait à dompter le monde sur lequel il était condamné à vivre.
Les jours et les nuits se suivirent, les soleils brûlants faisaient suite aux déluges et aux tempêtes. Les cataclysmes se déchainaient contre les hommes. Pourtant, ils ne parvenaient à évoluer, ils erraient entre les plaines et les montagnes, un cortège entier d’âmes en peines sillonnait ce monde qui s’apparentait au fil des jours de plus en plus à un véritable enfer. A la merci de la faim, de la soif, de la chaleur, de la fatigue, l’humanité tout entière partageait son désespoir et cherchait tristement un sens à sa vie.
Le lendemain d’une nuit aux pluies torrentielles, un homme se leva, il se positionna au sommet d’une butte et regarda ses semblables qui se tournèrent peu à peu vers lui. Il les toisa pendant quelques instants, des murmures parcouraient la foule en attente. Après quelques longues minutes sous un soleil grimpant, l’homme parla. Son regard laissa apparaitre quelques larmes, sa voix tressaillait et grinçait, il retraça la naissance de l’homme, leur histoire nouvelle et les péripéties qu’ils avaient jusque-là endurées. Puis d’un seul coup sa voix délaissa le désespoir, il arbora un regard sévère qui scrutait la foule comme s’il souhaitait voir au plus profond de chacun d’entre eux. Ses cordes vocales s’ouvrirent et tonnèrent des paroles abondantes qui déferlaient sur la foule ! Son corps se raidit, il bomba le torse et leva ses bras vers le ciel, puis pointa du doigt l’assemblée sans s’arrêter de vociférer ! Son visage était déformé par la haine et le désespoir. Son front perlait de grosses gouttes et il continuait de hurler jusqu’à en perdre haleine. Mais c’était son corps tout entier qui était porté par sa folie et sa fougue dévastatrice. Face à lui, la foule désespérée abandonna peu à peu ses craintes et se laissa porter par la confiance inébranlable de l’homme. Sa fougue envahissait les esprits, des cris de joie et d’espérances s’élançaient. Puis l’un d’entre eux se hissa sur la butte à côté de l’orateur et il cria à la foule que cet homme était fou et qu’il n’avait pas le droit de prendre des décisions ou donner des ordres. Alors le tribun, se retourna vers l’homme et lui dit qu’il y avait face à eux deux montagnes où tournoyaient les aigles. Le premier qui gravirait le sommet prendrait la tête du cortège. L’homme savait qu’il perdrait mais il ne pouvait passer outre cette opportunité unique et sa soif de pouvoir l’emporta sur la raison.
Les deux rivaux s’élancèrent, l’orateur gravit le premier sa montagne , la foule était en liesse et acclamait son champion. Lorsqu’ils redescendirent, le tribun fut proclamé chef, il semblait être animé d’une confiance infaillible, comme si un sentiment de toute puissance l’avait envahi. Il leva les bras pour obtenir le silence et lorsqu’il l’eut, il reprit sa voix de fer et condamna son détracteur avec la plus grande violence à l’exclusion. Le premier opposant politique de l’histoire venait d’être banni.
L’homme venait d’inventer, le pouvoir, son ivresse et ses jeux assassins.
Le nouveau chef goûta les premiers privilèges du pouvoir . Il consulta chaque homme et chaque femme et lui donna un rôle précis, une mission à réaliser pour lui, tout en prenant soin de placer ses proches à ses côtés et ses rivaux aux basses besognes. Tous les individus devinrent ainsi des sujets qui devaient œuvrer pour leur maitre et son royaume.
Ainsi l’ordre remplaça le désordre, et tous les hommes s’unirent dans un seul et même organisme qu’ils appelèrent "société".
En quelques mois ce sentiment d’unité et d’appartenance produisit des miracles. Une ville entière sortit de terre. Des centaines de maisons en bois se suivaient sur plusieurs kilomètres. Parmi elles se dressait la plus belle de toutes, celle du tribun. Les toits étaient recouverts de terres et de plantes séchées empilées en tranches pour protéger de la pluie. Les premières semaines de construction, la cohésion régnait, tout le monde possédait un toit sur sa tête et les besoins primaires de l’homme furent comblés. Mais la volonté d’engranger de ce dernier ne pouvait jamais être assouvie. Tous aspiraient à plus, agrandir leur maison ou obtenir de nouveaux tissus. L’unité jusque-là maintenue commençait à s’effriter. Comment choisir ? Qui devrait obtenir en premier le bois ou la pierre ? Face à cela le maître de la communauté réunit les hommes sur la place centrale de la ville. Il partagea à ses sujets son inquiétude concernant la discorde grandissante et proposa une solution audacieuse mais visionnaire. Il tendit une petite gemme parfaitement carrée et dit à la foule que ses tailleurs l’avaient façonnée pour lui. L’homme reprit sa voix de fer des grands jours et annonça que désormais, chaque bien, chaque denrée, chaque service vaudrait un montant exact de cette gemme. Il exposa également plusieurs autres types de roches carrés, plus cette dernière était imposante plus elle nous permettait d’accéder à des biens supérieurs, les plus épais d’entre eux avaient l’envergure d’une main ! L’homme arrangea les prix, le petit caillou valait un sac de farine, le moyen une ration de viande et le gros dix poutres de charpente. Puis il laissa la main invisible du marché fixer les prix de toute chose matérielle.
L’homme venait d’inventer l’argent, l’économie, le profit, le besoin, le marché, l’achat, la vente.
Le lendemain les premiers vendeurs se réunirent sur la place centrale, les hommes s’appropriaient peu à peu ce nouveau système. Les marchands affichaient leurs demandes en gemmes et se faisaient concurrence les uns les autres, tandis que les acheteurs rarement satisfaits réclamaient des prix toujours plus bas. Tout semblait fonctionner comme si cela avait toujours été, peut-être d’une certaine part ancrée dans l’essence de l’homme depuis la nuit des
temps.
Soudain, alors que le soleil était à son zénith et que la foule inondait la place du marché une voix s’éleva. Un homme pestait contre le marchand, il vociférait des insultes contre le système de gemmes qu’il jugeait stupide. Que faire de cet homme, lui qui entravait la marche inexorable du progrès? Il refusait les avancées et mettait en péril l’ordre établi. Fallait-il le bannir ? Mais en même temps, personne n’avait réclamé son adhésion à cette réforme et personne n’avait évoqué la nécessité de s’y plier. Ainsi le maitre réunit la communauté entière pour se lancer dans un vaste chantier. Ce dernier consistait à établir toute une série de règles morales et civiques que l’on devait suivre. Elle réunissait toutes les infractions et les délits ainsi que les châtiments auxquels les accusés devraient se soumettre en cas de transgression. Sur ce dernier point l’homme se montra d’une grande inventivité qui parfois effleura la barbarie.
L’homme venait d’inventer la loi, le droit, la justice.
Quelques mois passèrent, l’ennui et la monotonie s’emparaient de la ville désormais sereine. Soudain, deux événements contraires mais extraordinaires vinrent troubler le calme de la cité. Une femme dont le ventre avait grossi depuis le commencement venait de donner vie à un être chétif. A l’opposé de la ville, un homme était tombé du toit de sa maison et s’étalait par terre l’œil livide et le corps froid. Naissance et mort. Fin et commencement. D’où venait l’un ? Où partait l’autre ? Tant de questions sans réponse. Des réponses, le maitre de la communauté ne pouvait en donner. Les hommes comprirent que pour la deuxième fois, des éléments les dépassaient. Le chef s’adressa à ses congénères, avec une voix d’humilité cette fois-ci. Il reconnut son impuissance et se lança dans un discours solennel. Il admit que des forces inconnues interféraient sur le chemin des hommes, elles étaient présentes partout et nulle part pour qui voudrait les voir, et dans chaque mystère de ce monde se cachait leur trace imperceptible. Notre destin devait se lier avec ces dernières jusqu’au jour où peut-être nous irions à leur rencontre, sur ce monde ou sur le leur. Qui savait à part elles ? Le maitre laissa à chacun concevoir l’apparence de ces forces, certains y virent une assemblée d’humains à leur image, d’autre une créature mystique ou encore une main protectrice. Les hommes avaient l’impression soudaine d’être l’œuvre d’une volonté supérieure, dorénavant ils avaient un but sur cette terre. Leur existence avait un sens. Ainsi la communauté érigea des bâtiments entiers en l’honneur de ces forces inconnues avec l’espoir qu’elles auraient un jour, un dessein pour elle.
Ainsi au 365ème jour de son existence, l’homme créa Dieu.
Alban ANDRE, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Fiction ou Réalité ?
Dring ! Dring ! Dring !
Ah quel enfer ! Dans un râle mécontent, j’ensevelis ma tête sous mon traversin. En toute franchise, j'escomptais ajourner l'heure fatidique. Mais le glas de mon réveille-matin n'était pas d'humeur.
Dring ! Dring ! Dring !
Comme à son habitude, il ne me laisserait pas le moindre répit. À travers cette cacophonie routinière et matinale, je peux aisément entendre ces vociférations : « Lève-toi, Cécilia ! Allez debout, fainéante ! ». Futilement, j'espérais que Morphée me cajole de nouveau. Toutefois, il faut que je me rende à l'évidence : mes vaines aspirations n'étaient que de vulgaires chimères. À contrecœur, je finis par lâcher prise... comme toujours finalement. Dès lors, mes yeux se posèrent sur la pire invention qui soit. Puis, je l'éteignis pour retrouver la quiétude insonore.
Soudain, un désir ardent submergea mon âme. Et si je dormais encore un peu ? À cette pensée, je me laissai tomber dans mon matelas duveteux. Quelle agréable sensation ! Je saisis avec vivacité ma couverture pour me réchauffer. Une chaleur apaisante sillonna progressivement mon corps générant en moi une aura tropicale. J'exhalais un soupir de béatitude. Et si je restais toute la journée dans mon lit en musardant ? Étrangement, c'est à cette pensée que la chaleur s'intensifia promptement. Une vive douleur me parcourra brutalement. Je bondis hors de mon lit et mon regard survola brièvement mes bras et mes jambes. J'avais des traces de brûlure. Sous mes draps, la chaleur lénifiante s'était métamorphosée en une fournaise dévorante. Je lançai un regard à mon matelas, puis je le palpai avec prudence ayant peur de me brûler à nouveau. Sans pouvoir l'expliquer, mon lit avait repris sa température initiale ! Sans vraiment comprendre ce qu'il venait de se produire, je me dirigeai vers la salle de bain pour soulager ma douleur. Il faut croire que je n'ai pas le choix. Je devais comme à mon habitude, reprendre le train-train quotidien.
C’est pourquoi je m’élançais dans ma salle de bain. Machinalement, je réalisai les mêmes tâches quotidiennes. J’utilisais les mêmes produits : mon savon de la marque « Obey », mes crèmes hydratantes « Destiny », mon shampoing « Illusion » ou encore mon gel moussant « Fake Life ». Cela peut paraître inutile et superflu de mentionner ces marques plutôt que d'autres, de prendre celles-ci plutôt que d'autres. Mais la dernière fois, que j’aie pris un produit qui n'appartenait pas à l'une de ces marques, j'en ai fait les frais.
Je me souviens encore de cette crème : « Be yourself ». Ma peau avait été férocement abîmée par celle- ci.
D'un coup d’œil vif, je scrutais ma montre. J’ai toujours ces trente minutes d’avance. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je mets l'alarme de mon réveil aussi tôt ? Franchement, j'aurais pu dormir davantage.
Mais bien sûr que non ! Il faut que j’agisse comme un robot, pareillement à un être sans âme qui répète la même situation systématiquement. Je soupire et ouvre mon armoire.
Un vertigineux troupeau de vêtements se présente à mes yeux. D'un geste délicat, je laisse mes doigts effleurer le soyeux pelage de ces bêtes de tissus. Mon bras va de droite à gauche. Puis, d'un geste foudroyant, j'en saisis un. J'aime bien faire cela. Laisser le hasard choisir à ma place. Mettre un peu de saveur dans cette vie soporifique et insipide à souhait. Nonobstant, j'en ressors toujours fortement déçue. Me voilà encore une fois avec ce fichu jean bleu et ce pull noir ! Bon, je réessaye. Je le repose et ferme les yeux. Cette fois, je dirige mon bras vers la droite. C'est sûr, je suis certaine d'avoir saisi un autre vêtement ! Il est fort à parier que je m'aventure dans un milieu inexploré qui me réserve beaucoup de surprise ! Je m'imagine déjà arriver en cours avec un pantalon jaune fluo et avec une veste qui mêle le violet, le blanc et le rouge. Ah là, c'est indéniable, je pense que je serais la risée de mon lycée, et ce pour la nuit des temps. Face à cette impatience qui me transcende, je ne peux plus attendre. J'ouvre les yeux et observe avec un grand désarroi mon choix. Un pull noir et un jean bleu. Comment est-ce possible ? Il était pourtant situé à gauche et non à droite ? Bon, je renonce. Je pousse un soupir et un râlement animé par le désagrément. Puis, je ferme mon armoire et pars m'habiller.
Il me reste vingt minutes avant que mon bus arrive. Je me dirige donc de ce pas vers ma cuisine et constate avec effroi la tragique véracité. Mon frigo est presque vide. Ah, misère ! Je pense qu’il serait bon à l’avenir de mieux gérer mon appétit. En temps normal, ce genre de situation ne m’arrive jamais. J’ai toujours de quoi me nourrir. Mais je crois que j’ai été trop gourmande cette semaine. À n'en point douter, je suis la seule qui s'occupe des achats pour les besoins courants. Et comme toujours, je réserve mes achats le vendredi. Bon, je ne pense pas avoir d'autres choix. Il va falloir puiser dans ses réserves jusqu'au jour de mon salut : ce saint vendredi.
Avec une espérance qui me paraît bien stérile, je décide tout de même d'aller jeter un œil à mon placard. Peut-être trouverais-je de quoi me nourrir ? Premier étage : vide. Deuxième étage : vide. Troisième et dernier étage... j’adore ma vie. Je vais être consumé par la faim. Un pur plaisir. Soudain, j’entends mon ventre rugir pareillement à un dragon famélique. Navré mon grand, mais tu vas devoir prendre ton mal en patience : il n’y a rien.
Ah si ! Je vois quelque chose. Mais... qu'est-ce que c'est ? C'est curieux. Je ne me souviens pas avoir acheté une boîte de céréales. Normalement, je déteste ça. Surtout que ce sont des céréales synthétiques, sans gluten, sans sucre et sans sel. Et elles sont empaquetées dans un carton recyclé. Mais bon, peu importe. La faim justifie les moyens, non ? Sans tarder, je tends mon bras pour happer la boîte. Le paquet est trop loin. Je pousse de toute mes forces. Ah, ce n’est pas vrai ! Viens-là ! Qui a eu l’idée de le placer aussi loin ? Non, mais je te jure ! Tandis que je livre un combat sans merci pour des céréales aussi saines qu'une usine pétrolière, je sens un poids s’appuyer sur mon être.
Je sens comme un regard se poser sur moi. Je ressens des yeux observateurs et oppressants qui m'étouffent. Je me retourne. Il n’y a personne. Pourtant, j’ai toujours cette sensation âpre qui traverse mon âme. Par des hochements de tête, je chasse ses idées déroutantes et sans queue ni tête. Il n’y a que moi dans cet appartement. Maman est partie travailler tôt ce matin. Et comme toujours, elle rentrera tard et je ne la verrais pas. Je suis toujours seule. Alors, pourquoi ai-je été frappée par cette sensation étrange ? Arrête de te prendre la tête comme ça, Cécilia.
Derechef, je sollicite mon bras. Je vais bien finir par m'emparer de ce fichu paquet de céréales, non ? Je mets toutes mes forces dans ce mouvement qui me paraît durer une éternité. Pourquoi ne veut-il pas venir à moi ? J’ai l’impression que ce paquet recule à chaque fois que j’essaye de l’attraper. J'ai comme l'impression que mon corps refuse de l'attraper. Je sais que je n'aime pas ce genre de nourriture. Je sais que je ne suis pas censé en manger. Mais j’ai si faim ! Je suis prête à tout. Je me penche et contracte tous mes muscles avec frénésie.
Si seulement, quelqu’un demeurait à mes côtés pour me prêter un coup de main. Je ne peux l'expliquer, mais je sens des yeux me pénétrant de l’intérieur. L’impression absurde qu'on me voit. On m’observe ! Je ne le vois pas... mais j'en ai la certitude. Enfin, je crois ? Mais, il n’y a personne ! Arrête de dire n'importe quoi, Cécilia ! Arrête de délirer et saisis ce paquet ! Je donne toutes mes forces et je parviens enfin à l’attraper. Je pousse un léger cri mêlant douleur et surprise. Je lâche la boîte. Je... je saigne ? Je saigne ! Comment est-ce possible ? Il y a du sang sur ma main ! C'est invraisemblable ! Je n'ai fait que toucher une boîte !
Avant d'avoir pu élucider ce mystère déroutant, je braque mes yeux vers mon horloge et je m'aperçois de l'heure. Mon bus ! Je vais le rater ! Avec précipitation, je prends un bandage, de la crème cicatrisante et mon sac. Je ferme mon appartement à clé. Puis, je m’élance à vive allure vers mon arrêt de bus. Je vais le rater ! Non, non ! Vite ! Dépêche-toi ! Je le vois au loin. Les portes se referment ! Je hurle et agite mes bras pour que le conducteur me voie. Mon Dieu ! On dirait une cinglée qui va agresser quelqu'un. Tout à coup, je constate avec dépit qu'il démarre. Non... pas si proche du but. Je n'ai jamais raté mon bus. Pas maintenant... pas aujourd'hui... pas comme ça... pas à cause de ces céréales végans, quand même ! Il s'en va. À bout de souffle, je m'arrête. C'est trop tard.
Sans crier gare, je vois quelque chose se produire. Quelque chose d’inattendu. Le bus fait une marche arrière. Les voitures, derrière lui, agissent pareillement ! C'est si effarant que je peine à croire ce que je vois ! Ils s'exécutent d'une manière si coordonnée et spontanée qu'il est difficilement imaginable de concevoir cette scène comme réelle... et pourtant, elle l'est ! Le bus arrive à mon niveau. Les portes s'ouvrent et l'homme me fait un signe de la main.
– Tu ne croyais quand même pas que l’on partirait sans toi, jeune fille ! s’écria-t-il.
– J’ai bien cru que si, rétorquai-je en me grattant la tête.
– Tu n’as rien à craindre. Ce véhicule a pour fonction d’emmener tous les lycéens à leur lieu d’étude. Attends, je rêve où il vient de m'expliquer le but d'un autobus scolaire.
– Et toi, tu fais partie de ce groupe. Ton rôle est d’aller au lycée. Allez, monte !
Ce type est franchement bizarre. Bien sûr que je dois aller à mon lycée. Pour qui me prend-il ? Je ne suis pas sotte ! Et puis, je ne vais pas sciemment rater mon bus en simulant ! Je lève les yeux au ciel, et commence à monter. Néanmoins, j'ai toujours ce désagréable pressentiment qui s'intensifie de seconde en seconde. Je me retourne. Il n'y a toujours personne derrière moi. Et pourtant, je ressens inlassablement cette fâcheuse appréhension qui n'a pas lieu d'être. Celle qu'on m'épie. Je soupire et m'installe au fond. Puis, je soigne ma blessure. Après cela, je mets mes écouteurs et me laisse bercer tout le long du trajet. Dans mon esprit, je ne cesse de méditer sur tout ce qui m'est arrivé depuis ce matin. Non. Non, oublie tout ça. Prenons un nouveau départ et enterrons tout cela. Les minutes passent et je m’apaise peu à peu.
Puis, le bus s’arrête. Je descends et entre enfin au lycée. J'aperçois brièvement mon ami : Romain. Tandis que la sonnerie pulvérise nos pauvres oreilles : nous nous élançons vers le cours de philosophie de Mme Kasspiet. En toute franchise, elle porte à merveille son nom : qu'est-ce qu'elle est pénible ! Et puis, ces cours ne sont guère jubilatoires : la semaine dernière, on a appris pourquoi l'homme doit être individualiste et ne peut pas atteindre le bonheur ! Un pur moment de plaisir...
– Romain, tu pourrais me prêter un peu d’argent ? Je n’ai presque plus rien chez moi. Je te rembourserais, ne t’inquiète pas.
– Je suis navré, mais je n’ai pas d’argent sur moi.
– Oui, je comprends, mais demain par exemple ? insistai-je.
– Non, je ne peux pas, désolé. Je n’ai pas à te donner de l’argent, affirma-t-il d’une voix presque automatique.
– Mais... mais entre amis, il faut bien se serrer les coudes, non ? Et puis, je t’ai dit que je te rembourserais !
– Non, je ne peux vraiment pas. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Tu dois attendre vendredi pour
récupérer tes achats, insista Romain d’une voix encore plus mécanique.
– Attends, comment sais-tu que je récupère mes courses tous les vendredis...
Avant même que je puisse achever ma question, notre enseignante pénétra dans la salle de cours et amorça sa leçon. Dans le silence, nous nous installons. Toutefois, il faut vraiment que j'interroge Romain à la fin du cours. Pour une fois, j’ai souhaité me mettre à l’avant pour m’efforcer d’écouter. Mais je n’ai pas pu décider librement.
– Cécilia, que faites-vous ? Installez-vous au fond, comme vous le faites naturellement.
Bon, eh bien, si elle ne souhaite pas que je sois attentive ce sera de sa faute. Je viens m'asseoir donc au sixième rang à droite. Puis, le cours se lance dans un ennui mortel. Aujourd’hui, on va aborder la notion de la liberté. Malheureusement, Mme Kasspiet n’est pas ici pour nous faire rêver. Elle nous apprend le fatalisme. Une doctrine selon laquelle l’être humain ne sera jamais libre. Pourquoi ? Parce que selon notre cher fatalisme, certains évènements sont fixés d’avance par une puissance extérieure et supérieure à la volonté en sorte que quoiqu’on fasse, ils se produiront infailliblement !
Bon, j’en ai assez de ses cours qui nous accable. C’est n’importe quoi ! On est libre de faire ce que l’on veut et ce n’est pas quelqu’un qui va me dicter ce que je dois faire ou non. Et je vais le prouver, maintenant ! Je vais quitter son cours, car je suis libre d'agir. Toute façon, je la déteste. À cette pensée, je me lève... ou plutôt, je comptais le faire... mais... mais anormalement je... je... je n’y arrive pas ! Je ne comprends pas, c’est absurde ! C’est pourtant si simple ! Cette action ne demande aucun effort particulier. Alors pourquoi en suis-je incapable ? Je sens mon cœur battre la chamade. J’essaye de me lever en puisant dans toutes mes forces. C’est impossible ! La rythmique dans ma poitrine s’intensifie frénétiquement. Allez ! Lève-toi ! Allez ! Lève-toi ! Je serre les dents. Mon corps se raidit et se crispe avec une intensité sans pareille. Mon âme et mon cœur hurlent. Je VEUX me lever ! Je le veux !
– Laissez-moi me lever, bordel ! hurlai-je en me levant de ma chaise dans un fracas tonitruant.
– Cécilia, calmez-vous et asseyez-vous. Vous devez écouter le cours même si vous me trouvez pénible.
Pardon ? Elle ne réagit pas à ce que je viens de faire ? Et... et... comment sait-elle que je ne l’aime pas ? Je... je suis perdue... je n’en peux plus ! Je veux me libérer de ce cauchemar ! Qu’est-ce qui m’arrive ? D’où viennent toutes ces choses sibyllines qui me tenaillent ? Je suis excédé par tout cela ! Je veux tirer au clair cette affaire ! Trouver les origines à ces incidents qui m’incombent et m’angoissent ! Je sens mes jambes faiblir et fléchir ! Non, je ne m’assiérais pas ! Je m’élance à vive allure vers la porte. Elle est verrouillée alors qu'elle n’est pas fermée à clé ! Je ne comprends pas !
– Cécilia, respirez et allez vous asseoir. Vous ne pouvez pas quitter ce cours. 5
Je refuse de me soumettre ! J’obéis à moi et à rien d’autre ! Je m’empare d’une chaise et frappe violemment la fenêtre. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je la brise. Je passe par celle-ci et cours aussi vite que je peux. Je veux que tout s’arrête. J’escalade le grillage de mon lycée et m’éloigne à toute vitesse de tout ce que je fais ou connais habituellement. Je fuis la route. Je fuis le sentier vers lequel je rejoins mon appartement. Je fuis mon arrêt de bus. Je me dirige vers une pinède que je traverse. Je suis à bout de souffle quand soudain j’entrevois une petite colline loin de tout. Je l’escalade et m’écroule.
J’ai compris. Je sais d’où proviennent mes affres. La source de ce qui me lancine. Les origines de tout. Depuis le début de mon existence, on veut me condamner ! On veut me forcer à porter certains vêtements plutôt que d’autres. On veut me contraindre à utiliser tel produit, à manger telle chose. Voilà pourquoi, je n’ai pu manger ces céréales ! Je dois me lever à une heure précise, faire mes achats à une journée précise, prendre tous les jours mon bus ! Je dois aller à ce lycée, écouter tel cours. Romain doit être mon ami et ne pas me prêter de l’argent ! Ma vie n’est qu’un simulacre ! Mes choix s'avèrent illusoires !
Mais c’est terminé. Je ne me laisserais plus contrôler ! Je vais être libre désormais et cette fuite est la première preuve de ma liberté, de ma volonté ! Non... attends Cécilia. Il y a un problème. Lorsque je désirais à tout prix saisir cette boîte de céréales ou bien un autre vêtement, je n’ai pas pu, car ces évènements étaient fixés d’avance ! En dépit de toute ma bonne volonté, l'évènement s'est produit ! Toutefois, lorsque j'ai voulu quitter ma salle de cours, j'ai pu le faire ! Pourquoi ? Comment est-ce possible ? Oh non... je sais. Cet évènement était prévu... il était fixé d’avance ! Je devais fuir ! Je devais prendre conscience de ma condition ! Oh mon Dieu ! Je ne suis toujours pas libre et je ne pourrais jamais l’être !
Je comprends désormais. Ces regards qui me hantent et dont je ne peux mettre la main dessus. Je comprends leurs origines ! Je ne pouvais pas savoir qui me regardait. Je ne pouvais pas, car je ne suis pas à même de vous voir ! Oui, vous ! Je vous parle ! Je ne peux vous entendre ni vous voir ! Mais vous, vous me voyez, pas vrai ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? Vous me... lisez ? Arrêtez de lire mes moindres faits et gestes ! Arrêtez de lire ce que je veux ! Arrêtez de lire mes pensées ! Vous n’avez pas honte ! Vous saviez que tout cela n’était pas réel ! Mais vous m’avez laissé dans l’aveuglement. Ah, je comprends mieux. Cécilia... la cécité. C’est drôle, hein ? Arrêtez ! Arrêtez tout ça ! Je vous en prie ! Je veux véritablement vivre ! Je ne veux pas seulement penser que tout cela est « réel » alors que ce n’est que tromperie ! Par pitié ! Je vous implore ! Je me mets à genoux ! Sauvez-moi ! Tout cela n’est-il qu’un pur divertissement à vos yeux ? Je veux choisir ce que je veux être ! Libérez-moi de cette condition de prisonnière ! Je suis prisonnière de ce que je suis ! Je veux être autre chose qu’un esclave aveugle de ce qu’il est ! Je veux que vous me libériez ! Pitié ! Sauvez-moi ! Je vous en supplie ! Venez à mon secours ! Arrêtez de me regarder et faites quelque chose ! Au secours ! Libérez-moi ! Libérez-moi !
Pablo Mercurio, Lycée La Merci Littoral.
Ah quel enfer ! Dans un râle mécontent, j’ensevelis ma tête sous mon traversin. En toute franchise, j'escomptais ajourner l'heure fatidique. Mais le glas de mon réveille-matin n'était pas d'humeur.
Dring ! Dring ! Dring !
Comme à son habitude, il ne me laisserait pas le moindre répit. À travers cette cacophonie routinière et matinale, je peux aisément entendre ces vociférations : « Lève-toi, Cécilia ! Allez debout, fainéante ! ». Futilement, j'espérais que Morphée me cajole de nouveau. Toutefois, il faut que je me rende à l'évidence : mes vaines aspirations n'étaient que de vulgaires chimères. À contrecœur, je finis par lâcher prise... comme toujours finalement. Dès lors, mes yeux se posèrent sur la pire invention qui soit. Puis, je l'éteignis pour retrouver la quiétude insonore.
Soudain, un désir ardent submergea mon âme. Et si je dormais encore un peu ? À cette pensée, je me laissai tomber dans mon matelas duveteux. Quelle agréable sensation ! Je saisis avec vivacité ma couverture pour me réchauffer. Une chaleur apaisante sillonna progressivement mon corps générant en moi une aura tropicale. J'exhalais un soupir de béatitude. Et si je restais toute la journée dans mon lit en musardant ? Étrangement, c'est à cette pensée que la chaleur s'intensifia promptement. Une vive douleur me parcourra brutalement. Je bondis hors de mon lit et mon regard survola brièvement mes bras et mes jambes. J'avais des traces de brûlure. Sous mes draps, la chaleur lénifiante s'était métamorphosée en une fournaise dévorante. Je lançai un regard à mon matelas, puis je le palpai avec prudence ayant peur de me brûler à nouveau. Sans pouvoir l'expliquer, mon lit avait repris sa température initiale ! Sans vraiment comprendre ce qu'il venait de se produire, je me dirigeai vers la salle de bain pour soulager ma douleur. Il faut croire que je n'ai pas le choix. Je devais comme à mon habitude, reprendre le train-train quotidien.
C’est pourquoi je m’élançais dans ma salle de bain. Machinalement, je réalisai les mêmes tâches quotidiennes. J’utilisais les mêmes produits : mon savon de la marque « Obey », mes crèmes hydratantes « Destiny », mon shampoing « Illusion » ou encore mon gel moussant « Fake Life ». Cela peut paraître inutile et superflu de mentionner ces marques plutôt que d'autres, de prendre celles-ci plutôt que d'autres. Mais la dernière fois, que j’aie pris un produit qui n'appartenait pas à l'une de ces marques, j'en ai fait les frais.
Je me souviens encore de cette crème : « Be yourself ». Ma peau avait été férocement abîmée par celle- ci.
D'un coup d’œil vif, je scrutais ma montre. J’ai toujours ces trente minutes d’avance. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je mets l'alarme de mon réveil aussi tôt ? Franchement, j'aurais pu dormir davantage.
Mais bien sûr que non ! Il faut que j’agisse comme un robot, pareillement à un être sans âme qui répète la même situation systématiquement. Je soupire et ouvre mon armoire.
Un vertigineux troupeau de vêtements se présente à mes yeux. D'un geste délicat, je laisse mes doigts effleurer le soyeux pelage de ces bêtes de tissus. Mon bras va de droite à gauche. Puis, d'un geste foudroyant, j'en saisis un. J'aime bien faire cela. Laisser le hasard choisir à ma place. Mettre un peu de saveur dans cette vie soporifique et insipide à souhait. Nonobstant, j'en ressors toujours fortement déçue. Me voilà encore une fois avec ce fichu jean bleu et ce pull noir ! Bon, je réessaye. Je le repose et ferme les yeux. Cette fois, je dirige mon bras vers la droite. C'est sûr, je suis certaine d'avoir saisi un autre vêtement ! Il est fort à parier que je m'aventure dans un milieu inexploré qui me réserve beaucoup de surprise ! Je m'imagine déjà arriver en cours avec un pantalon jaune fluo et avec une veste qui mêle le violet, le blanc et le rouge. Ah là, c'est indéniable, je pense que je serais la risée de mon lycée, et ce pour la nuit des temps. Face à cette impatience qui me transcende, je ne peux plus attendre. J'ouvre les yeux et observe avec un grand désarroi mon choix. Un pull noir et un jean bleu. Comment est-ce possible ? Il était pourtant situé à gauche et non à droite ? Bon, je renonce. Je pousse un soupir et un râlement animé par le désagrément. Puis, je ferme mon armoire et pars m'habiller.
Il me reste vingt minutes avant que mon bus arrive. Je me dirige donc de ce pas vers ma cuisine et constate avec effroi la tragique véracité. Mon frigo est presque vide. Ah, misère ! Je pense qu’il serait bon à l’avenir de mieux gérer mon appétit. En temps normal, ce genre de situation ne m’arrive jamais. J’ai toujours de quoi me nourrir. Mais je crois que j’ai été trop gourmande cette semaine. À n'en point douter, je suis la seule qui s'occupe des achats pour les besoins courants. Et comme toujours, je réserve mes achats le vendredi. Bon, je ne pense pas avoir d'autres choix. Il va falloir puiser dans ses réserves jusqu'au jour de mon salut : ce saint vendredi.
Avec une espérance qui me paraît bien stérile, je décide tout de même d'aller jeter un œil à mon placard. Peut-être trouverais-je de quoi me nourrir ? Premier étage : vide. Deuxième étage : vide. Troisième et dernier étage... j’adore ma vie. Je vais être consumé par la faim. Un pur plaisir. Soudain, j’entends mon ventre rugir pareillement à un dragon famélique. Navré mon grand, mais tu vas devoir prendre ton mal en patience : il n’y a rien.
Ah si ! Je vois quelque chose. Mais... qu'est-ce que c'est ? C'est curieux. Je ne me souviens pas avoir acheté une boîte de céréales. Normalement, je déteste ça. Surtout que ce sont des céréales synthétiques, sans gluten, sans sucre et sans sel. Et elles sont empaquetées dans un carton recyclé. Mais bon, peu importe. La faim justifie les moyens, non ? Sans tarder, je tends mon bras pour happer la boîte. Le paquet est trop loin. Je pousse de toute mes forces. Ah, ce n’est pas vrai ! Viens-là ! Qui a eu l’idée de le placer aussi loin ? Non, mais je te jure ! Tandis que je livre un combat sans merci pour des céréales aussi saines qu'une usine pétrolière, je sens un poids s’appuyer sur mon être.
Je sens comme un regard se poser sur moi. Je ressens des yeux observateurs et oppressants qui m'étouffent. Je me retourne. Il n’y a personne. Pourtant, j’ai toujours cette sensation âpre qui traverse mon âme. Par des hochements de tête, je chasse ses idées déroutantes et sans queue ni tête. Il n’y a que moi dans cet appartement. Maman est partie travailler tôt ce matin. Et comme toujours, elle rentrera tard et je ne la verrais pas. Je suis toujours seule. Alors, pourquoi ai-je été frappée par cette sensation étrange ? Arrête de te prendre la tête comme ça, Cécilia.
Derechef, je sollicite mon bras. Je vais bien finir par m'emparer de ce fichu paquet de céréales, non ? Je mets toutes mes forces dans ce mouvement qui me paraît durer une éternité. Pourquoi ne veut-il pas venir à moi ? J’ai l’impression que ce paquet recule à chaque fois que j’essaye de l’attraper. J'ai comme l'impression que mon corps refuse de l'attraper. Je sais que je n'aime pas ce genre de nourriture. Je sais que je ne suis pas censé en manger. Mais j’ai si faim ! Je suis prête à tout. Je me penche et contracte tous mes muscles avec frénésie.
Si seulement, quelqu’un demeurait à mes côtés pour me prêter un coup de main. Je ne peux l'expliquer, mais je sens des yeux me pénétrant de l’intérieur. L’impression absurde qu'on me voit. On m’observe ! Je ne le vois pas... mais j'en ai la certitude. Enfin, je crois ? Mais, il n’y a personne ! Arrête de dire n'importe quoi, Cécilia ! Arrête de délirer et saisis ce paquet ! Je donne toutes mes forces et je parviens enfin à l’attraper. Je pousse un léger cri mêlant douleur et surprise. Je lâche la boîte. Je... je saigne ? Je saigne ! Comment est-ce possible ? Il y a du sang sur ma main ! C'est invraisemblable ! Je n'ai fait que toucher une boîte !
Avant d'avoir pu élucider ce mystère déroutant, je braque mes yeux vers mon horloge et je m'aperçois de l'heure. Mon bus ! Je vais le rater ! Avec précipitation, je prends un bandage, de la crème cicatrisante et mon sac. Je ferme mon appartement à clé. Puis, je m’élance à vive allure vers mon arrêt de bus. Je vais le rater ! Non, non ! Vite ! Dépêche-toi ! Je le vois au loin. Les portes se referment ! Je hurle et agite mes bras pour que le conducteur me voie. Mon Dieu ! On dirait une cinglée qui va agresser quelqu'un. Tout à coup, je constate avec dépit qu'il démarre. Non... pas si proche du but. Je n'ai jamais raté mon bus. Pas maintenant... pas aujourd'hui... pas comme ça... pas à cause de ces céréales végans, quand même ! Il s'en va. À bout de souffle, je m'arrête. C'est trop tard.
Sans crier gare, je vois quelque chose se produire. Quelque chose d’inattendu. Le bus fait une marche arrière. Les voitures, derrière lui, agissent pareillement ! C'est si effarant que je peine à croire ce que je vois ! Ils s'exécutent d'une manière si coordonnée et spontanée qu'il est difficilement imaginable de concevoir cette scène comme réelle... et pourtant, elle l'est ! Le bus arrive à mon niveau. Les portes s'ouvrent et l'homme me fait un signe de la main.
– Tu ne croyais quand même pas que l’on partirait sans toi, jeune fille ! s’écria-t-il.
– J’ai bien cru que si, rétorquai-je en me grattant la tête.
– Tu n’as rien à craindre. Ce véhicule a pour fonction d’emmener tous les lycéens à leur lieu d’étude. Attends, je rêve où il vient de m'expliquer le but d'un autobus scolaire.
– Et toi, tu fais partie de ce groupe. Ton rôle est d’aller au lycée. Allez, monte !
Ce type est franchement bizarre. Bien sûr que je dois aller à mon lycée. Pour qui me prend-il ? Je ne suis pas sotte ! Et puis, je ne vais pas sciemment rater mon bus en simulant ! Je lève les yeux au ciel, et commence à monter. Néanmoins, j'ai toujours ce désagréable pressentiment qui s'intensifie de seconde en seconde. Je me retourne. Il n'y a toujours personne derrière moi. Et pourtant, je ressens inlassablement cette fâcheuse appréhension qui n'a pas lieu d'être. Celle qu'on m'épie. Je soupire et m'installe au fond. Puis, je soigne ma blessure. Après cela, je mets mes écouteurs et me laisse bercer tout le long du trajet. Dans mon esprit, je ne cesse de méditer sur tout ce qui m'est arrivé depuis ce matin. Non. Non, oublie tout ça. Prenons un nouveau départ et enterrons tout cela. Les minutes passent et je m’apaise peu à peu.
Puis, le bus s’arrête. Je descends et entre enfin au lycée. J'aperçois brièvement mon ami : Romain. Tandis que la sonnerie pulvérise nos pauvres oreilles : nous nous élançons vers le cours de philosophie de Mme Kasspiet. En toute franchise, elle porte à merveille son nom : qu'est-ce qu'elle est pénible ! Et puis, ces cours ne sont guère jubilatoires : la semaine dernière, on a appris pourquoi l'homme doit être individualiste et ne peut pas atteindre le bonheur ! Un pur moment de plaisir...
– Romain, tu pourrais me prêter un peu d’argent ? Je n’ai presque plus rien chez moi. Je te rembourserais, ne t’inquiète pas.
– Je suis navré, mais je n’ai pas d’argent sur moi.
– Oui, je comprends, mais demain par exemple ? insistai-je.
– Non, je ne peux pas, désolé. Je n’ai pas à te donner de l’argent, affirma-t-il d’une voix presque automatique.
– Mais... mais entre amis, il faut bien se serrer les coudes, non ? Et puis, je t’ai dit que je te rembourserais !
– Non, je ne peux vraiment pas. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Tu dois attendre vendredi pour
récupérer tes achats, insista Romain d’une voix encore plus mécanique.
– Attends, comment sais-tu que je récupère mes courses tous les vendredis...
Avant même que je puisse achever ma question, notre enseignante pénétra dans la salle de cours et amorça sa leçon. Dans le silence, nous nous installons. Toutefois, il faut vraiment que j'interroge Romain à la fin du cours. Pour une fois, j’ai souhaité me mettre à l’avant pour m’efforcer d’écouter. Mais je n’ai pas pu décider librement.
– Cécilia, que faites-vous ? Installez-vous au fond, comme vous le faites naturellement.
Bon, eh bien, si elle ne souhaite pas que je sois attentive ce sera de sa faute. Je viens m'asseoir donc au sixième rang à droite. Puis, le cours se lance dans un ennui mortel. Aujourd’hui, on va aborder la notion de la liberté. Malheureusement, Mme Kasspiet n’est pas ici pour nous faire rêver. Elle nous apprend le fatalisme. Une doctrine selon laquelle l’être humain ne sera jamais libre. Pourquoi ? Parce que selon notre cher fatalisme, certains évènements sont fixés d’avance par une puissance extérieure et supérieure à la volonté en sorte que quoiqu’on fasse, ils se produiront infailliblement !
Bon, j’en ai assez de ses cours qui nous accable. C’est n’importe quoi ! On est libre de faire ce que l’on veut et ce n’est pas quelqu’un qui va me dicter ce que je dois faire ou non. Et je vais le prouver, maintenant ! Je vais quitter son cours, car je suis libre d'agir. Toute façon, je la déteste. À cette pensée, je me lève... ou plutôt, je comptais le faire... mais... mais anormalement je... je... je n’y arrive pas ! Je ne comprends pas, c’est absurde ! C’est pourtant si simple ! Cette action ne demande aucun effort particulier. Alors pourquoi en suis-je incapable ? Je sens mon cœur battre la chamade. J’essaye de me lever en puisant dans toutes mes forces. C’est impossible ! La rythmique dans ma poitrine s’intensifie frénétiquement. Allez ! Lève-toi ! Allez ! Lève-toi ! Je serre les dents. Mon corps se raidit et se crispe avec une intensité sans pareille. Mon âme et mon cœur hurlent. Je VEUX me lever ! Je le veux !
– Laissez-moi me lever, bordel ! hurlai-je en me levant de ma chaise dans un fracas tonitruant.
– Cécilia, calmez-vous et asseyez-vous. Vous devez écouter le cours même si vous me trouvez pénible.
Pardon ? Elle ne réagit pas à ce que je viens de faire ? Et... et... comment sait-elle que je ne l’aime pas ? Je... je suis perdue... je n’en peux plus ! Je veux me libérer de ce cauchemar ! Qu’est-ce qui m’arrive ? D’où viennent toutes ces choses sibyllines qui me tenaillent ? Je suis excédé par tout cela ! Je veux tirer au clair cette affaire ! Trouver les origines à ces incidents qui m’incombent et m’angoissent ! Je sens mes jambes faiblir et fléchir ! Non, je ne m’assiérais pas ! Je m’élance à vive allure vers la porte. Elle est verrouillée alors qu'elle n’est pas fermée à clé ! Je ne comprends pas !
– Cécilia, respirez et allez vous asseoir. Vous ne pouvez pas quitter ce cours. 5
Je refuse de me soumettre ! J’obéis à moi et à rien d’autre ! Je m’empare d’une chaise et frappe violemment la fenêtre. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je la brise. Je passe par celle-ci et cours aussi vite que je peux. Je veux que tout s’arrête. J’escalade le grillage de mon lycée et m’éloigne à toute vitesse de tout ce que je fais ou connais habituellement. Je fuis la route. Je fuis le sentier vers lequel je rejoins mon appartement. Je fuis mon arrêt de bus. Je me dirige vers une pinède que je traverse. Je suis à bout de souffle quand soudain j’entrevois une petite colline loin de tout. Je l’escalade et m’écroule.
J’ai compris. Je sais d’où proviennent mes affres. La source de ce qui me lancine. Les origines de tout. Depuis le début de mon existence, on veut me condamner ! On veut me forcer à porter certains vêtements plutôt que d’autres. On veut me contraindre à utiliser tel produit, à manger telle chose. Voilà pourquoi, je n’ai pu manger ces céréales ! Je dois me lever à une heure précise, faire mes achats à une journée précise, prendre tous les jours mon bus ! Je dois aller à ce lycée, écouter tel cours. Romain doit être mon ami et ne pas me prêter de l’argent ! Ma vie n’est qu’un simulacre ! Mes choix s'avèrent illusoires !
Mais c’est terminé. Je ne me laisserais plus contrôler ! Je vais être libre désormais et cette fuite est la première preuve de ma liberté, de ma volonté ! Non... attends Cécilia. Il y a un problème. Lorsque je désirais à tout prix saisir cette boîte de céréales ou bien un autre vêtement, je n’ai pas pu, car ces évènements étaient fixés d’avance ! En dépit de toute ma bonne volonté, l'évènement s'est produit ! Toutefois, lorsque j'ai voulu quitter ma salle de cours, j'ai pu le faire ! Pourquoi ? Comment est-ce possible ? Oh non... je sais. Cet évènement était prévu... il était fixé d’avance ! Je devais fuir ! Je devais prendre conscience de ma condition ! Oh mon Dieu ! Je ne suis toujours pas libre et je ne pourrais jamais l’être !
Je comprends désormais. Ces regards qui me hantent et dont je ne peux mettre la main dessus. Je comprends leurs origines ! Je ne pouvais pas savoir qui me regardait. Je ne pouvais pas, car je ne suis pas à même de vous voir ! Oui, vous ! Je vous parle ! Je ne peux vous entendre ni vous voir ! Mais vous, vous me voyez, pas vrai ? Vous m’entendez, n’est-ce pas ? Vous me... lisez ? Arrêtez de lire mes moindres faits et gestes ! Arrêtez de lire ce que je veux ! Arrêtez de lire mes pensées ! Vous n’avez pas honte ! Vous saviez que tout cela n’était pas réel ! Mais vous m’avez laissé dans l’aveuglement. Ah, je comprends mieux. Cécilia... la cécité. C’est drôle, hein ? Arrêtez ! Arrêtez tout ça ! Je vous en prie ! Je veux véritablement vivre ! Je ne veux pas seulement penser que tout cela est « réel » alors que ce n’est que tromperie ! Par pitié ! Je vous implore ! Je me mets à genoux ! Sauvez-moi ! Tout cela n’est-il qu’un pur divertissement à vos yeux ? Je veux choisir ce que je veux être ! Libérez-moi de cette condition de prisonnière ! Je suis prisonnière de ce que je suis ! Je veux être autre chose qu’un esclave aveugle de ce qu’il est ! Je veux que vous me libériez ! Pitié ! Sauvez-moi ! Je vous en supplie ! Venez à mon secours ! Arrêtez de me regarder et faites quelque chose ! Au secours ! Libérez-moi ! Libérez-moi !
Pablo Mercurio, Lycée La Merci Littoral.
Une drôle d'asperge
Le bruit bourdonnant d’une classe de terminale ne m’aidait pas à me concentrer. Un grincement de chaise, le déchirement d’un papier, une voix un peu trop élevée... Je suis sensible à tous ces sons. Mes mains se mettent à trembler. J’ai l’impression d’étouffer, alors je sors de classe en courant juste avant la sonnerie.
Tous les vendredis soirs, je rejoins mes amis au même endroit, un stade abandonné. C’était un endroit non loin de chez nous, mais aussi secret. Nous mettons de la musique, nous discutons, nous buvons, nous fumons, comme des ados clichés de 17 ans. Ce soir-là il manquait Aiden, nous ne nous connaissons pas très bien, mais c’est une des rares personnes avec qui je me sens bien, je ne saurais dire pourquoi. Elle semble toujours à l’écoute. Les autres sont un peu agités, surtout Achille et Lucas. A part mes quelques amis, je suis vite angoissé quand il y a du monde autour de moi. Dans ces moments-là, soit je reste silencieux, soit je n’arrête pas de parler de tout ce que je sais sur le cinéma et je culpabilise ensuite. Je décidais donc de rentrer chez moi, mais de rendre visite à Aiden avant. Elle habitait une maison à quelques rues à côté du stade. Je toque à sa fenêtre, elle descend et me propose d’aller marcher. C’est toujours comme ça avec Aiden, je n’ai pas besoin de prévenir ou d’expliquer ma présence, je sais
qu’elle
– Alors Milan, ta journée ? me demanda-t-elle.
– Normal.
– Tu as fait une crise aujourd’hui ?
– Une cette aprem... j’en fais tous les jours maintenant.
– Parles-en à tes parents ou à l’infirmière du lycée au moins ! insista-t-elle.
– Mes parents vont penser que je fais du cinéma et puis je ne veux pas les inquiéter pour
rien, cela doit être dû au stress avec le lycée, tout ça quoi...
Aiden n’était pas du même avis que moi, mais elle ne dit rien de plus pour me convaincre et se contenta de mettre sa tête sur mon épaule.
Beaucoup plus tard, je rentrais chez moi. Mes parents et mes trois petites sœurs dormaient, alors je pus profiter du silence inhabituel régnant dans la maison. Dans ma chambre, je me sentais enfin protégé. J’ai recouvert les murs d'affiches de cinéma de toutes les époques, de Charlie Chaplin à Léon Carax en passant par Les 400 coups au dernier James Bond. Le cinéma est ma grande passion, je passe tout mon temps libre à regarder des films réalisateurs du monde entier et je rêve de travailler dans ce milieu plus tard. Parler de cinéma est une des rares choses qui m'apaisent et qui me mettent en confiance. Pour bien dormir, je dois citer un réalisateur de chaque lettre de l’alphabet. Cela peut paraître stupide mais cela fonctionne. Ou alors je pense à Aiden.
Il est bien trop tôt pour se lever mais je rassemble le peu de force que j’ai afin de me tirer hors du lit. A peine réveillé, je me sens angoissé à l’idée d’affronter une nouvelle journée. Le lycée c’est l’enfer, je n’arrive pas à m’exprimer en présence des autres, hormis mon cercle d’amis proches...je dois y aller, ce n’est que du stress, je ne dois pas me laisser abattre.
Ma journée se passait correctement, jusqu’à ma dernière heure de cours.
Deux élèves de ma classe se disputaient : lui refusait de prêter sa veste à Anna, tandis que celle-ci estimait qu’en tant que petit ami il y était obligé. Sans vraiment réfléchir, je proposais ma veste à Anna pour qu’elle ne prenne pas froid. Elle me regarda avec dédain et jeta ma veste par terre en riant et tout le monde fit de même. Je ne comprenais pas pourquoi.
C’est toujours comme ça, je ne comprends jamais pourquoi les autres rient de moi. Cet incident suffit pour que je commence à suffoquer et à me sentir observé de tous les côtés. Je sortis du lycée à toute vitesse et je courus me réfugier au stade abandonné. Je m'installai sur le banc le plus en hauteur et j’arrivai enfin à reprendre mon souffle. Mon téléphone vibra, c’était Aiden :
– Milan ?? C’est vrai que t’es parti en courant du lycée ??
– Désolé... j’ai refait une crise d’angoisse, je devais partir.
– Où es-tu ?
– Au stade.
– J’arrive.
Quelques minutes après, Aiden s’approcha de moi et me serra dans ses bras. Son parfum remonta jusqu’à moi. J’aurais pu rester comme ça pendant des heures encore. Loin de cette Anna et de son stupide couple, loin du lycée, loin de la réalité.
Dans la soirée, je sortis de chez moi, mes amis m’avaient donné rendez-vous au stade. Cela semblait urgent, peut-être que c’était terminé entre Achille et Cheen ? Je n'espérais pas ! J’arrivai essoufflée et saluai mes amis. Achille et Cheen étaient toujours ensembles mais ils me regardaient d’un air grave. Lucas paraissait attristé tandis qu’Aiden évitait mon regard. Elle se tourna enfin vers moi et m’expliqua que l’urgence de ce soir, c’était moi. Elle avait tout expliqué de mes crises et de mes soucis à nos amis.
À cet instant, plus rien n’eut de sens pour moi, alors je partis en courant sans même leur répondre. Je m'arrêtai enfin dans un parc un peu plus loin pour me calmer car je n’arrivais plus à respirer et mes jambes tremblaient. Aiden n’était pas à mes côtés alors je réfléchis à ma liste de réalisateur : A comme Woody Allen, B comme Tim Burton, C comme Jacques-Yves Cousteau... Je dus arriver jusqu’à la lettre S, Martin Scorsese, afin de me calmer. D’habitude David Lynch me suffisait. Mon rythme cardiaque est à présent de retour à la normale. Je n'arrivais pas à croire qu' Aiden ait trahi ma confiance. Je ne comprenais toujours pas l’origine de ces crises, qui sont en train de s’aggraver, ni de mon anxiété et maintenant je n’avais plus personne à qui me confier.
Ce soir-là je m’endormis sans manger, tout habillé, bercé par mes larmes glissant sur mes joues rougies de chagrin.
Le lendemain matin, je prétextai un mal de tête à ma mère pour éviter d’aller en cours. Elle ne me crut qu’à moitié mais me laissa tranquille. Je ne fis rien de ma journée, j’avais à peine la force de me tirer hors du lit. J’ai reçu des appels de mes amis mais je les ai ignorés toute la journée.
Lorsque le lendemain je donnai la même excuse que la veille à ma mère, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Mais je ne pouvais pas tout lui dire ici, maintenant, juste avant qu’elle ne s’en aille. J’essayai de la rassurer pour qu’elle me laisse tranquille. Je n’avais pas l’habitude qu’on s’occupe beaucoup de moi, je suis assez autonome et avec trois petites sœurs turbulentes à la maison, cela me semble normal de ne pas recevoir beaucoup d’attention. Je sentais que ma mère n’allait pas en rester là. Elle me regarda une dernière fois avant de s’en aller et me promit que tout allait s'arranger. J’avais du mal à la croire, mais je parvins à lui adresser un sourire, qui retomba dès qu’elle eut le dos tourné.
En fin d'après-midi, alors que ma journée s’était résumée à ne rien faire, Aiden toqua à ma porte. J’étais toujours en colère contre elle mais j’avais aussi terriblement envie de lui parler. L’air penaude, elle me proposa de faire un tour et nous sortîmes dans un silence pesant. Au bout de longues minutes embarrassantes, Aiden se tourna brusquement vers moi et s’excusa d’avoir parlé de mes crises aux autres. Elle m’expliqua qu’elle était vraiment inquiète pour moi et elle pensait même que je devrais voir un médecin ou un psychologue. Puis elle me tendit un de ses dessins : un grand garçon tout maigre aux boucles brunes en bataille était représenté avec autour de lui, beaucoup de nœuds, de pensées emmêlées. Une jeune fille aux yeux pétillants et à la courte chevelure châtain se tenait assise à côté de lui en train d’essayer de démêler ses nœuds. C’était Aiden et moi. Je baissai les yeux pour la regarder. Elle me sourit et m'embrassa. Surpris, mes jambes me lâchèrent un court instant, je faillis perdre l’équilibre mais Aiden me rattrapa. Alors je m’approchai d’elle, passai ma main sur sa joue et l'embrassai à mon tour. C’était la première fois de ma vie que je ne me sentais pas anxieux de quelque chose. Je vivais juste le moment.
Nous arrivâmes au stade, Lucas, Achille et Cheen y étaient en train de boire des bières autour du feu. Je m'approchai d’eux mais sans que j’eus le temps de dire quelque chose, ils se levèrent et me serrèrent tous dans leurs bras. C’était agréable de se sentir enfin soi-même. Nous passâmes le reste de la soirée à mettre de la musique, à danser et à boire. Avec Aiden nous montâmes sur le toit d’un vieil hangar à côté du stade. Elle me fit promettre de parler de mes crises à mes parents. Et elle prit ma main, se tourna vers l'aube qui se levait et cria de toutes ses forces. Amusé, à mon tour, j’emplis mes poumons d’air puis je poussai un cri retentissant très loin.
– Ça fait un bien fou ! hurlai-je.
– Après ça, tu pourras affronter tes parents, je crois en toi.
Quelques semaines plus tard
Je suis atteint du syndrome d’asperger. C’est étrange à dire. Et nouveau. C’est le diagnostic des médecins après plusieurs analyses, de nombreux rendez-vous et visites auprès de différents spécialistes.
Moi ? Je me sens abasourdi. Malgré ce choc, je me dis que c’est extraordinaire d'avoir été diagnostiqué. J’aurais pu me poser des questions pendant encore tellement d’années sans jamais comprendre l’origine, la source de mon mal-être. Toutes ces crises, ces comportements étranges, mon incompréhension des autres porte enfin un nom. Je sais que je ne suis pas seul, nous sommes énormément à être atteints d’autisme. Maintenant je peux affronter l’avenir, certes cela m’effraie toujours, mais maintenant que je l’ai comprise, je vais peut-être arriver à vivre avec cette drôle d’asperge.
Julia BALMAIN, Lycée Nevers.
Tous les vendredis soirs, je rejoins mes amis au même endroit, un stade abandonné. C’était un endroit non loin de chez nous, mais aussi secret. Nous mettons de la musique, nous discutons, nous buvons, nous fumons, comme des ados clichés de 17 ans. Ce soir-là il manquait Aiden, nous ne nous connaissons pas très bien, mais c’est une des rares personnes avec qui je me sens bien, je ne saurais dire pourquoi. Elle semble toujours à l’écoute. Les autres sont un peu agités, surtout Achille et Lucas. A part mes quelques amis, je suis vite angoissé quand il y a du monde autour de moi. Dans ces moments-là, soit je reste silencieux, soit je n’arrête pas de parler de tout ce que je sais sur le cinéma et je culpabilise ensuite. Je décidais donc de rentrer chez moi, mais de rendre visite à Aiden avant. Elle habitait une maison à quelques rues à côté du stade. Je toque à sa fenêtre, elle descend et me propose d’aller marcher. C’est toujours comme ça avec Aiden, je n’ai pas besoin de prévenir ou d’expliquer ma présence, je sais
qu’elle
– Alors Milan, ta journée ? me demanda-t-elle.
– Normal.
– Tu as fait une crise aujourd’hui ?
– Une cette aprem... j’en fais tous les jours maintenant.
– Parles-en à tes parents ou à l’infirmière du lycée au moins ! insista-t-elle.
– Mes parents vont penser que je fais du cinéma et puis je ne veux pas les inquiéter pour
rien, cela doit être dû au stress avec le lycée, tout ça quoi...
Aiden n’était pas du même avis que moi, mais elle ne dit rien de plus pour me convaincre et se contenta de mettre sa tête sur mon épaule.
Beaucoup plus tard, je rentrais chez moi. Mes parents et mes trois petites sœurs dormaient, alors je pus profiter du silence inhabituel régnant dans la maison. Dans ma chambre, je me sentais enfin protégé. J’ai recouvert les murs d'affiches de cinéma de toutes les époques, de Charlie Chaplin à Léon Carax en passant par Les 400 coups au dernier James Bond. Le cinéma est ma grande passion, je passe tout mon temps libre à regarder des films réalisateurs du monde entier et je rêve de travailler dans ce milieu plus tard. Parler de cinéma est une des rares choses qui m'apaisent et qui me mettent en confiance. Pour bien dormir, je dois citer un réalisateur de chaque lettre de l’alphabet. Cela peut paraître stupide mais cela fonctionne. Ou alors je pense à Aiden.
Il est bien trop tôt pour se lever mais je rassemble le peu de force que j’ai afin de me tirer hors du lit. A peine réveillé, je me sens angoissé à l’idée d’affronter une nouvelle journée. Le lycée c’est l’enfer, je n’arrive pas à m’exprimer en présence des autres, hormis mon cercle d’amis proches...je dois y aller, ce n’est que du stress, je ne dois pas me laisser abattre.
Ma journée se passait correctement, jusqu’à ma dernière heure de cours.
Deux élèves de ma classe se disputaient : lui refusait de prêter sa veste à Anna, tandis que celle-ci estimait qu’en tant que petit ami il y était obligé. Sans vraiment réfléchir, je proposais ma veste à Anna pour qu’elle ne prenne pas froid. Elle me regarda avec dédain et jeta ma veste par terre en riant et tout le monde fit de même. Je ne comprenais pas pourquoi.
C’est toujours comme ça, je ne comprends jamais pourquoi les autres rient de moi. Cet incident suffit pour que je commence à suffoquer et à me sentir observé de tous les côtés. Je sortis du lycée à toute vitesse et je courus me réfugier au stade abandonné. Je m'installai sur le banc le plus en hauteur et j’arrivai enfin à reprendre mon souffle. Mon téléphone vibra, c’était Aiden :
– Milan ?? C’est vrai que t’es parti en courant du lycée ??
– Désolé... j’ai refait une crise d’angoisse, je devais partir.
– Où es-tu ?
– Au stade.
– J’arrive.
Quelques minutes après, Aiden s’approcha de moi et me serra dans ses bras. Son parfum remonta jusqu’à moi. J’aurais pu rester comme ça pendant des heures encore. Loin de cette Anna et de son stupide couple, loin du lycée, loin de la réalité.
Dans la soirée, je sortis de chez moi, mes amis m’avaient donné rendez-vous au stade. Cela semblait urgent, peut-être que c’était terminé entre Achille et Cheen ? Je n'espérais pas ! J’arrivai essoufflée et saluai mes amis. Achille et Cheen étaient toujours ensembles mais ils me regardaient d’un air grave. Lucas paraissait attristé tandis qu’Aiden évitait mon regard. Elle se tourna enfin vers moi et m’expliqua que l’urgence de ce soir, c’était moi. Elle avait tout expliqué de mes crises et de mes soucis à nos amis.
À cet instant, plus rien n’eut de sens pour moi, alors je partis en courant sans même leur répondre. Je m'arrêtai enfin dans un parc un peu plus loin pour me calmer car je n’arrivais plus à respirer et mes jambes tremblaient. Aiden n’était pas à mes côtés alors je réfléchis à ma liste de réalisateur : A comme Woody Allen, B comme Tim Burton, C comme Jacques-Yves Cousteau... Je dus arriver jusqu’à la lettre S, Martin Scorsese, afin de me calmer. D’habitude David Lynch me suffisait. Mon rythme cardiaque est à présent de retour à la normale. Je n'arrivais pas à croire qu' Aiden ait trahi ma confiance. Je ne comprenais toujours pas l’origine de ces crises, qui sont en train de s’aggraver, ni de mon anxiété et maintenant je n’avais plus personne à qui me confier.
Ce soir-là je m’endormis sans manger, tout habillé, bercé par mes larmes glissant sur mes joues rougies de chagrin.
Le lendemain matin, je prétextai un mal de tête à ma mère pour éviter d’aller en cours. Elle ne me crut qu’à moitié mais me laissa tranquille. Je ne fis rien de ma journée, j’avais à peine la force de me tirer hors du lit. J’ai reçu des appels de mes amis mais je les ai ignorés toute la journée.
Lorsque le lendemain je donnai la même excuse que la veille à ma mère, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Mais je ne pouvais pas tout lui dire ici, maintenant, juste avant qu’elle ne s’en aille. J’essayai de la rassurer pour qu’elle me laisse tranquille. Je n’avais pas l’habitude qu’on s’occupe beaucoup de moi, je suis assez autonome et avec trois petites sœurs turbulentes à la maison, cela me semble normal de ne pas recevoir beaucoup d’attention. Je sentais que ma mère n’allait pas en rester là. Elle me regarda une dernière fois avant de s’en aller et me promit que tout allait s'arranger. J’avais du mal à la croire, mais je parvins à lui adresser un sourire, qui retomba dès qu’elle eut le dos tourné.
En fin d'après-midi, alors que ma journée s’était résumée à ne rien faire, Aiden toqua à ma porte. J’étais toujours en colère contre elle mais j’avais aussi terriblement envie de lui parler. L’air penaude, elle me proposa de faire un tour et nous sortîmes dans un silence pesant. Au bout de longues minutes embarrassantes, Aiden se tourna brusquement vers moi et s’excusa d’avoir parlé de mes crises aux autres. Elle m’expliqua qu’elle était vraiment inquiète pour moi et elle pensait même que je devrais voir un médecin ou un psychologue. Puis elle me tendit un de ses dessins : un grand garçon tout maigre aux boucles brunes en bataille était représenté avec autour de lui, beaucoup de nœuds, de pensées emmêlées. Une jeune fille aux yeux pétillants et à la courte chevelure châtain se tenait assise à côté de lui en train d’essayer de démêler ses nœuds. C’était Aiden et moi. Je baissai les yeux pour la regarder. Elle me sourit et m'embrassa. Surpris, mes jambes me lâchèrent un court instant, je faillis perdre l’équilibre mais Aiden me rattrapa. Alors je m’approchai d’elle, passai ma main sur sa joue et l'embrassai à mon tour. C’était la première fois de ma vie que je ne me sentais pas anxieux de quelque chose. Je vivais juste le moment.
Nous arrivâmes au stade, Lucas, Achille et Cheen y étaient en train de boire des bières autour du feu. Je m'approchai d’eux mais sans que j’eus le temps de dire quelque chose, ils se levèrent et me serrèrent tous dans leurs bras. C’était agréable de se sentir enfin soi-même. Nous passâmes le reste de la soirée à mettre de la musique, à danser et à boire. Avec Aiden nous montâmes sur le toit d’un vieil hangar à côté du stade. Elle me fit promettre de parler de mes crises à mes parents. Et elle prit ma main, se tourna vers l'aube qui se levait et cria de toutes ses forces. Amusé, à mon tour, j’emplis mes poumons d’air puis je poussai un cri retentissant très loin.
– Ça fait un bien fou ! hurlai-je.
– Après ça, tu pourras affronter tes parents, je crois en toi.
Quelques semaines plus tard
Je suis atteint du syndrome d’asperger. C’est étrange à dire. Et nouveau. C’est le diagnostic des médecins après plusieurs analyses, de nombreux rendez-vous et visites auprès de différents spécialistes.
Moi ? Je me sens abasourdi. Malgré ce choc, je me dis que c’est extraordinaire d'avoir été diagnostiqué. J’aurais pu me poser des questions pendant encore tellement d’années sans jamais comprendre l’origine, la source de mon mal-être. Toutes ces crises, ces comportements étranges, mon incompréhension des autres porte enfin un nom. Je sais que je ne suis pas seul, nous sommes énormément à être atteints d’autisme. Maintenant je peux affronter l’avenir, certes cela m’effraie toujours, mais maintenant que je l’ai comprise, je vais peut-être arriver à vivre avec cette drôle d’asperge.
Julia BALMAIN, Lycée Nevers.
Éclosion
Moscou, octobre 1952.
Les rues n'étaient pas encore animées par la cohue habituelle. On croisait parfois des passants au regard atone qui se rendaient qui au travail, qui à l'université toute proche. Certains battaient le pavé sans sembler vouloir bouger. Dans tous ces regards mornes, dans tous ces cœurs meurtris, on ne sentait que le parfum d'une désolante épidémie qui n'avait épargné personne durant les années de rafles et de peur. La lassitude...
Aujourd'hui cependant, un élément allait rompre la monotonie du matin brumeux. Celle que j'appellerai Anna était la cible de tous les regards. Non, ce n'était ni ses longs cheveux soyeux, ni ses yeux chocolat ou encore ses gants de fourrure que l'on jalousait. Anna était accompagnée. Et c'était sa merveilleuse amie qui était la cause de la convoitise que l'on décelait dans les yeux des passants. Il est vrai qu'elle ne passait pas inaperçue. Surtout en cette fin de guerre ! C'était de ces créatures que l'on trouvait rarement dans ce genre d'endroit où les cicatrices des souffrances du peuple demeuraient si présentes. Elle se nommait Viltis. Ici tout le monde la connaissait mais hormis Anna, personne n'avait réussi à l'approcher. On avait beau demander, cela n'avait jamais eu le moindre effet sur la stoïque et non-moins charmante Viltis.
On pouvait presque entendre les badauds se questionner." Pourquoi vient-elle ici, pour nous provoquer ? Elle n'est pas à sa place." semblaient-ils tous penser. Mais Anna n'était pas du même avis. Elle connaissait l'incroyable attraction que son accompagnatrice exerçait sur les gens. Elle savait que sans sa présence réconfortante et ses mots si plein de promesses, elle-même ne serait qu'une ombre parmi tant d'autres. Peut-être même n'aurait-elle pas survécu à la guerre. Aussi maintenant ne quittait-elle plus Viltis. Elle la gardait précieusement, surtout dans les moments difficiles. Et cette journée ne s'annonçait pas de tour repos... Alors qu'Anna arrivait à destination et se tenait sur le seuil de l'immeuble avec appréhension, la foule reprit son train-train habituel, et l'engouement que Viltis avait provoqué ne fut plus qu'un souvenir. Un souvenir parmi tant d'autres que ces pauvres gens préféraient oublier.
Au moment de passer la porte de la maison d’édition, Anna douta. De son talent, de son courage. Mais c’était sans compter son amie ! La guidant d’un pas ferme vers le bureau où attendait le secrétaire, Viltis lui souffla : « Ne te décourage pas. Nous y sommes presque ! »
Alors d’une voix assurée, Anna annonça : « Bonjour, j’ai rendez-vous avec l’éditeur pour discuter de mon roman. » … Puis se tournant vers sa fidèle amie : « Merci Viltis ».
Nous reviendrons bientôt sur cet entretien qui attend Anna. Mais avant je tiens à trouver la réponse aux questions des badauds. En effet, Pourquoi Anna fût-elle choisie parmi tant d’autres ? Qui était-elle pour être accompagnée de Viltis? La méritait-elle plus qu’eux ? En effet, tous ces passants ne croyaient plus en rien. Pour eux, la beauté, l’espoir, toutes ces joies, ils ne les méritaient pas. Alors pourquoi Anna, une si insignifiante jeune fille y aurait-elle droit?
Pour vous répondre, je me dois de remonter en arrière… Feuilleter dans les souvenirs plus douloureux de Anna…
Chapitre 7
Vilnius, juin 1940.
J’ai peur. Quand je regarde Mama, même si elle fait semblant d’être insensible pour ne pas nous effrayer et donner sa peur en pâture aux soldats, je sais qu’elle appréhende ce qui va suivre. Elle a les mains qui tremblent derrière son tablier, et elle se mord les lèvres pour ne pas pleurer. Alors je lui prends la main parce que je sais que Papa voudrait qu’elle soit forte. Dans la buanderie, on entend les pleurs d’Elzé. Elle n’a pas écouté les ordres de mama. On lui avait pourtant dit « chut » plusieurs fois quand les coups des soldats avaient raisonné sur le battant. Je ne sais pas quoi faire pour nous sortir de là. Même si je suis plus forte que Jonas, Danius ou Lukas au tir à la corde, je ne suis pas de taille face aux gros bras des soldats de Staline. Seul papa pourrait faire quelque chose. Même s’il est professeur de philosophie à l’université, il n’est pas tout maigrichon comme Joris, le voisin qui m’offre toujours des bonbons.
Les soldats se ruent vers la buanderie et en ressortent une Elzé en larmes. Mama leur arrache ma petite sœur des mains. Nous attendons donc toutes les trois. Pas très longtemps. Le soldat crie des mots en russe. Et nous partons. Petit à petit, dans la journée naissante, je reconnais une silhouette familière derrière les fenêtres. C’est Joris. Je lui fais un signe de la main. En voyant que nous sommes escortées par des soldats, il ouvre sa fenêtre et crie aux hommes : « J’espère que c’est une belle prise ! » suivi de son rire que je trouvais si contaminant Mais aujourd’hui je n’ai pas envie de rire. Pas du tout. J’avais toujours apprécié le gentil Joris. Mais j’allais vite comprendre que, en temps de guerre, il n’y a plus de gentils ni de méchants. Seulement des gens qui craignent pour leur vie, leur confort. Et qui sont prêts à tout pour les conserver… Joris était de ces gens-là.
En voyant la foule rassemblée dans le stade, je compris que nous n’étions pas les seules visées par l’armée rouge. L’attroupement regroupait des personnes de tout âge, du petit garçon serrant sa peluche avec force à la grand-mère emmitouflée dans des dizaines de couches de vêtements. On nous conduisit à la gare, et un voyage de l’enfer commença…
Transportés dans un wagon à bestiaux, dans l’insalubrité la plus totale, je réfléchissais, et mon cœur d’enfant de neuf ans ne comprenait pas ce qui pouvait pousser les gens à détester tellement cette partie de la population que nous étions. Du reste, encore aujourd’hui, je n’ai pas compris.
Ce voyage fut pour moi le début d’un long déclin extérieur comme intérieur. Et son point de départ fut mon premier et mon plus grand chagrin. Quand je repense à cette période, je n’ai que ce souvenir entre les mains… Ma petite, toute petite sœur pleurait dans le wagon, sans interruption, ses cris parfois entrecoupés d’une toux rocailleuse. Mama n’en pouvait plus. Elle était fatiguée, très fatiguée. J’ai alors proposé de prendre Elzé dans mes bras. Il faisait nuit. Au bout d’un moment, ne la sentant plus bouger, je me dis qu’elle dormait et à mon tour, me laissant gagner par le sommeil je sombrai dans une torpeur lourde et sans rêves. Mon réveil fut brutal. J’étais glacée. Et dans mes bras je tenais le corps de ma petite sœur. Froid.
Je n’avais jamais vu de morts, mais Elzé fut le début d’une longue liste de gens, plus ou moins proches de moi, qui verraient leurs rêves, leurs espoirs se briser subitement. Quand ce trajet de la mort prit fin, nous n’étions plus qu’un quart du wagon encore sur pied. Ma mère était avec moi. Mais ce n’était plus la joyeuse mama qui qui rayonnait de bonheur et nous faisait tant rire avec ses histoires. Non, ce n’était plus le « Saulė » de la maison. Sans papa, sans Elzé, notre soleil avait en effet bien du mal à percer les nuages de ses rayons.
J’appris plus tard que l’endroit où l’on nous avait emmené était une plaine au nord du lac Baïkal. En Sibérie. Dans cette sorte de camp, je n’étais pas la seule enfant mais, je m’occupais toujours de mama et n’avait pas le cœur à m’amuser. Quand je voyais les petits jouer dans la neige, leur innocence me renvoyait le souvenir d'Elzé. Si fragile et lumineuse à la fois. Je voulais survivre, pour la laisser continuer de vivre dans ma mémoire. Que ces souvenirs que j’avais ne s’éteignent pas avec ma mort. Et pour cela, j'allais me battre. Mais La vie était dure. Nous manquions de tout... il fallait tout rationner. La nourriture distribuée était proportionnée à la « valeur » du prisonnier. Ainsi, l’union soviétique avait trouvé le moyen de sélectionner les prisonniers très rapidement entre ceux qui survivraient et les autres. Le système était le suivant :
- ceux considérés comme capables d'un travail lourd :800 g de pain et 80 g de viande,
- ceux capables seulement d'un travail léger : 500 g de pain et 40 g de viande,
- les invalides : 400 g de pain et 40 g de viande.
Nous étions considérées comme travailleurs légers. Pour ma mère et moi, nous disposions donc de 80g de viande et 1kg de pain. Ainsi nous touchions tout juste plus que des invalides. Mais nous avions le poids du travail en plus de nos maigres rations. C’étaient des journées entières passées à transporter du bois, et quand nous rentrions dans notre yourte commune, le dos meurtri et les mains douloureuses, je me demandais pourquoi Dieu nous avait oubliées dans un tel endroit. Pourquoi laissait-on vivre des monstres comme les soldats alors que les déportés, eux, étaient incarcérés pur une raison qu’ils ne connaissaient même pas. Le camp me vola mon insouciance, mon innocence, et mon enfance.
Car petit à petit, je ne questionnais même plus Dieu, ni la justice. En fait, je ne croyais plus en rien. Ni en l’amour ni en Dieu, ni en la vie. Ils m’avaient battue.
Un jour, ma mère ne réussit pas à se lever. Ainsi, je dus aller travailler seule tandis qu’elle restait sur sa paillasse remplie de vermines. La sentence ne tarda pas à arriver. Invalide. Sa ration fut réduite de dix grammes. C’est peu pour quelqu’un qui ne manque de rien mais pour le corps affaibli de ma mère, c’était trop. Je ne pouvais me permettre de la laisser dépérir encore plus. Je lui donnai alors chaque jour la moitié de ma ration pour la maintenir en vie. J’avais alors treize ans, mais au lieu de d’étudier, de sortir, j’étais dans un camp de travail en Sibérie avec une mère à nourrir. Les soldats m’avaient convaincue. En fait je n’étais rien. Je ne me voyais plus qu’à travers leurs yeux : méprisable. Au moment où je ne pouvais tomber plus bas, Je fis une rencontre qui allait changer ma vie et mon cœur.
Le soir où je rencontrai ce rédempteur fut pourtant l’un des pires de ma vie. En rentrant du travail je trouvai ma mère qui transpirait sur sa paillasse. Chaque inspiration lui arrachait une plainte, elle étouffait alors que le froid mordant me glaçait jusqu’aux os. Je courus alors avec toutes les forces qu’il me restait vers le baraquement des soldats. Le vent était violent et me faisais trébucher. Quand j’arrivai, je ne trouvais que mépris et indifférence. Ces hommes qui se prélassaient devant leur feu de cheminée n’étaient même pas dignes d’appartenir à l’espèce humaine. Voir des gens mourir de faim sous votre porte et ne rien faire. Je ne pensais pas cela possible, envisageable avant la guerre. Mais plus rien désormais ne m’étonnait. Pour eux, nous comptions moins qu’un chien. Jamais je ne supplierai de telles ordures. Je me rendais donc derrière, vers les cuisines. Voler me semblait la solution la plus honorable. Je marchai prudemment quand mon bras fut attrapé par une poigne de fer. Je me retournais avec terreur. Dans mon esprit, l’image de ma mère attendant indéfiniment la nourriture que je lui avais promise me fut insupportable Je me retournai avec les yeux si pleins de rage que l’homme recula, frappé de stupeur. Il devait être âgé d’une trentaine d’année, mais dans son regard transparaissait plus d’insouciance que dans le mien, une jeune fille de treize ans. Quand sa voix aux accents durs de la langue russe résonna, si loin de mon lituanien, je n’en croyais pas mes oreilles :
« Excusez-moi mademoiselle. Il se trouve que j’ai bien trop à manger pour moi. Je déteste jeter de la nourriture mais je n’ai vraiment plus faim. Peut-être pourriez-vous… »
En voyant ce qu’il appelait restes, je ne pus m’empêcher de rire à la fois choquée et incrédule. De ses mains débordaient des mets dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Mon propre rire m’étonnait, j’étais même surprise de savoir encore comment rire.
Ce soir-là, ma mère ne mourut pas et un changement s’opéra en moi, petit à petit, pas après pas. Peu après, je rencontrai Viltis. Avec son aide, je compris. L’absurdité des raisonnements de ce monde. Mais aussi que la valeur des gens ne se mesurait pas à leur pédigrée. Car nul homme ne mérite d’être traité comme un animal.
L’espoir qui avait fleuri en moi ne me quitta alors plus. On ne sait pas d’où vient l’espoir, ni comment il éclot soudain dans un cœur. Mais son origine n’a pas d’importance. Comme la mienne n’en a pas. En effet, qu’importe que sa source se trouve en Allemagne, en Israël ou en Lituanie, le ruisseau toujours désaltère. Il en va de même pour les hommes. Leur origine importe si peu ! Si ce jeune soldat, russe, ennemi ne m’avait pas tendu la main, je ne l’aurais pas compris. Merci Soldat. Merci Homme. Aujourd’hui, j’écris pour que chacun ait la chance de le découvrir à son tour, un jour. »
Moscou, octobre 1952.
– Entrez.
Anna ouvrit la porte du bureau. Devant elle se tenait un homme d’une quarantaine d’années, à l’œil aiguisé. Il regarda la jeune fille sous ses lunettes puis du bout des lèvres lui intima :
– Asseyez-vous.
Nerveuse, elle prit place sur la chaise qui lui était destinée, se répétant les paroles de Viltis pour ne pas se décourager. L’homme prit de nouveau la parole :
– Hum, c’est donc vous mademoiselle Anna Kazlauskas ?
– Oui en effet. Comment l’avez-vous su ?
– On reconnais toujours la profession d’une personne à ses mains. Les vôtres sont si tachées d’encre que l’on ne voit presque plus votre peau ! Bon, maintenant, parlez-moi donc de ce manuscrit. J’ai cru comprendre qu’il s’agit un témoignage de votre vie sous l’occupation ?
– Oui en effet. Ou plus exactement l’histoire de ma vie avant et après l’arrivée de Viltis.
– Et qui est donc cette Viltis, mademoiselle ?
– Mon aide et ma compagne la plus précieuse. Sans ses encouragements, je ne serais pas aujourd’hui devant vous.
– Mais qui peut donc bien être cette jeune personne qui m’a offert le plaisir de vous avoir devant moi ? De votre bouche elle parait si exceptionnelle qu’il me tarde que vous me la présentiez.
À ces mots, Anna éclata d’un rire joyeux tandis que ses yeux brillaient de malice.
– Monsieur, pardonnez-moi, mais je crains que vous ne vous soyez mépris. « Viltis » signifie espérance en lituanien. Je ne pense donc pas pouvoir faire grand-chose pour que vous la rencontriez. J’ai bien peur que cela ne tienne qu’à vous…
Vous avez sûrement compris maintenant quelle est l’origine de l’espoir. L’espoir ne s’achète pas. Il arrive et vous relève au moment où vous en avez le plus besoin. C’est ainsi que Viltis naquit dans le cœur d’Anna. Cette nuit-là lorsque cette toute jeune fille croisa les yeux insouciants du soldat, la fleur de l’espoir s’ouvrit dans son cœur. Elle vit de ses yeux un nouveau monde, comme la fleur qui perce la terre pour éclore… Non pas un monde sans tristesse ni peurs. Ne cherchez pas à y échapper car elles attendent chacun. Non, ce qu’Anna découvrit ce soir-là fut que la vie ne serait ni rose ni totalement blanche. Mais elle vit surtout que chaque douleur, chaque désarroi valait la peine d’être vécu, car il céderait un jour sa place au bonheur. Inéluctablement. Cherchez donc l’espoir ! N’abandonnez pas. Et quand vous l’aurez trouvé, plus rien ne vous arrêtera Ni vous, ni les préjugés, ni les origines, ni les gens qui vous entourent. Car rien n’est plus fort que l’espérance…
Camille MARCHAL, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Les rues n'étaient pas encore animées par la cohue habituelle. On croisait parfois des passants au regard atone qui se rendaient qui au travail, qui à l'université toute proche. Certains battaient le pavé sans sembler vouloir bouger. Dans tous ces regards mornes, dans tous ces cœurs meurtris, on ne sentait que le parfum d'une désolante épidémie qui n'avait épargné personne durant les années de rafles et de peur. La lassitude...
Aujourd'hui cependant, un élément allait rompre la monotonie du matin brumeux. Celle que j'appellerai Anna était la cible de tous les regards. Non, ce n'était ni ses longs cheveux soyeux, ni ses yeux chocolat ou encore ses gants de fourrure que l'on jalousait. Anna était accompagnée. Et c'était sa merveilleuse amie qui était la cause de la convoitise que l'on décelait dans les yeux des passants. Il est vrai qu'elle ne passait pas inaperçue. Surtout en cette fin de guerre ! C'était de ces créatures que l'on trouvait rarement dans ce genre d'endroit où les cicatrices des souffrances du peuple demeuraient si présentes. Elle se nommait Viltis. Ici tout le monde la connaissait mais hormis Anna, personne n'avait réussi à l'approcher. On avait beau demander, cela n'avait jamais eu le moindre effet sur la stoïque et non-moins charmante Viltis.
On pouvait presque entendre les badauds se questionner." Pourquoi vient-elle ici, pour nous provoquer ? Elle n'est pas à sa place." semblaient-ils tous penser. Mais Anna n'était pas du même avis. Elle connaissait l'incroyable attraction que son accompagnatrice exerçait sur les gens. Elle savait que sans sa présence réconfortante et ses mots si plein de promesses, elle-même ne serait qu'une ombre parmi tant d'autres. Peut-être même n'aurait-elle pas survécu à la guerre. Aussi maintenant ne quittait-elle plus Viltis. Elle la gardait précieusement, surtout dans les moments difficiles. Et cette journée ne s'annonçait pas de tour repos... Alors qu'Anna arrivait à destination et se tenait sur le seuil de l'immeuble avec appréhension, la foule reprit son train-train habituel, et l'engouement que Viltis avait provoqué ne fut plus qu'un souvenir. Un souvenir parmi tant d'autres que ces pauvres gens préféraient oublier.
Au moment de passer la porte de la maison d’édition, Anna douta. De son talent, de son courage. Mais c’était sans compter son amie ! La guidant d’un pas ferme vers le bureau où attendait le secrétaire, Viltis lui souffla : « Ne te décourage pas. Nous y sommes presque ! »
Alors d’une voix assurée, Anna annonça : « Bonjour, j’ai rendez-vous avec l’éditeur pour discuter de mon roman. » … Puis se tournant vers sa fidèle amie : « Merci Viltis ».
Nous reviendrons bientôt sur cet entretien qui attend Anna. Mais avant je tiens à trouver la réponse aux questions des badauds. En effet, Pourquoi Anna fût-elle choisie parmi tant d’autres ? Qui était-elle pour être accompagnée de Viltis? La méritait-elle plus qu’eux ? En effet, tous ces passants ne croyaient plus en rien. Pour eux, la beauté, l’espoir, toutes ces joies, ils ne les méritaient pas. Alors pourquoi Anna, une si insignifiante jeune fille y aurait-elle droit?
Pour vous répondre, je me dois de remonter en arrière… Feuilleter dans les souvenirs plus douloureux de Anna…
Chapitre 7
Vilnius, juin 1940.
J’ai peur. Quand je regarde Mama, même si elle fait semblant d’être insensible pour ne pas nous effrayer et donner sa peur en pâture aux soldats, je sais qu’elle appréhende ce qui va suivre. Elle a les mains qui tremblent derrière son tablier, et elle se mord les lèvres pour ne pas pleurer. Alors je lui prends la main parce que je sais que Papa voudrait qu’elle soit forte. Dans la buanderie, on entend les pleurs d’Elzé. Elle n’a pas écouté les ordres de mama. On lui avait pourtant dit « chut » plusieurs fois quand les coups des soldats avaient raisonné sur le battant. Je ne sais pas quoi faire pour nous sortir de là. Même si je suis plus forte que Jonas, Danius ou Lukas au tir à la corde, je ne suis pas de taille face aux gros bras des soldats de Staline. Seul papa pourrait faire quelque chose. Même s’il est professeur de philosophie à l’université, il n’est pas tout maigrichon comme Joris, le voisin qui m’offre toujours des bonbons.
Les soldats se ruent vers la buanderie et en ressortent une Elzé en larmes. Mama leur arrache ma petite sœur des mains. Nous attendons donc toutes les trois. Pas très longtemps. Le soldat crie des mots en russe. Et nous partons. Petit à petit, dans la journée naissante, je reconnais une silhouette familière derrière les fenêtres. C’est Joris. Je lui fais un signe de la main. En voyant que nous sommes escortées par des soldats, il ouvre sa fenêtre et crie aux hommes : « J’espère que c’est une belle prise ! » suivi de son rire que je trouvais si contaminant Mais aujourd’hui je n’ai pas envie de rire. Pas du tout. J’avais toujours apprécié le gentil Joris. Mais j’allais vite comprendre que, en temps de guerre, il n’y a plus de gentils ni de méchants. Seulement des gens qui craignent pour leur vie, leur confort. Et qui sont prêts à tout pour les conserver… Joris était de ces gens-là.
En voyant la foule rassemblée dans le stade, je compris que nous n’étions pas les seules visées par l’armée rouge. L’attroupement regroupait des personnes de tout âge, du petit garçon serrant sa peluche avec force à la grand-mère emmitouflée dans des dizaines de couches de vêtements. On nous conduisit à la gare, et un voyage de l’enfer commença…
Transportés dans un wagon à bestiaux, dans l’insalubrité la plus totale, je réfléchissais, et mon cœur d’enfant de neuf ans ne comprenait pas ce qui pouvait pousser les gens à détester tellement cette partie de la population que nous étions. Du reste, encore aujourd’hui, je n’ai pas compris.
Ce voyage fut pour moi le début d’un long déclin extérieur comme intérieur. Et son point de départ fut mon premier et mon plus grand chagrin. Quand je repense à cette période, je n’ai que ce souvenir entre les mains… Ma petite, toute petite sœur pleurait dans le wagon, sans interruption, ses cris parfois entrecoupés d’une toux rocailleuse. Mama n’en pouvait plus. Elle était fatiguée, très fatiguée. J’ai alors proposé de prendre Elzé dans mes bras. Il faisait nuit. Au bout d’un moment, ne la sentant plus bouger, je me dis qu’elle dormait et à mon tour, me laissant gagner par le sommeil je sombrai dans une torpeur lourde et sans rêves. Mon réveil fut brutal. J’étais glacée. Et dans mes bras je tenais le corps de ma petite sœur. Froid.
Je n’avais jamais vu de morts, mais Elzé fut le début d’une longue liste de gens, plus ou moins proches de moi, qui verraient leurs rêves, leurs espoirs se briser subitement. Quand ce trajet de la mort prit fin, nous n’étions plus qu’un quart du wagon encore sur pied. Ma mère était avec moi. Mais ce n’était plus la joyeuse mama qui qui rayonnait de bonheur et nous faisait tant rire avec ses histoires. Non, ce n’était plus le « Saulė » de la maison. Sans papa, sans Elzé, notre soleil avait en effet bien du mal à percer les nuages de ses rayons.
J’appris plus tard que l’endroit où l’on nous avait emmené était une plaine au nord du lac Baïkal. En Sibérie. Dans cette sorte de camp, je n’étais pas la seule enfant mais, je m’occupais toujours de mama et n’avait pas le cœur à m’amuser. Quand je voyais les petits jouer dans la neige, leur innocence me renvoyait le souvenir d'Elzé. Si fragile et lumineuse à la fois. Je voulais survivre, pour la laisser continuer de vivre dans ma mémoire. Que ces souvenirs que j’avais ne s’éteignent pas avec ma mort. Et pour cela, j'allais me battre. Mais La vie était dure. Nous manquions de tout... il fallait tout rationner. La nourriture distribuée était proportionnée à la « valeur » du prisonnier. Ainsi, l’union soviétique avait trouvé le moyen de sélectionner les prisonniers très rapidement entre ceux qui survivraient et les autres. Le système était le suivant :
- ceux considérés comme capables d'un travail lourd :800 g de pain et 80 g de viande,
- ceux capables seulement d'un travail léger : 500 g de pain et 40 g de viande,
- les invalides : 400 g de pain et 40 g de viande.
Nous étions considérées comme travailleurs légers. Pour ma mère et moi, nous disposions donc de 80g de viande et 1kg de pain. Ainsi nous touchions tout juste plus que des invalides. Mais nous avions le poids du travail en plus de nos maigres rations. C’étaient des journées entières passées à transporter du bois, et quand nous rentrions dans notre yourte commune, le dos meurtri et les mains douloureuses, je me demandais pourquoi Dieu nous avait oubliées dans un tel endroit. Pourquoi laissait-on vivre des monstres comme les soldats alors que les déportés, eux, étaient incarcérés pur une raison qu’ils ne connaissaient même pas. Le camp me vola mon insouciance, mon innocence, et mon enfance.
Car petit à petit, je ne questionnais même plus Dieu, ni la justice. En fait, je ne croyais plus en rien. Ni en l’amour ni en Dieu, ni en la vie. Ils m’avaient battue.
Un jour, ma mère ne réussit pas à se lever. Ainsi, je dus aller travailler seule tandis qu’elle restait sur sa paillasse remplie de vermines. La sentence ne tarda pas à arriver. Invalide. Sa ration fut réduite de dix grammes. C’est peu pour quelqu’un qui ne manque de rien mais pour le corps affaibli de ma mère, c’était trop. Je ne pouvais me permettre de la laisser dépérir encore plus. Je lui donnai alors chaque jour la moitié de ma ration pour la maintenir en vie. J’avais alors treize ans, mais au lieu de d’étudier, de sortir, j’étais dans un camp de travail en Sibérie avec une mère à nourrir. Les soldats m’avaient convaincue. En fait je n’étais rien. Je ne me voyais plus qu’à travers leurs yeux : méprisable. Au moment où je ne pouvais tomber plus bas, Je fis une rencontre qui allait changer ma vie et mon cœur.
Le soir où je rencontrai ce rédempteur fut pourtant l’un des pires de ma vie. En rentrant du travail je trouvai ma mère qui transpirait sur sa paillasse. Chaque inspiration lui arrachait une plainte, elle étouffait alors que le froid mordant me glaçait jusqu’aux os. Je courus alors avec toutes les forces qu’il me restait vers le baraquement des soldats. Le vent était violent et me faisais trébucher. Quand j’arrivai, je ne trouvais que mépris et indifférence. Ces hommes qui se prélassaient devant leur feu de cheminée n’étaient même pas dignes d’appartenir à l’espèce humaine. Voir des gens mourir de faim sous votre porte et ne rien faire. Je ne pensais pas cela possible, envisageable avant la guerre. Mais plus rien désormais ne m’étonnait. Pour eux, nous comptions moins qu’un chien. Jamais je ne supplierai de telles ordures. Je me rendais donc derrière, vers les cuisines. Voler me semblait la solution la plus honorable. Je marchai prudemment quand mon bras fut attrapé par une poigne de fer. Je me retournais avec terreur. Dans mon esprit, l’image de ma mère attendant indéfiniment la nourriture que je lui avais promise me fut insupportable Je me retournai avec les yeux si pleins de rage que l’homme recula, frappé de stupeur. Il devait être âgé d’une trentaine d’année, mais dans son regard transparaissait plus d’insouciance que dans le mien, une jeune fille de treize ans. Quand sa voix aux accents durs de la langue russe résonna, si loin de mon lituanien, je n’en croyais pas mes oreilles :
« Excusez-moi mademoiselle. Il se trouve que j’ai bien trop à manger pour moi. Je déteste jeter de la nourriture mais je n’ai vraiment plus faim. Peut-être pourriez-vous… »
En voyant ce qu’il appelait restes, je ne pus m’empêcher de rire à la fois choquée et incrédule. De ses mains débordaient des mets dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Mon propre rire m’étonnait, j’étais même surprise de savoir encore comment rire.
Ce soir-là, ma mère ne mourut pas et un changement s’opéra en moi, petit à petit, pas après pas. Peu après, je rencontrai Viltis. Avec son aide, je compris. L’absurdité des raisonnements de ce monde. Mais aussi que la valeur des gens ne se mesurait pas à leur pédigrée. Car nul homme ne mérite d’être traité comme un animal.
L’espoir qui avait fleuri en moi ne me quitta alors plus. On ne sait pas d’où vient l’espoir, ni comment il éclot soudain dans un cœur. Mais son origine n’a pas d’importance. Comme la mienne n’en a pas. En effet, qu’importe que sa source se trouve en Allemagne, en Israël ou en Lituanie, le ruisseau toujours désaltère. Il en va de même pour les hommes. Leur origine importe si peu ! Si ce jeune soldat, russe, ennemi ne m’avait pas tendu la main, je ne l’aurais pas compris. Merci Soldat. Merci Homme. Aujourd’hui, j’écris pour que chacun ait la chance de le découvrir à son tour, un jour. »
Moscou, octobre 1952.
– Entrez.
Anna ouvrit la porte du bureau. Devant elle se tenait un homme d’une quarantaine d’années, à l’œil aiguisé. Il regarda la jeune fille sous ses lunettes puis du bout des lèvres lui intima :
– Asseyez-vous.
Nerveuse, elle prit place sur la chaise qui lui était destinée, se répétant les paroles de Viltis pour ne pas se décourager. L’homme prit de nouveau la parole :
– Hum, c’est donc vous mademoiselle Anna Kazlauskas ?
– Oui en effet. Comment l’avez-vous su ?
– On reconnais toujours la profession d’une personne à ses mains. Les vôtres sont si tachées d’encre que l’on ne voit presque plus votre peau ! Bon, maintenant, parlez-moi donc de ce manuscrit. J’ai cru comprendre qu’il s’agit un témoignage de votre vie sous l’occupation ?
– Oui en effet. Ou plus exactement l’histoire de ma vie avant et après l’arrivée de Viltis.
– Et qui est donc cette Viltis, mademoiselle ?
– Mon aide et ma compagne la plus précieuse. Sans ses encouragements, je ne serais pas aujourd’hui devant vous.
– Mais qui peut donc bien être cette jeune personne qui m’a offert le plaisir de vous avoir devant moi ? De votre bouche elle parait si exceptionnelle qu’il me tarde que vous me la présentiez.
À ces mots, Anna éclata d’un rire joyeux tandis que ses yeux brillaient de malice.
– Monsieur, pardonnez-moi, mais je crains que vous ne vous soyez mépris. « Viltis » signifie espérance en lituanien. Je ne pense donc pas pouvoir faire grand-chose pour que vous la rencontriez. J’ai bien peur que cela ne tienne qu’à vous…
Vous avez sûrement compris maintenant quelle est l’origine de l’espoir. L’espoir ne s’achète pas. Il arrive et vous relève au moment où vous en avez le plus besoin. C’est ainsi que Viltis naquit dans le cœur d’Anna. Cette nuit-là lorsque cette toute jeune fille croisa les yeux insouciants du soldat, la fleur de l’espoir s’ouvrit dans son cœur. Elle vit de ses yeux un nouveau monde, comme la fleur qui perce la terre pour éclore… Non pas un monde sans tristesse ni peurs. Ne cherchez pas à y échapper car elles attendent chacun. Non, ce qu’Anna découvrit ce soir-là fut que la vie ne serait ni rose ni totalement blanche. Mais elle vit surtout que chaque douleur, chaque désarroi valait la peine d’être vécu, car il céderait un jour sa place au bonheur. Inéluctablement. Cherchez donc l’espoir ! N’abandonnez pas. Et quand vous l’aurez trouvé, plus rien ne vous arrêtera Ni vous, ni les préjugés, ni les origines, ni les gens qui vous entourent. Car rien n’est plus fort que l’espérance…
Camille MARCHAL, Lycée Notre-Dame de La Merci.
Retrouvez leur interview exclusive dans le cadre du Livrodrome de Montpellier en partenariat avec Radio Campus Montpellier :
https://youtu.be/zITMMtLHXQg
https://youtu.be/zITMMtLHXQg
Cliquer ici pour modifier.