Pour sa troisième édition, le concours s'intéresse au thème de L'Autre. L'Autre comme alter ego ou différent de soi. L'Autre comme notre côté sombre que l'on ne connaît pas. Docteur Jekyll/Mister Hyde, Bruce Banner/Hulk... Il y a pleins de manières d'appréhender L'Autre ! À vous de choisir...
Elle
Ça a toujours été très compliqué pour moi, mais l’année où elle est arrivée, ça a changé ma vie. Aujourd’hui elle en fait partie et sans elle je ne sais pas où je serais actuellement. Nous sommes inséparables. Jusqu’au jour où je marchais dans le couloir, direction le cours d’anglais, et je l’ai vu. Quand mes yeux ont plongé dans les siens, c’est comme si le temps s’était arrêté. Je n’avais jamais vu un tel bleu. Je n’avais jamais vu un tel homme. Son sourire m’a troublée, mais jamais je n’aurais pensé à ce point. Elle a comme lu dans mes pensées, elle savait qu’il me plaisait. Mais je crois que si on m’avait dit ce qui allait se passer jamais je ne l’aurais cru. Je n’ai fait que penser à lui toute la journée, c’était comme une obsession. Les cours ne m’intéressaient plus à tel point que le professeur m’a convoquée à la fin de l’heure. Il m’a demandé si tout allait bien, parce qu’il savait que j’étais une élève motivée et dynamique. Je lui ai dit que j’étais juste un peu malade et que cela irait mieux demain. Mais si seulement je m’en étais rendue compte plus tôt, les choses auraient pu mieux tourner.
Dès que je suis rentrée chez moi, je me suis assise devant mon ordinateur avec mon goûter. J’ai décidé de regarder un épisode de ma série. Malheureusement, je n’arrivais pas à me concentrer. Même après le sport, le dîner, la fin de soirée avec ma mère, mon mère et mes deux frères, je n’arrêtais pas de penser à ma rencontre de cette après-midi. J’ai alors décidé de mener ma petite enquête. Je me suis assise sur mon lit, sur cette couette bleue aux pois blancs, que je trouve encore si enfantine. La seule chose qui me faisait l’apprécier, c’est qu’elle me rappelait ses yeux. Ma tasse de chocolat en main, j’ai donc décidé d’entamer mes recherches sur Instagram. Après plus d’une heure peu fructueuse, j’ai arrêté, n’ayant rien trouvé. Dépitée, je suis donc allée vers la seule chose qui pouvait me réconforter.
Je suis alors descendue dans la cuisine à la recherche de nourriture. J’ai ouvert le frigo et je n'ai rien trouvé à part les restes du soir et trois yaourts qui se battaient en duel. Je me suis donc dirigée vers le cellier, qui se trouve juste derrière la cuisine. J’ai vu ce grand congélateur blanc, je l’ai ouvert et j’ai comme entendu le paquet de cônes à la vanille qui m’appelait. J’ai réfléchi et je me suis dit « c’est quoi une glace après tout ? Ça ne peut pas faire de mal ? Si ? » Je l'ai donc prise tout en pensant ce qu’elle dirait si elle apprenait que je mangeais une glace au beau milieu de la nuit. Je suis remontée dans ma chambre tout en essayant de ne pas faire trop de bruit. Je ne voudrais pas me faire attraper. Je me suis rassise sur mon lit et je l’ai dégustée comme si c'était la chose la plus précieuse à mes yeux.
Cependant, je ne me sentais pas satisfaite, je me sentais encore triste, et même un peu plus maintenant malgré le fait que ce fût une des deux minutes les plus revigorantes de toute ma vie. Je me suis donc posé la question, si ça valait la peine de redescendre, si ce dîné à la vanille en valait la peine. elle a eu raison de moi, elle savait que je me sentirais mieux après en avoir mangé une de plus. Je suis donc retournée sur mes pas, à la quête de ce cône à la vanille. J’ai ouvert ce grand congélateur blanc et j’ai entendu ce paquet de cônes à la vanille crier. J’ai cru que ce son n’allait jamais s’arrêter. Il hurlait dans ma tête, il ne voulait plus s’arrêter ! Je ne savais plus quoi faire ! Alors ce n’est pas une glace que j’ai finalement prise mais bien les quatre autres qui restaient. Mon coeur a commencé à s’emballer, et si je me faisais prendre en flagrant délit ? Que penseraient-il de moi ? « Regarde là, elle est déjà grosse depuis toujours et elle va voler de la nourriture ». On va dire que ça ne changerait pas beaucoup de d’habitude, mes frère n’ont jamais été très tendres avec moi. Je crois aussi que mes parents auraient honte, honte d’une fille ignoble, dégoûtante, un porc sortant de son enclos. Mais à part ma famille, que penserait ce beau surfeur aux yeux bleus ? Voudrait-il d’une fille bouboule ? En tout cas, elle me l’a bien fait comprendre parce que sa voix résonnait dans ma tête tel un bourdonnement incessant. J’ai pensé à toutes ces raisons, mais aucune ne me paraissait assez forte pour que je ne craque pas. J’ai donc hésité pendant une très longue minute à reposer ce paquet de cônes à la vanille, mais c’est comme si elle m’en empêchait. Alors j’ai couru dans les escaliers direction ma chambre prête à savourer en cachette ces quatre cônes à la vanille.
J’ai cru connaître le paradis ! C’était merveilleux, je n’avais jamais autant dégusté de si bonnes choses en même temps ! Plutôt logique, puisqu’après ces quatre cônes à la vanille, je suis allée chercher un paquet de pépitos. Ce fut une délectation pour mes papilles, mais une souffrance pour elle. Elle qui avait déjà tant souffert par la passé et me voir comme ça lui faisait plus de mal qu’autre chose, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Malgré cela, après avoir dévoré tout ce que je pouvais, un problème persistait. Comment allais-je faire pour cacher tous ces emballages ?
Ne voulant pas les mettre à la vue de tous, j’en ai caché deux au fond de la poubelle, bien dissimulé derrière les ordures de la journée. Puis deux autres sous le canapé, et le reste dans la poubelle du couloir. Comme ça, on pensera que c'est mon frère qui les a mangés, et ça paraîtra normal. J’ai finalement décidé d’aller me coucher parce qu’il se faisait tard, mais je savais aussi que rester éveillée n’allait pas m’aider à ne pas continuer.
Cependant, après plus d’une heure à essayer de dormir, je me morfondais toujours. Malgré le fait que je lui en ai parlé, ces phrases se répétaient en boucle dans ma tête : « regarde toi, tu ressembles à une boule, une énorme boule pleine de sucre, de cônes à la vanille et de toutes les cochonneries que tu n’arrêtes pas d’ingurgiter ! Tu ne plairas jamais, et en plus, plus tu manges, encore plus tu te dégoûteras et tu dégoûteras les autres encore plus ! » Mes nerfs ont donc fini par lâcher et je me suis endormie.
Le lendemain, je me préparais tranquillement quand je me suis vue dans le miroir. J’ai cru voir un monstre, un monstre ignoble. Ce n’était pas moi, ce n’était plus moi. Je me suis retenue de craquer et je suis descendue petit déjeuner avec le sourire dessiné, enfin un sourire pour le matin si vous voyez ce que je veux dire.
Quand elle m’a vue, j’ai tout de suite su que ce n’était pas fini, que malgré ma crise de la veille, j’en entendrai encore parler pendant un certain temps. Mon unique espoir, était de la revoir. Revoir ce bleu perçant qui m’avait tant troublée.
Les jours passèrent et se ressemblèrent. Je me sentais de plus en plus absente, comme si chaque jour, petit à petit, elle s’emparait et prenait le contrôle d’une infime partie de moi. Tous les jours j’observais, je gardais mes yeux grands ouverts mais je ne voyais rien. Je ne le voyais plus. Avait-il disparu ? Était-ce juste le fruit du hasard ?
Les cours me semblaient de moins en moins intéressants, ma vie me semblait de moins en moins intéressante. Même le sport ne me détendait plus. Quand une après-midi, je lui ai parlé. enfin, c’est un grand mot. J’étais à la terrasse du café avec des amis, quand soudain, cette chevelure blonde s’approcha de notre table et me demanda : « tu n’aurais pas du feu par hasard ? » J’ai commencé à paniquer, mais j’ai finalement réussi à aligner trois mots « non vraiment désolée ». Ce n’était pas grand-chose, je trouvais même ça un peu ridicule de stresser autant, mais c'était déjà un début.
Le soir même, vers 23h, j’ai décidé d’aller me coucher, quand le bruit de mon téléphone attira mon attention. C’était lui. Il m’avait ajouté sur Instagram. Je crois que je vais devoir lui demander des conseils, parce que visiblement je ne cherche pas très bien. J’ai donc accepté sa demande et je l’ai demandé en retour.
À peine deux minutes plus tard, je recevais un message de sa part me demandant si j’étais bien la fille du café. Je lui ai donc répondu que oui, et nous avons parlé presque toute la nuit. Bizarrement, cette nuit-là, les cônes à la vanille ne m’ont pas appelée.
Le lendemain matin, elle a bien vu que quelque chose avait changé. Que quelque chose s’était passé. Et j’ai bien senti que ce bonheur ne la ravissait pas. Cependant, je n’avais pas envie que cela s’arrête et c’est exactement ce qui s’est passé. Nous avons parlé tous les jours jusqu’à s’évanouir de fatigue. Jusqu’au moment où il m’a proposé qu’on se voit un week-end.
J’étais stressée mais pourtant je ne savais pas qu’il n’y avait pas de raison de l’être. Malgré tout je suis arrivée plus de vingt minutes en retard à cause des grèves. J’avais peur à l’idée qu’il soit parti. Mais il était bien là, assis une bière à la main. Je me suis excusée, il m’a dit que ce n’était pas grave. Mais je sais très bien qu’elle ne serait pas contente de savoir que je suis en retard pour mon premier rendez-vous avec lui. Nous avons parlé pendant des heures, de sa vie, de sa famille, de lecture, il m’a même fait rire de nombreuses fois. Mais je suis revenue à la raison quand j’ai vu « papa » sur mon téléphone. Il était déjà 22h et j’avais dit à mes parents que je ne rentrais pas trop tard. Alors je lui ai dit à bientôt et je suis rentrée à la maison. J’étais aux anges. Cela faisait une éternité que je n’avais pas passé un si bon moment. Mais ça n’a pas duré très longtemps car elle est venue me le gâcher. Elle m’a rappelé qu’il fallait que je fasse attention, et qu’un si bel homme ne pouvait s’intéresser à une fille comme moi que par intérêt. Pourquoi voudrait-il d’une boule ? Pourquoi voudrait-il d’une fille laide ? Pourquoi voudrait-il de moi ? Pourquoi les cônes à la vanille ont encore eu raison de moi ?
Ces rendez-vous avec lui ont duré plusieurs mois entre café, cinéma, musée…on s’était vraiment bien rapproché. Mais une après-midi, tout à basculé.
Je sortais du lycée quand… Je l’ai vu embrasser cette fille. Je l'ai regardé d'un air dévasté. Je ne sais pas qu’il m’a vu, mais quand je suis partie en courant, il a essayé de me rattraper. Mais je pense que quand les garçons disaient que je courais plus vite qu’eux, ils avaient raison. Pour une fois dans ma vie, j’aurais voulu être comme les autres et ne pas savoir courir. Je suis arrivée chez moi avec un torrent de larmes qui dégoulinait le long de mes joues. J’ai ouvert ce grand congélateur blanc, et je n’ai pas attrapé que les cônes à la vanille, mais tout ce qui était comestible. Sa voix, à elle, résonnait en boucle dans ma tête. « Je t’avais dit de m’écouter, il t’a brisé, il t’a abandonné comme tes parents quand tu avais besoin d’eux ! Qui est encore là pour toi ? Qui n’est toujours pas là ? » Après m’être jetée sur ce pauvre congélateur blanc qui n’avait rien demandé, je me suis attaquée aux placard de la cuisine. Ne pouvant plus m’arrêter, et ne trouvant plus rien d’assez satisfaisant, je me suis attaquée à la seule qui restait, moi. J’ai commencé en me donnant des claques, mais je ne sentais rien. J’ai continué en me mordant le bras, mais je ne sentais rien. J’ai fini par m’insulter. Ce n'était plus moi, c’était elle. Elle avait pris le total contrôle de mon corps et de mon esprit. J’ai alors crié, crié d’une voix qui n'était pas la mienne. « Tu es un monstre, tu ressembles à une boule, tu es la personne la plus horrible que je connaisse, tu es laide, tu es grosse ! Quand je te vois dans le miroir, je ne rêve que d’une seule chose, c'est de détourner le regard ! » Ce fut alors la phrase de trop. Je me suis regardée dans le miroir, et je n’ai rien vu d’autre que cette boule. j’ai alors pris mon poing, et j’ai détruit la chose que je haïssais le plus au monde ! Elle.
Ma grand-mère, qui devait venir dîner à la maison, est arrivée en panique dans ma chambre. Elle m'a vu, la main en sang, le visage de la même couleur, et elle l’a vu partir, elle. Elle m’a prise dans ses bras, elle m’a dit que tout irait bien maintenant, que je pouvais lui parler si je le voulais. Je lui ai alors expliqué.
Quand j’étais plus jeune, j’ai souffert à cause de filles qui se moquaient de moi. Elles disaient que j’étais grosse, qu’il fallait que je fasse attention à ce que je mangeais. La place où je me situais à la cantine, les vêtements que je portais, le dessert que je comptais manger, la phrase qu’elle m’a dite ce jour ; tout est gravé à l’encre indélébile dans ma mémoire. À partir de cette phrase, pour me consoler, je me suis tournée vers la chose la plus accessible : la nourriture. Plus précisément le sucre. C’est tellement plus simple, pour tout le monde. Qui n’a pas de gâteau chez soi ? Qui n’a pas la petite boîte de chocolat pour le café chez soi ? Qui n’a pas ce paquet de cônes à la vanille chez soi ? C’est ce qu’il y avait chez moi. Depuis ce jour, elle est entrée dans ma vie. La boulimie. L’addiction au sucre. L’addiction à la chose encore plus addictive que la drogue, et bien moins cher. La nourriture.
Elle était là pour me consoler au début, juste de temps en temps. Puis c’était une fois par semaine, puis deux, puis presque tous les jours. Elle m’a sauvée, je ne sais pas comment j’aurais pu avancer sans elle. Mais elle a fini par me hanter, par me détester, par m’insulter. C’est au moment où ça a commencé à dégénérer que j'ai compris. Elle, c’est moi. Ce n’est qu'une partie de moi. Elle s’est juste manifestée quand j'en avais besoin, puis j’ai perdu le contrôle. Cette boule, que je ressentais, a pris le contrôle.
J’ai fini par accepter, accepter que j’avais besoin d’aider, et que je ne pouvais pas m’en sortir toute seule. Mais même si je commençais à m’accepter, est-ce que les autres, ma mère, mon père, mes frères accepteront et comprendront pourquoi j’ai fait ça ? Vont-ils arrêter de me juger ? De me critiquer ? Vont-ils admettre que ce n’était pas de ma faute ?
Aujourd’hui, c’est bien la seule chose que je demande : qu’une fois guérie, ils m’aiment enfin.
Ambre Audbourg, Lycée Nevers.
Dès que je suis rentrée chez moi, je me suis assise devant mon ordinateur avec mon goûter. J’ai décidé de regarder un épisode de ma série. Malheureusement, je n’arrivais pas à me concentrer. Même après le sport, le dîner, la fin de soirée avec ma mère, mon mère et mes deux frères, je n’arrêtais pas de penser à ma rencontre de cette après-midi. J’ai alors décidé de mener ma petite enquête. Je me suis assise sur mon lit, sur cette couette bleue aux pois blancs, que je trouve encore si enfantine. La seule chose qui me faisait l’apprécier, c’est qu’elle me rappelait ses yeux. Ma tasse de chocolat en main, j’ai donc décidé d’entamer mes recherches sur Instagram. Après plus d’une heure peu fructueuse, j’ai arrêté, n’ayant rien trouvé. Dépitée, je suis donc allée vers la seule chose qui pouvait me réconforter.
Je suis alors descendue dans la cuisine à la recherche de nourriture. J’ai ouvert le frigo et je n'ai rien trouvé à part les restes du soir et trois yaourts qui se battaient en duel. Je me suis donc dirigée vers le cellier, qui se trouve juste derrière la cuisine. J’ai vu ce grand congélateur blanc, je l’ai ouvert et j’ai comme entendu le paquet de cônes à la vanille qui m’appelait. J’ai réfléchi et je me suis dit « c’est quoi une glace après tout ? Ça ne peut pas faire de mal ? Si ? » Je l'ai donc prise tout en pensant ce qu’elle dirait si elle apprenait que je mangeais une glace au beau milieu de la nuit. Je suis remontée dans ma chambre tout en essayant de ne pas faire trop de bruit. Je ne voudrais pas me faire attraper. Je me suis rassise sur mon lit et je l’ai dégustée comme si c'était la chose la plus précieuse à mes yeux.
Cependant, je ne me sentais pas satisfaite, je me sentais encore triste, et même un peu plus maintenant malgré le fait que ce fût une des deux minutes les plus revigorantes de toute ma vie. Je me suis donc posé la question, si ça valait la peine de redescendre, si ce dîné à la vanille en valait la peine. elle a eu raison de moi, elle savait que je me sentirais mieux après en avoir mangé une de plus. Je suis donc retournée sur mes pas, à la quête de ce cône à la vanille. J’ai ouvert ce grand congélateur blanc et j’ai entendu ce paquet de cônes à la vanille crier. J’ai cru que ce son n’allait jamais s’arrêter. Il hurlait dans ma tête, il ne voulait plus s’arrêter ! Je ne savais plus quoi faire ! Alors ce n’est pas une glace que j’ai finalement prise mais bien les quatre autres qui restaient. Mon coeur a commencé à s’emballer, et si je me faisais prendre en flagrant délit ? Que penseraient-il de moi ? « Regarde là, elle est déjà grosse depuis toujours et elle va voler de la nourriture ». On va dire que ça ne changerait pas beaucoup de d’habitude, mes frère n’ont jamais été très tendres avec moi. Je crois aussi que mes parents auraient honte, honte d’une fille ignoble, dégoûtante, un porc sortant de son enclos. Mais à part ma famille, que penserait ce beau surfeur aux yeux bleus ? Voudrait-il d’une fille bouboule ? En tout cas, elle me l’a bien fait comprendre parce que sa voix résonnait dans ma tête tel un bourdonnement incessant. J’ai pensé à toutes ces raisons, mais aucune ne me paraissait assez forte pour que je ne craque pas. J’ai donc hésité pendant une très longue minute à reposer ce paquet de cônes à la vanille, mais c’est comme si elle m’en empêchait. Alors j’ai couru dans les escaliers direction ma chambre prête à savourer en cachette ces quatre cônes à la vanille.
J’ai cru connaître le paradis ! C’était merveilleux, je n’avais jamais autant dégusté de si bonnes choses en même temps ! Plutôt logique, puisqu’après ces quatre cônes à la vanille, je suis allée chercher un paquet de pépitos. Ce fut une délectation pour mes papilles, mais une souffrance pour elle. Elle qui avait déjà tant souffert par la passé et me voir comme ça lui faisait plus de mal qu’autre chose, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Malgré cela, après avoir dévoré tout ce que je pouvais, un problème persistait. Comment allais-je faire pour cacher tous ces emballages ?
Ne voulant pas les mettre à la vue de tous, j’en ai caché deux au fond de la poubelle, bien dissimulé derrière les ordures de la journée. Puis deux autres sous le canapé, et le reste dans la poubelle du couloir. Comme ça, on pensera que c'est mon frère qui les a mangés, et ça paraîtra normal. J’ai finalement décidé d’aller me coucher parce qu’il se faisait tard, mais je savais aussi que rester éveillée n’allait pas m’aider à ne pas continuer.
Cependant, après plus d’une heure à essayer de dormir, je me morfondais toujours. Malgré le fait que je lui en ai parlé, ces phrases se répétaient en boucle dans ma tête : « regarde toi, tu ressembles à une boule, une énorme boule pleine de sucre, de cônes à la vanille et de toutes les cochonneries que tu n’arrêtes pas d’ingurgiter ! Tu ne plairas jamais, et en plus, plus tu manges, encore plus tu te dégoûteras et tu dégoûteras les autres encore plus ! » Mes nerfs ont donc fini par lâcher et je me suis endormie.
Le lendemain, je me préparais tranquillement quand je me suis vue dans le miroir. J’ai cru voir un monstre, un monstre ignoble. Ce n’était pas moi, ce n’était plus moi. Je me suis retenue de craquer et je suis descendue petit déjeuner avec le sourire dessiné, enfin un sourire pour le matin si vous voyez ce que je veux dire.
Quand elle m’a vue, j’ai tout de suite su que ce n’était pas fini, que malgré ma crise de la veille, j’en entendrai encore parler pendant un certain temps. Mon unique espoir, était de la revoir. Revoir ce bleu perçant qui m’avait tant troublée.
Les jours passèrent et se ressemblèrent. Je me sentais de plus en plus absente, comme si chaque jour, petit à petit, elle s’emparait et prenait le contrôle d’une infime partie de moi. Tous les jours j’observais, je gardais mes yeux grands ouverts mais je ne voyais rien. Je ne le voyais plus. Avait-il disparu ? Était-ce juste le fruit du hasard ?
Les cours me semblaient de moins en moins intéressants, ma vie me semblait de moins en moins intéressante. Même le sport ne me détendait plus. Quand une après-midi, je lui ai parlé. enfin, c’est un grand mot. J’étais à la terrasse du café avec des amis, quand soudain, cette chevelure blonde s’approcha de notre table et me demanda : « tu n’aurais pas du feu par hasard ? » J’ai commencé à paniquer, mais j’ai finalement réussi à aligner trois mots « non vraiment désolée ». Ce n’était pas grand-chose, je trouvais même ça un peu ridicule de stresser autant, mais c'était déjà un début.
Le soir même, vers 23h, j’ai décidé d’aller me coucher, quand le bruit de mon téléphone attira mon attention. C’était lui. Il m’avait ajouté sur Instagram. Je crois que je vais devoir lui demander des conseils, parce que visiblement je ne cherche pas très bien. J’ai donc accepté sa demande et je l’ai demandé en retour.
À peine deux minutes plus tard, je recevais un message de sa part me demandant si j’étais bien la fille du café. Je lui ai donc répondu que oui, et nous avons parlé presque toute la nuit. Bizarrement, cette nuit-là, les cônes à la vanille ne m’ont pas appelée.
Le lendemain matin, elle a bien vu que quelque chose avait changé. Que quelque chose s’était passé. Et j’ai bien senti que ce bonheur ne la ravissait pas. Cependant, je n’avais pas envie que cela s’arrête et c’est exactement ce qui s’est passé. Nous avons parlé tous les jours jusqu’à s’évanouir de fatigue. Jusqu’au moment où il m’a proposé qu’on se voit un week-end.
J’étais stressée mais pourtant je ne savais pas qu’il n’y avait pas de raison de l’être. Malgré tout je suis arrivée plus de vingt minutes en retard à cause des grèves. J’avais peur à l’idée qu’il soit parti. Mais il était bien là, assis une bière à la main. Je me suis excusée, il m’a dit que ce n’était pas grave. Mais je sais très bien qu’elle ne serait pas contente de savoir que je suis en retard pour mon premier rendez-vous avec lui. Nous avons parlé pendant des heures, de sa vie, de sa famille, de lecture, il m’a même fait rire de nombreuses fois. Mais je suis revenue à la raison quand j’ai vu « papa » sur mon téléphone. Il était déjà 22h et j’avais dit à mes parents que je ne rentrais pas trop tard. Alors je lui ai dit à bientôt et je suis rentrée à la maison. J’étais aux anges. Cela faisait une éternité que je n’avais pas passé un si bon moment. Mais ça n’a pas duré très longtemps car elle est venue me le gâcher. Elle m’a rappelé qu’il fallait que je fasse attention, et qu’un si bel homme ne pouvait s’intéresser à une fille comme moi que par intérêt. Pourquoi voudrait-il d’une boule ? Pourquoi voudrait-il d’une fille laide ? Pourquoi voudrait-il de moi ? Pourquoi les cônes à la vanille ont encore eu raison de moi ?
Ces rendez-vous avec lui ont duré plusieurs mois entre café, cinéma, musée…on s’était vraiment bien rapproché. Mais une après-midi, tout à basculé.
Je sortais du lycée quand… Je l’ai vu embrasser cette fille. Je l'ai regardé d'un air dévasté. Je ne sais pas qu’il m’a vu, mais quand je suis partie en courant, il a essayé de me rattraper. Mais je pense que quand les garçons disaient que je courais plus vite qu’eux, ils avaient raison. Pour une fois dans ma vie, j’aurais voulu être comme les autres et ne pas savoir courir. Je suis arrivée chez moi avec un torrent de larmes qui dégoulinait le long de mes joues. J’ai ouvert ce grand congélateur blanc, et je n’ai pas attrapé que les cônes à la vanille, mais tout ce qui était comestible. Sa voix, à elle, résonnait en boucle dans ma tête. « Je t’avais dit de m’écouter, il t’a brisé, il t’a abandonné comme tes parents quand tu avais besoin d’eux ! Qui est encore là pour toi ? Qui n’est toujours pas là ? » Après m’être jetée sur ce pauvre congélateur blanc qui n’avait rien demandé, je me suis attaquée aux placard de la cuisine. Ne pouvant plus m’arrêter, et ne trouvant plus rien d’assez satisfaisant, je me suis attaquée à la seule qui restait, moi. J’ai commencé en me donnant des claques, mais je ne sentais rien. J’ai continué en me mordant le bras, mais je ne sentais rien. J’ai fini par m’insulter. Ce n'était plus moi, c’était elle. Elle avait pris le total contrôle de mon corps et de mon esprit. J’ai alors crié, crié d’une voix qui n'était pas la mienne. « Tu es un monstre, tu ressembles à une boule, tu es la personne la plus horrible que je connaisse, tu es laide, tu es grosse ! Quand je te vois dans le miroir, je ne rêve que d’une seule chose, c'est de détourner le regard ! » Ce fut alors la phrase de trop. Je me suis regardée dans le miroir, et je n’ai rien vu d’autre que cette boule. j’ai alors pris mon poing, et j’ai détruit la chose que je haïssais le plus au monde ! Elle.
Ma grand-mère, qui devait venir dîner à la maison, est arrivée en panique dans ma chambre. Elle m'a vu, la main en sang, le visage de la même couleur, et elle l’a vu partir, elle. Elle m’a prise dans ses bras, elle m’a dit que tout irait bien maintenant, que je pouvais lui parler si je le voulais. Je lui ai alors expliqué.
Quand j’étais plus jeune, j’ai souffert à cause de filles qui se moquaient de moi. Elles disaient que j’étais grosse, qu’il fallait que je fasse attention à ce que je mangeais. La place où je me situais à la cantine, les vêtements que je portais, le dessert que je comptais manger, la phrase qu’elle m’a dite ce jour ; tout est gravé à l’encre indélébile dans ma mémoire. À partir de cette phrase, pour me consoler, je me suis tournée vers la chose la plus accessible : la nourriture. Plus précisément le sucre. C’est tellement plus simple, pour tout le monde. Qui n’a pas de gâteau chez soi ? Qui n’a pas la petite boîte de chocolat pour le café chez soi ? Qui n’a pas ce paquet de cônes à la vanille chez soi ? C’est ce qu’il y avait chez moi. Depuis ce jour, elle est entrée dans ma vie. La boulimie. L’addiction au sucre. L’addiction à la chose encore plus addictive que la drogue, et bien moins cher. La nourriture.
Elle était là pour me consoler au début, juste de temps en temps. Puis c’était une fois par semaine, puis deux, puis presque tous les jours. Elle m’a sauvée, je ne sais pas comment j’aurais pu avancer sans elle. Mais elle a fini par me hanter, par me détester, par m’insulter. C’est au moment où ça a commencé à dégénérer que j'ai compris. Elle, c’est moi. Ce n’est qu'une partie de moi. Elle s’est juste manifestée quand j'en avais besoin, puis j’ai perdu le contrôle. Cette boule, que je ressentais, a pris le contrôle.
J’ai fini par accepter, accepter que j’avais besoin d’aider, et que je ne pouvais pas m’en sortir toute seule. Mais même si je commençais à m’accepter, est-ce que les autres, ma mère, mon père, mes frères accepteront et comprendront pourquoi j’ai fait ça ? Vont-ils arrêter de me juger ? De me critiquer ? Vont-ils admettre que ce n’était pas de ma faute ?
Aujourd’hui, c’est bien la seule chose que je demande : qu’une fois guérie, ils m’aiment enfin.
Ambre Audbourg, Lycée Nevers.
Les Neiges du Yukon
I
Le voyage avait commencé depuis trois jours. La forêt blanche du Yukon accueillait, passive, le frénétique bruit des fouets et le gémissement des chiens. Deux traîneaux laissaient de longues marques sur la neige gelée.
– Il fera bientôt nuit, mais nous devons continuer encore une heure. Nous monterons le campement près du Whitehorse, lui dit le Blanc.
– Oui monsieur, répondit-elle les yeux fuyants.
Depuis son plus jeune âge elle avait entendu nombre d’autres hommes de cette espèce commercer avec son père et comprenait aisément sa langue. Elle s’exprimait plutôt bien mais conservait tout de même un fort et bel accent inuit.
– Je veux que tu m’appelles par mon nom, tu es ma femme désormais.
– Oui, Georges.
Owinska s’était exécutée lorsque son père l’avait échangé à l’homme blanc. Depuis les premières pépites d’or trouvées autour de la source du Klondike, elle avait vu les plus belles de ses soeurs vendues aux prospecteurs et savait que son tour allait venir. On lui avait appris à être docile. Elle s’était soumise à cette décision, satisfaisant son père et son chef, comme elle avait vu toutes les femmes le faire depuis toujours, sans jamais imaginer une quelconque autre manière d’agir. Ainsi connaissant la supériorité naturelle de l’homme, elle obéirait à son nouveau mari comme elle avait obéit à tous les hommes.
Sangilak, chef des Tutchonis donna sa fille à Georges Wunderson, pour six livres de tabac, une carabine, et des somptueuses peaux de loutres des mers. Malgré tout, une autre denrée motivait son accord avec l’Étranger, l’alcool, que seuls les Blancs savaient produire. L’eau de vie qui calmait son peuple du manque des soeurs, des femmes et des amantes. Comme seuls ceux qui ont vu énormément de visages savent le faire, Sangilak lisait l’intelligence dans les yeux de cet homme. Fort jeune et bientôt riche, il ferait pour sa fille un bon mari, ou du moins elle aurait avec lui un meilleur avenir.
Wunderson voyageait avec son unique traîneau, ses trois chiens et son plus fidèle compagnon Peter Burnett, qui possédait l’équivalent. Après avoir construit trois lits dans la neige, les deux hommes firent un feu. Wunderson donna à son camarade une ration de fruits secs et de viandes séchées. Habile, il s’assit ensuite sur la fourrure aux côtés d’Owinska, et lui tendit à elle aussi de quoi manger. On entendait l’impassible silence du Yulon, l’air sec et gelé fouettait leurs visages. Le sifflement du vent et le chuchotement des aiguilles des sapins entre elles étaient les seuls sons venant trouver le vaste silence. La lune, cette nuit, éclairait faiblement. Parfois on entendait crier un loup. Les mots se faisaient rares, car dans le froid froid du Canada, l’autochtone comme le Blanc avaient appris à n’user parole que pour le nécessaire. On conversa un peu tout de même quand le feu fit son effet. Il fut décidé que le camp serait levé demain dès la plus faible lueur de l’aube, il fallait être au lac Bennett près du col Chikoot le soir même. Là, l’original et la martre, fréquents a-t-on dit en cette saison seront chassés puis on reprendrait le voyage pour cinq ultimes jours, les plus rudes. Burnett, un homme bien en chair et souriant dit qu’il était heureux d’avoir un peu de féminité à ses côtés. Lui qui avait passé la saison dans le froid des pistes, ne rêvait que de rentrer auprès de sa chaleureuse femme. Elle lui manquait atrocement.
– Bientôt, les routes en provenance de l’Est seront plus sûres… quand le chemin de fer d’Omaha sera construit. Elle me rejoindra ! Et puis ce con de Thomason a bien voyagé avec la sienne cet hiver, pourquoi pas moi, hein.
Ils riaient, bavardaient. Elle n’avait pas envie d’écouter les blagues salaces de ces hommes à la culture tranchée qu’elle ne saisissait pas. alors, triste elle s’allongea sous ses fourrures. Il y avait déjà un homme, chez elle… c’était Maniitok, robuste en sa langue. Il était fort et savait chasser, elle le connaissait depuis toujours et si c’était comme elle pensait la chose, elle l’aimait alors peut-être. Leur union était restée secrète, fort des dures règles de son peuple. Mais d’ici une année ils auraient prié la bénédiction du chaman Tlate Hiin puis Maniitok aurait demandé à son père la main d’Owinska. Lorsqu’il avait appris que ce serait le Blanc qui la marierait, il était devenu fou de rage et avait promis qu’il ne laisserait pas cela arriver. Manii savait lire la nature, les traces de pas dans la neige, l’ardeur des anciens feux, il viendrait la chercher, il partirait dans la nuit après son départ ; il l’avait promis. Elle laisserait chaque matin, au levé du camp, une mèche de cheveux aux branches des sapins pour qu’il suive sa trace car beaucoup d’autres prospecteurs voyageaient en cette saison. Où était-il maintenant ? Elle ne voulait pas y penser. Derrière elle, le feu crépitait près des hommes et leurs chansons grivoises s’élevaient dans la nuit. La forêt s’endormait doucement.
II
La nuit était déjà profonde quand des bruits étranges se firent entendre, tout près. On sentait les chiens nerveux. Ils aboyèrent alors, claquant leur chaîne avec acharnement. Owinska ouvrit les yeux et vit, éclairé par le feu mourant, une dizaine de loups dévorant leurs provisions. Elle cria, et vit à sa droite Wunderson se lever d’un bond et courir aux traîneaux. Il en tira sa carabine, mais n’eut pas le temps de s’en servir qu’un loup l’attaqua à la hanche. Mais vif, par le manche de sa hache, Burnett vint l’assommer d’un coup. L’un lança à l’autre un regarde reconnaissant. Ils savaient tous deux que le combat sera rude tant les loups étaient affamés et nombreux. Pendant que son ami se battait aux corps à corps, Wunderson blessé restait debout essayant tant bien que mal de faire fuir ces monstres affamés. Le courage et la rage se lisaient en lui. Il tira une fois, de toute sa force. Il n’en toucha aucun mais une part de la meute se dispersa, apeurée. Il était bien trop tard pour sauver ne serait-ce qu’un dixième des rations de viandes séchées. Owinska observait la scène de sa couchette, ne savant que faire. La peur la paralysait. Burnett tirait sa hache pris dans les crocs d’une bête. Il hurlait de rage, se débattant. Soudain, perdant l’équilibre il tomba au sol. La bête grimpa au-dessus de lui, la gueule ouverte. Alors on entendit un deuxième coup de feu, le corps du loup s’effondra sur Burnett et le reste de la meute s’enfuit, sanglotant leurs doléances.
Prenant à peine le temps de reprendre son souffle, Wunderson courut vers Owinska.
– Tu n’as rien ? » furent ses premiers mots.
Elle était surprise et le fixait sans répondre. C’était la première fois qu’un homme s’inquiétait autant pour elle, ne la traitant plus alors comme un être réifié et soumis, mais comme son égal. Il n’y avait pas de jugement inférieur dans le ton de sa voix, il parlait en protecteur.
Burnett arrivait par derrière, faut malgré les circonstances. Le cadavre du loup gisait derrière lui. Il aimait la bagarre.
– Ahah merci camarade ! Lui lança-t-il, une grande claque sur l’épaule en dernier signe de reconnaissance.
La lune brillait toujours, et on entendait au loin des hurlements fébriles comme seul témoignage de la victoire de l’homme sur la férocité animale, domination contre nature de l’arme à feu si peu connue du peuple d’Okwaka. Elle regardait admirative cet homme puissant. La mâchoire serrée, il se dirigeait près des traîneaux vérifier ce qu’il restait de provision, ses cheveux en sueur sur le front. Elle se sentait rassurée par son allure solide, son air impassible.
– Si on ne trouve rien à la chasse nous n’aurons pas de quoi finir la route. Demain on ne nourrira pas les chien, décida-t-il en rangeant les reste des vivres.
Alors, elle se leva et s’approcha un peu de lui.
– Je ne savais pas quoi faire, pardonne-moi.
– Tu as bien fait, c’était dangereux pour toi.
Il continuait ses affaires, allant des traîneaux au feu et du feu aux traîneaux mais sa blessure saignait toujours. Parfois il s’arrêtait, se soutenait quelques instants à un arbre puis reprenait ses travaux de plus belle. Elle ne supportait plus de le voir souffrir ainsi.
– Arrête maintenant ! Assieds-toi, je vais te soigner.
Elle avait soudain pris un air autoritaire, ferme. Et, malgré leurs différences d’âge, d’ethnie, il obéit, s’arrêta et s’assit près du feu. La scène était belle. De ses mains douces elle lui enleva d’abord ses peaux, sa chemise, puis effleura sa blessure. Du nombril au flanc droit on voyait la cruelle morsure du loup, mais la plaie n’était pas profonde, ses épais vêtements l’avaient protégé. Il devait se rétablir vite. Elle s’accroupit près de lui, versa de l’alcool sur sa plaie et déchira des tissus pour faire un bandage. La fumée de leur souffle s’élevait au-dessus d’eux. Elle leva la tête, leurs visages étaient très proches.
– Tu as mal ?
Il ne répond pas. Ils se regardèrent longtemps droit dans les yeux. Pour la première fois, le regard ébène de la squaw ne fuyait pas les yeux bleu-mer de l’explorateur. De sa main épaisse il lui caressa les cheveux puis la joue, geste affectueux inconnu dans sa culture, mais elle comprit.
– Tu es très belle.
– Belle ?
Il n’avait pas d’autres mots alors il se tut et la regarda encore. L’instinct nouveau d’épouse éveillé, elle veilla sur lui le reste de la nuit. C’était la première fois qu’ils couchaient l’un près de l’autre depuis six nuits de voyage. Owinska regardait le visage de l’homme à ses côtés, endormi il perdait toute sa dureté dans les traits et semblait un enfant paisible. Le sommeil ne venait pas. Elle pensa à Maniitok qui n’était peut-être jamais parti. Peut-être était-il mort ? Seul, le voyage était dangereux. Il n’avait rien à avoir avec l’homme allongé près d’elle. Maniitok était fort certes mais il n’était pas tendre, elle était sa possession, les choses étaient ainsi chez elle. Il fut bon, un temps, il la respectait, et si l’amour signifiait se sentir en sécurité, elle le vivait alors quand elle était dans ses bras. Mais depuis que le Blanc avait ramené ses produits d’occident, une partie des hommes de son peuple s’étaient perdus dans l’ivresse. Il avait d’abord lutté et raisonné bien d’autres hommes, puis lorsque son père échangea sa soeur à un prospecteur anglais, un homme bête, sale avec qui elle serait malheureuse, il ne s’en remit pas et chercha dans l’alcool l’oubli et le réconfort.
L’agressivité commune à bien des hommes n’était-elle pas le lot de toutes les femmes ? Et si lui ne venait pas la chercher, ce serait peut-être ce Blanc couché près d’elle qui bientôt, lui donnerait les coups.
III
Au matin on reprit vers l’Est. Les routes étaient pleines de givre. Parfois on arrêtait les chiens pour dégager les pistes où des arbres s’étaient écroulés lors de la tempête qui avait eu lieu plus tôt dans le semaine. Comme promis et comme elle l’avait fait chaque jour depuis son départ, Owinska avait, au matin, laissé une mèche de cheveux près d’un pin, tout doute écarté. Elle conduisit un peu le traîneau, pour soulager Wunderson, dont la blessure n’était pas guérie. Elle prit vite les rudiments du bon musher, mais fouettait peu les chiens qui ne perdaient malgré tout pas en endurance. L’alaskan husky était un bel animal. Elle lui parlait, le savait plus vif que d’autres le pensaient. Pour elle, pour son peuple l’homme n’avait sur la nature aucun droit, ni sur l’aigle royal, ni sur le torrent des rivières, ni même sur le chien qu’il croyait sien.
Il se mit à neiger. La chasse allait être difficile, et vu l’état des pistes, on ne savait même pas si on arriverait au lac Bennett le soit comme prévu. Elle se surprenait à s’inquiéter pour cet homme avec elle dans le traîneau. Si bien que, quand alors il voulut aider Burnett dans sa démarche de dégager un tronc mort, elle l’en dissuada. Cette femme lui plaisait, elle avait la bienveillance qu’il recherchait et sûrement plus d’instinct que les femmes de son peuple. Depuis deux ans qu’il était arrivé à Dawson city, il avait senti ce besoin de prendre une femme que ressent chaque homme à un moment dans sa vie. Et celle-ci le satisfaisait plutôt.
Le voyage reprit et à la nuit tombante, ils furent tout près du lac. Assis près d’elle Wunderson regardait la neige tomber en flocons sur les mains brunes d’Owinska. Il enleva ses gants en peau et lui tendit.
– Couvre-toi.
– Je ne suis pas être faible du sud, dit-elle fièrement, le froid ne me fait peur, je suis née dans cette neige qui tombe. N’insulte pas mon peuple, reprend ton vêtement de Blanc.
Il lui avait laissé sur les lèvres un baiser au réveil et une étrange tension régnait entre eux. Ce geste nouveau l’avait d’abord effrayée tant il était singulier, mais la douceur de l’offreur l’avait rassurée. Elle ne savait pas encore si cela lui avait plu, et gardait alors une attitude farouche, dans laquelle on pouvait questionner le jeu. Cette nuit-là, l’immense froid du Yukon rapprocha longuement ces deux étrangers. Chacun s’offrant à l’autre comme une douce nuit d’été, le corps de cette squaw endormie réchauffant l’homme plus que n’importe quelle peau. Au matin, près des cendres d’un campement récent, lorsque les oiseaux vinrent chercher balade, on vit pourtant flotter à un arbre une mèche brune recouverte de neige, qui était là, par fidélité ou par peur. On ne le savait plus.
IV
Le lendemain, le temps ne fut pas plus clément, mais dès l’aurore, les deux hommes partirent chasser. La squaw s’occupa du camp, puis une fois ses besognes finies, resta près des chiens, eux aussi étonnés de sentir les bienfaits d’une femme près d’eux dans ce trimard. Bien plus tard quand elle vit au loin les hommes revenir l’air frustré et désillusionné, leurs mains étaient vides. Lorsqu’ils arrivèrent au niveau du lac, elle vit Burnett se baisser en silence et montrer à son compagnon sa proie derrière un petit rocher. Elle considéra la chose et vit alors un pika, petit rongeur à l’oreille ronde. Aussitôt elle se leva d’un bond, et cria à pleins poumons des mots de sa langue signifiant ‘’ enfuis-toi !’’. Les hommes eurent à peine le temps de comprendre, l’animal s’était déjà enfuit. Burnett fou de rage se dirigea à toute allure vers Owinska. Il gueulait.
– Diable, espèce de sotte, qu’est-ce qui te prends, tu as fait fuir notre seule chance de manger ce soir ! Puis il se tourna vers son ami, les traits encore serrés.
– Mon bougre c’est une idiote que tu as pris pour femme !
Une dispute alors éclata entre les deux gaillards. Elle restait imperturbable et observait la scène, attendant le calme pour s’exprimer. Wunderson se tourna alors vers elle, et l’interrogea, sur un ton de reproche modéré :
– Pourquoi as-tu fait cela ?
– Ma mère est le pika comme je suis l’oie des neiges que tu vois dans le ciel au printemps. Elle mourut en m’enfantant.
Si Burnett, lui, ne saisissait pas, Wunderson avait étudié et appris une part de la culture indigène. Il la respectait. La réincarnation en son animal dit totem, l’Éternel retour était une idée séduisante, mais lui, bien que tolérant, restait orthodoxe. L’affaire se tassa.
On pensa alors à pêcher, car on faisait en saison une pêche magnifique pour le brochet, les ombres, et le saumon King. Or, l’hiver était rude, la nuit avait été froide et la couche de glace était trop épaisse au-dessus du lac. Les chiens étaient faibles, leurs ventres vides. Comme le soleil n’était pas encore couché. Burnett s’était aventuré une nouvelle fois dans la forêt profonde. George et sa femme étaient restés au camp. Près du feu, il tressait avec douceur les cheveux d’Owinska. Celle-ci fabriquait pour s’occuper un bijou traditionnel avec du bois. Sa culture lui manquait.
– Comment as-tu connu ton animal totem ? Lui demanda-t-il timidement.
Elle le considéra un moment, avec bienveillance, un peu surprise de son intérêt.
– Je l’ai su.
Ils se regardaient maintenant intensément. Comme toujours lors de leurs rares discussions ils ne se quittaient pas des yeux. Profitant de pouvoir observer l’autre dans toute sa splendeur, et dans la peur surtout de rater une seule seconde de l’harmonieux spectacle d’un visage exotique. Il y avait tout de même une chose, la squaw restait farouche et le Blanc nonchalant, peut-être par pudeur tous deux. Il ouvrit la bouche pour parler mais la referma aussitôt. Des yeux, elle lui fit comprendre qu’il pouvait.
– Comment connaître le mien ? Hasarda-t-il.
– Tu es le grizzly.
Elle dit cela d’un air certain qui n’invitait pas à plus de débat, et le sujet changea.
On décida qu’Owinska irait chercher du bois pour raviver le feu un peu plus loin dans la forêt. En attendant que Burnett revienne. Pendant ce temps Wunderson longerait le lac pour quelques écureuils car si l’autre ne trouvait rien, il fallait au moins assurer le repas du soir. Elle connaissait bien les bois, au bout d’une demie-heure elle avait ce qu’il fallait et commençait à rentrer. Étrangement, elle se sentait mal, comme observée. Subitement, elle entendit un bruit derrière elle, se tourna en un mouvement alerte, et vit alors un visage qu’elle connaissait par coeur, sortir de derrière un arbre. Il s’approcha d’elle, la pris dans les bras, et l’entraîner dans la direction opposée au campement. En leur langue :
– Maniitok ! Stop ! Arrête-toi, je ne peux pas partir comme ça !
– Tu veux dire au revoir au Blanc ? La questionna-t-il ironiquement.
Elle était déstabilisée.
– Non, je dois récupérer des affaires précieuses que j’ai emporté.
Il fut décidé qu’elle le retrouverait prête à partir, à l’orée de la forêt, dans quelques heures. Les choses se précipitaient.
Lorsqu’elle revint près des hommes, le coeur battant d’incertitude, un spectacle sublime l’hypnotisa. Ils étaient là, tous deux côte à côte observant les jaillissements lumineux des aurores boréales. Un morceau de viande - l’effort de chasse récompensé - braisait, parfumant l’endroit.
V
Les choses se firent très vite. Owinska se coucha dans l’attente que les hommes s’endorment. Mais ils veillèrent longtemps. La lune était haute dans le ciel depuis un long moment maintenant quand elle entendit qu’on chuchotait son nom. Maniitok était déjà là, derrière les arbres, lui faisant des grands signes. Elle regarda les deux Blancs, ils discutaient près du feu, et dos à elle, ne se doutaient de rien. Mais alors Wunderson se tournant doucement, se dirigea vers Owinska. Il s’assit près d’elle, lui tendit de la viande et lui propose de se joindre à eux. Elle était distante et il le sentait bien. Doucement, il lui caressa les cheveux, puis les joues et l’embrassa. On entendit alors un cri de rage venant de la forêt. Maniitok sortit en furie, bondissant vers l’adversaire. La haine dans les yeux, hurlant des menaces en sa langue, il allait le tuer. L’inuit s’arrêta juste devant celui-ci et hurla en désignant Owinska, « À moi ». Le combat fut loyal, et quand Burnett tendit son arme à feu, Wunderson refusa cette aide. Ils se battraient d’égal à égal.
Owinska ne pouvait rien faire face à ces deux bêtes humaines. Son coeur était serré, n’écoutait ni ses cris, ni ses plaintes. Et pourtant objet de cette bataille, elle n’avait aucune emprise sur la fureur des deux hommes, peut-être plus fiers qu’aimants. La main sur le ventre elle songeait aux nuits qu’il l’avaient rapprochée du Blanc, le malheur du bien des femmes et d’enfants était la cause des hommes.
Le combat était sans merci et tous avaient perdu la notion du temps. En regardant bien, on pouvait apercevoir dans leurs grandes ombres dessinées par le feu, le combat du grizzly contre l’ours blanc. Et quelques fois, tant les mouvements étaient rapides et le sang de la même couleur, on peinait à voir lequel gagnait sur l’autre.
Céleste Camilleri, Lycée La Merci.
Le Dilemme du prisonnier
Californie, juin 2005
Blanc. Telle est la couleur que je distingue quand j’ouvre lourdement mes paupières. Cette blancheur m’aveugle un moment. La pièce semble danser autour de moi dans un tourbillon de lumière blafarde et tourmente ma pauvre tête jusqu’à ce que ma vue se stabilise enfin. Je me trouve sur une chaise, juste sous un néon tremblant et face à une table, vide. Lorsque mon regard se pose autour des moi, seule une salle grisâtre m’est donnée de contempler, vide, elle aussi.
Quelques secondes plus tard, un homme à la carrure imposante, vêtu d’un uniforme parfaitement ajusté entre et vient s’installer en face de moi. Il me fixe un instant, puis me demande nonchalamment :
– Sais-tu où tu te trouves ?
– Au commissariat.
– En effet. Tu as refusé de nous suivre lorsque nous sommes venus t’arrêter à ton domicile et tu as malencontreusement reçu un coup sur la tête, m’annonce le policier dans la moindre once d’excuse.
Pour quelqu’un comme moi dans un tel lieu, il demeure préférable de ne pas rétorquer. Je connais la discrimination encore présente au fond des âmes de ces agents, et leur facilité à nous condamner pour le moindre écart.
Je suis confronté à cette réalité depuis mes six ans, plus précisément depuis le jour où mes parents ont été assassinés lors d’une manifestation afro-américaines de 1992, protestants contre l’injuste verdict rendu dans l’affaire Rodney King. Ainsi, toute ma vie durant, j’ai été baladé entre des familles d’accueil tel un oiseau migrateur maudit auquel on choisit de claquer la porte. Je ne blâme pourtant pas ces dernières, mon frère m’ayant abandonné le premier ; le lendemain même de ce drame. Je ne me rappelle de rien le concernant, mais il me semble me souvenir qu’il avait alors presque atteint ses dix-huit ans, et dès qu’il en a eu la possibilité, est parti pour exister par ses propres moyens ; loin de ces prétendus foyers qui souhaitent seulement recevoir leurs compensations financières. J’ai vécu dans un climat solitaire, me débrouillant toujours seul, et ce encore aujourd’hui à 19 ans.
Pour moi, être un noir face aux forces de l’ordre balaye toute la lumière de la justice. Peu importe ce que ce policier s’apprête à m’exposer, il tentera toujours de me duper.
– Tu te trouves donc ici comme suspect, poursuit l’agent. Nous avons de fortes raisons de croire que tu as commis un meurtre hier soir, en compagnie de ton complice qui se trouve dans une cellule semblable à la tienne. Vos confessions sont cependant nécessaires pour retenir des charges à ton égard. Je te propose donc d’avoir une petite conversation pour éclaircir les événements, dit-il en rapprochant son visage du mien, plissant les yeux, et si tu collabores je pourrais alors arranger ta situation.
Il ne possèdent donc aucune preuve suffisante, du moins pour le moment. Je plante mes yeux tremblants droit dans les siens et déclare :
– Je n’ai rien à vous dire, Monsieur.
Une étincelle de colère traverse furtivement son regard, avant de laisser place à une résignation contrôlée. Il se cale contre le dossier de son siège, puis en haussant les épaules déclare :
– Tant pis. Voilà donc comment les choses vont se passer. Tu as le choix : soit tu dénonces ton copain, et s’il ne te dénonce pas tu es libre et lui écope d’une peine maximale ; soit à l’inverse tu ne parles pas mais si lui le fait, il est libre et c’est toi qui subis la sentence. Par contre, si chacun de vous dénonce l’autre, votre peine pourra être allégée. Il ajoute en scrutant mon visage ; Petit malin que tu es, tu dois te dire que la solution ne serait qu’aucun de vous ne parle, n’est-ce pas ? Dis-toi bien qu’on ne vous laissera jamais une seule seconde ensemble. C’est ce qu’on appelle le dilemme du prisonnier, une méthode infaillible pour les cas comme toi. Réfléchis bien, à ta place je tenterai la voie de la sécurité et je parlerai.
Et sans attendre ma réaction il sort dans se retourner, presque serein.
Je reste immobile, mes mains ballantes prisonnières du fer posées sur mes genoux, digérant ces informations. Mon abasourdissement est tel que mon cerveau refuse de raisonner, je divague entre des nuages brumeux pendant un moment. Puis, malgré mes maux de tête incroyables, ma mémoire toujours en vie se déroule telle une ancienne bobine de film poussiéreuse. Je revois très clairement l’image d’un homme au teint sombre sourit dans ma direction alors que j’encaissais, étalé au sol, les cours d’un malfaiteur. Cet inconnu inespéré s’interpose :
– Oh là ! Il se passe quoi ici ?! Laisse cet homme tranquille !
– Toi, tu ferais bien de retourner d’où tu viens avant que j’te fasse la peau aussi !
– Oh non mon gars, c’est toi qui ferais bien de partir ! A répliqué l’inconnu avant de lui asséner un grand coup dans la mâchoire.
Mon animal d’agresseur se jette alors sur lui comme sur une proie et le plaque violemment au sol, l’entraînant dans une chute brutale ; l’un roulant sur l’autre jusqu’au fond de la ruelle de pavés crasseux. Une lutte débute entre les poubelles : des grognements, des bruits sourds parviennent à mes oreilles encore sifflantes. Soudain, l’éclat d’une lame aiguisée vient se refléter dans mes yeux. Il faut que je me lève, que j’agisse, que je me défende. Que je nous défende moi et mon sauveur imprévu, mon « complice ». C’est ce que je fais.
Je chasse ces images de mon esprit d’un battement de paupières. Les paroles de l’agent de police résonnent en moi ; les mots semblent s’entrechoquer dans ma tête, se livrer bataille. Devrais-je dénoncer cet inconnu venu m’offrir son aide ? Non, évidemment que non, mon être tout entier me crie de ne pas le faire. Mais l’autre, va-t-il tout dévoiler ? Après tout, nous ne nous connaissons qu’à peine… Bon sang, même son nom est un mystère ! Je glisse mes doigts endoloris dans mes cheveux. J’ai besoin de réfléchir. Je pourrais tenter de communiquer avec l’autre, par exemple en faisant du bruit ? Mais il n’entendrait probablement pas : je suis persuadé que ma cellule est insonorisée. Je me lève et entreprends de décrire de petits cercles en long et en large de la pièce. Devrais-je coopérer ? Ma sentence serait allégée. Enfin, c’est ce qu’ils disent tous avant qu’on ne termine en prison comme les Cinq de Central Park… Sauf que j’ai réellement versé le sang de quelqu’un, même s’il s’agissait d’un accident. De plus, je n’ai aucune envie de voir ma liberté me glisser entre les mains, alors que mes ailes viennent de se déployer ! J’ai même réussi à obtenir un emploi dans un cinéma, me permettant de me payer mon propre logement, très modeste certes, mais à moi. Non définitivement cette option est à exclure.
Je soupire et tombe contre le mur glacial. Le policier a vu juste : aucun de nous ne devrait parler. Seulement impossible d’imaginer les intentions de l’autre. Je m’affaisse sur le sol et étend mes jambes engourdies. Je considère la tâche sombre qu’elles forment au coeur de cette mer incolore, et mon malaise s’accentue. Aucune fenêtre n’est présente pour m’évader de cet endroit, rien également qui puisse permettre à mon esprit de fuir. Alors que mon regard erre le long des murs, je remarque un point rouge clignotant dans l’angle du plafond : une caméra. J’aurais dû y penser plus tôt, maintenant ils connaissent mon hésitation. J’inspire une grande bouffée d’air conditionné, et je décide de rassembler toutes les informations que je possède sur l’autre pour mieux deviner ses desseins. Selon mes souvenirs, il devrait avoir une trentaine d’années, ainsi que des cheveux ébène et crépus coupés courts qui surmontent son large front. Son expression pleine de fermeté alors qu’il s’interposait me revient, et la gratitude éprouvée à ce moment-là ressurgit en moi et saisit tout mon corps d’un frisson. Jamais je n’avais eu aussi peur que lors de cette soirée. Je me trouvais dans une transe de panique, incapable de réagir, et l’affolement rendait mes gestes maladroits. Je me revois me démener pour me remettre débout et trébucher jusqu’à la lutte qui faisait rage, puis pousser l’animal de toutes mes forces contre le mur, éjectant l’arme de sa main. Je revois sa masse inerte gisant contre les briques, je revois son visage maculé de sang, je revois ses yeux hagards perdus dans un autre monde.
– Bon, on se débarrasse du corps et personne ne saura jamais ce qui vient de se produire.
– Quoi ? Pourquoi ? Bégaye-je, encore sonné
– Tu ne crois quand même pas quoi va gentiment laisser les flics venir nous arrêter ?! S’exclame l’autre
– Mais… C’est un accident, et c’est lui qui a tenté de m’agresser !
– T’es vraiment aussi naïf que t’en as l’air ? Tu penses vraiment qu’ils vont nous écouter ? On a tué un mec, pour eux c’est tout ce qui compte. Donc à moins que tu ne souhaites finir derrière les barreaux, tu ferais bien de me suivre, j’connais un endroit sûr où on peut le cacher.
Et voilà que nous propulsons la dépouille au fond d’un puits désaffecté, perdu au milieu de bois inquiétants à plusieurs kilomètres de la ville dont j’ignore jusqu’alors l’existence. Nous remontons en voiture, et sans un mot nous repartons. Je me rappelle de l’étrange tension qui régnait dans le véhicule pendant que cet inconnu me conduisait jusque chez moi. Je le remercie vaguement, nous donnons chacun notre parole de ne jamais évoquer ces événements et de tout oublier rapidement. Puis je franchis le seuil de mon appartement pour découvrir un groupe de policiers qui m’attend !
Quand je considère la sinistre cellule où je suis toujours consigné, cette douce promesse sonne creux. Je ne parviens toujours pas à déterminer la solution idéale ; l’une se montre audacieuse, l’autre tout aussi hasardeuse. Une goutte de sueur perle sur mon front, je me demande si l’autre aussi est englouti par cette vague d’indécision, menaçant d’incendier mon crâne plus je réfléchis. Que peut-il bien envisager ? Que compte-t-il dire ? Que comptais-je dire ? Mes questions s’enchainent les unes après les autres, tout devient flou. Peu à peu, une boule d’angoisse gonfle dans mon ventre, et une soudaine nausée me prend la gorge. Je m’étends sur les dalles rafraichissantes et clos mes paupières. Je me détends et songe à mon destin, puis finis par conclure que la meilleure manière de déverrouiller ma porte de sortie serait d’utiliser la clé du silence, et si Dieu le veut bien l’autre en fera usage également. Pourtant, malgré cette décision mon inquiétude ne s’éteint pas, elle se ravive bien au contraire comme si j’ajoutais une bûche dans le foyer de mon dilemme. Mais l’épuisement m’emprisonne enfin dans ses bras, si bien que je finis par me trouver à un point où peu m’importe où cela me mène ; mon avis ne changera plus.
À présent que mon esprit est libéré de ces tourments intellectuels, le temps me paraît tout à coup très long, comme un fil que l’on tend sans jamais s’arrêter. Je contemple les moisissures au-dessus de moi, tente à plusieurs reprises de me gratter le dos malgré mes menottes, m’imagine loin d’ici dans mon lit moelleux ; mais rien ne parvient à repousser l’ennui qui me submerge. Je reste donc affalé dans un coin de la cellule, sans but, au coeur d’un inquiétant silence qui pourtant résonne dans ma tête. Je gis ainsi des heures durant, des jours entiers pour moi ! En réalité je n’ai aucune idée de la durée de ma détention, mais mon instinct, ou plutôt mon estomac me crie que cela fait bien trop longtemps. La pâleur maladive des murs étincelants me brûle bientôt les pupilles et me fait battre des paupières à un rythme régulier. Je voudrais rappeler les policiers, mais ma gorge asséchée m’en empêche, et mon dernier souhait serait bien de manifester un quelconque signe de faiblesse face à la caméra. J’ai presque le sentiment que j’ai toujours vécu ici ; le temps n’est plus qu’un élément éphémère. Il se transforme en une bête qui, vêtue de sa robe couleur nuit me tourmente vicieusement, exhibant ainsi l’étendue de son éternelle puissance. Voilà donc le Temps dans son effroyable splendeur venu se divertir de mon attente infinie. Je ne comprends même plus ce que l’on attend de moi, mais malgré ma confusion ma détermination à ne rien avouer demeure intacte, je m’y accroche comme on se cramponne à une bouée de sauvetage au milieu du pacifique. Las, je me laisse couler à travers les eaux tumultueuses de ma conscience et tout devient plus calme pendant un long moment.
Tout à coup, la cellule s’ouvre dans un agréable cliquetis. Mes yeux distinguent l’agent de police qui me fait signe de me relever :
– Alors, avez-vous quelque chose à dire ? S’enquiert-il »
Je ne bouge pas, et secoue la tête. Un silence flotte quelques instants, puis il déclare :
– Vous pouvez partir monsieur, nous avons à présent la preuve que vous êtes totalement innocent, nous tenons à nous excuser pour le désagrément. L’autre suspect a avoué, il subira la peine maximale pour ce qu’il a commis ne vous en inquiétez pas.
Je me redresse sans vraiment réaliser ce que je viens d’entendre. Je ne comprends plus rien à la situation mais je désire tellement quitter cet endroit que je ne nie pas et chancelle avidement jusqu’à la sortie. À l’instant où je m’apprête à franchir le seuil, le policier claque la porte avec un sourire perfide, m’empêchant de sortir.
– C’est dommage, me dit-il, nous aurions espéré que tu te serais dénoncé pour sauver ton complice.
– Hein ? Mais pourquoi voudrais-je sauver l’autre ? Balbutiais-je complètement déboussolé, ayant cru que mon supplice était enfin terminé.
– Et bien… parce que "l’autre" comme tu dis… c’est ton frère.
Audrey Caldairou, Lycée Nevers.
Blanc. Telle est la couleur que je distingue quand j’ouvre lourdement mes paupières. Cette blancheur m’aveugle un moment. La pièce semble danser autour de moi dans un tourbillon de lumière blafarde et tourmente ma pauvre tête jusqu’à ce que ma vue se stabilise enfin. Je me trouve sur une chaise, juste sous un néon tremblant et face à une table, vide. Lorsque mon regard se pose autour des moi, seule une salle grisâtre m’est donnée de contempler, vide, elle aussi.
Quelques secondes plus tard, un homme à la carrure imposante, vêtu d’un uniforme parfaitement ajusté entre et vient s’installer en face de moi. Il me fixe un instant, puis me demande nonchalamment :
– Sais-tu où tu te trouves ?
– Au commissariat.
– En effet. Tu as refusé de nous suivre lorsque nous sommes venus t’arrêter à ton domicile et tu as malencontreusement reçu un coup sur la tête, m’annonce le policier dans la moindre once d’excuse.
Pour quelqu’un comme moi dans un tel lieu, il demeure préférable de ne pas rétorquer. Je connais la discrimination encore présente au fond des âmes de ces agents, et leur facilité à nous condamner pour le moindre écart.
Je suis confronté à cette réalité depuis mes six ans, plus précisément depuis le jour où mes parents ont été assassinés lors d’une manifestation afro-américaines de 1992, protestants contre l’injuste verdict rendu dans l’affaire Rodney King. Ainsi, toute ma vie durant, j’ai été baladé entre des familles d’accueil tel un oiseau migrateur maudit auquel on choisit de claquer la porte. Je ne blâme pourtant pas ces dernières, mon frère m’ayant abandonné le premier ; le lendemain même de ce drame. Je ne me rappelle de rien le concernant, mais il me semble me souvenir qu’il avait alors presque atteint ses dix-huit ans, et dès qu’il en a eu la possibilité, est parti pour exister par ses propres moyens ; loin de ces prétendus foyers qui souhaitent seulement recevoir leurs compensations financières. J’ai vécu dans un climat solitaire, me débrouillant toujours seul, et ce encore aujourd’hui à 19 ans.
Pour moi, être un noir face aux forces de l’ordre balaye toute la lumière de la justice. Peu importe ce que ce policier s’apprête à m’exposer, il tentera toujours de me duper.
– Tu te trouves donc ici comme suspect, poursuit l’agent. Nous avons de fortes raisons de croire que tu as commis un meurtre hier soir, en compagnie de ton complice qui se trouve dans une cellule semblable à la tienne. Vos confessions sont cependant nécessaires pour retenir des charges à ton égard. Je te propose donc d’avoir une petite conversation pour éclaircir les événements, dit-il en rapprochant son visage du mien, plissant les yeux, et si tu collabores je pourrais alors arranger ta situation.
Il ne possèdent donc aucune preuve suffisante, du moins pour le moment. Je plante mes yeux tremblants droit dans les siens et déclare :
– Je n’ai rien à vous dire, Monsieur.
Une étincelle de colère traverse furtivement son regard, avant de laisser place à une résignation contrôlée. Il se cale contre le dossier de son siège, puis en haussant les épaules déclare :
– Tant pis. Voilà donc comment les choses vont se passer. Tu as le choix : soit tu dénonces ton copain, et s’il ne te dénonce pas tu es libre et lui écope d’une peine maximale ; soit à l’inverse tu ne parles pas mais si lui le fait, il est libre et c’est toi qui subis la sentence. Par contre, si chacun de vous dénonce l’autre, votre peine pourra être allégée. Il ajoute en scrutant mon visage ; Petit malin que tu es, tu dois te dire que la solution ne serait qu’aucun de vous ne parle, n’est-ce pas ? Dis-toi bien qu’on ne vous laissera jamais une seule seconde ensemble. C’est ce qu’on appelle le dilemme du prisonnier, une méthode infaillible pour les cas comme toi. Réfléchis bien, à ta place je tenterai la voie de la sécurité et je parlerai.
Et sans attendre ma réaction il sort dans se retourner, presque serein.
Je reste immobile, mes mains ballantes prisonnières du fer posées sur mes genoux, digérant ces informations. Mon abasourdissement est tel que mon cerveau refuse de raisonner, je divague entre des nuages brumeux pendant un moment. Puis, malgré mes maux de tête incroyables, ma mémoire toujours en vie se déroule telle une ancienne bobine de film poussiéreuse. Je revois très clairement l’image d’un homme au teint sombre sourit dans ma direction alors que j’encaissais, étalé au sol, les cours d’un malfaiteur. Cet inconnu inespéré s’interpose :
– Oh là ! Il se passe quoi ici ?! Laisse cet homme tranquille !
– Toi, tu ferais bien de retourner d’où tu viens avant que j’te fasse la peau aussi !
– Oh non mon gars, c’est toi qui ferais bien de partir ! A répliqué l’inconnu avant de lui asséner un grand coup dans la mâchoire.
Mon animal d’agresseur se jette alors sur lui comme sur une proie et le plaque violemment au sol, l’entraînant dans une chute brutale ; l’un roulant sur l’autre jusqu’au fond de la ruelle de pavés crasseux. Une lutte débute entre les poubelles : des grognements, des bruits sourds parviennent à mes oreilles encore sifflantes. Soudain, l’éclat d’une lame aiguisée vient se refléter dans mes yeux. Il faut que je me lève, que j’agisse, que je me défende. Que je nous défende moi et mon sauveur imprévu, mon « complice ». C’est ce que je fais.
Je chasse ces images de mon esprit d’un battement de paupières. Les paroles de l’agent de police résonnent en moi ; les mots semblent s’entrechoquer dans ma tête, se livrer bataille. Devrais-je dénoncer cet inconnu venu m’offrir son aide ? Non, évidemment que non, mon être tout entier me crie de ne pas le faire. Mais l’autre, va-t-il tout dévoiler ? Après tout, nous ne nous connaissons qu’à peine… Bon sang, même son nom est un mystère ! Je glisse mes doigts endoloris dans mes cheveux. J’ai besoin de réfléchir. Je pourrais tenter de communiquer avec l’autre, par exemple en faisant du bruit ? Mais il n’entendrait probablement pas : je suis persuadé que ma cellule est insonorisée. Je me lève et entreprends de décrire de petits cercles en long et en large de la pièce. Devrais-je coopérer ? Ma sentence serait allégée. Enfin, c’est ce qu’ils disent tous avant qu’on ne termine en prison comme les Cinq de Central Park… Sauf que j’ai réellement versé le sang de quelqu’un, même s’il s’agissait d’un accident. De plus, je n’ai aucune envie de voir ma liberté me glisser entre les mains, alors que mes ailes viennent de se déployer ! J’ai même réussi à obtenir un emploi dans un cinéma, me permettant de me payer mon propre logement, très modeste certes, mais à moi. Non définitivement cette option est à exclure.
Je soupire et tombe contre le mur glacial. Le policier a vu juste : aucun de nous ne devrait parler. Seulement impossible d’imaginer les intentions de l’autre. Je m’affaisse sur le sol et étend mes jambes engourdies. Je considère la tâche sombre qu’elles forment au coeur de cette mer incolore, et mon malaise s’accentue. Aucune fenêtre n’est présente pour m’évader de cet endroit, rien également qui puisse permettre à mon esprit de fuir. Alors que mon regard erre le long des murs, je remarque un point rouge clignotant dans l’angle du plafond : une caméra. J’aurais dû y penser plus tôt, maintenant ils connaissent mon hésitation. J’inspire une grande bouffée d’air conditionné, et je décide de rassembler toutes les informations que je possède sur l’autre pour mieux deviner ses desseins. Selon mes souvenirs, il devrait avoir une trentaine d’années, ainsi que des cheveux ébène et crépus coupés courts qui surmontent son large front. Son expression pleine de fermeté alors qu’il s’interposait me revient, et la gratitude éprouvée à ce moment-là ressurgit en moi et saisit tout mon corps d’un frisson. Jamais je n’avais eu aussi peur que lors de cette soirée. Je me trouvais dans une transe de panique, incapable de réagir, et l’affolement rendait mes gestes maladroits. Je me revois me démener pour me remettre débout et trébucher jusqu’à la lutte qui faisait rage, puis pousser l’animal de toutes mes forces contre le mur, éjectant l’arme de sa main. Je revois sa masse inerte gisant contre les briques, je revois son visage maculé de sang, je revois ses yeux hagards perdus dans un autre monde.
– Bon, on se débarrasse du corps et personne ne saura jamais ce qui vient de se produire.
– Quoi ? Pourquoi ? Bégaye-je, encore sonné
– Tu ne crois quand même pas quoi va gentiment laisser les flics venir nous arrêter ?! S’exclame l’autre
– Mais… C’est un accident, et c’est lui qui a tenté de m’agresser !
– T’es vraiment aussi naïf que t’en as l’air ? Tu penses vraiment qu’ils vont nous écouter ? On a tué un mec, pour eux c’est tout ce qui compte. Donc à moins que tu ne souhaites finir derrière les barreaux, tu ferais bien de me suivre, j’connais un endroit sûr où on peut le cacher.
Et voilà que nous propulsons la dépouille au fond d’un puits désaffecté, perdu au milieu de bois inquiétants à plusieurs kilomètres de la ville dont j’ignore jusqu’alors l’existence. Nous remontons en voiture, et sans un mot nous repartons. Je me rappelle de l’étrange tension qui régnait dans le véhicule pendant que cet inconnu me conduisait jusque chez moi. Je le remercie vaguement, nous donnons chacun notre parole de ne jamais évoquer ces événements et de tout oublier rapidement. Puis je franchis le seuil de mon appartement pour découvrir un groupe de policiers qui m’attend !
Quand je considère la sinistre cellule où je suis toujours consigné, cette douce promesse sonne creux. Je ne parviens toujours pas à déterminer la solution idéale ; l’une se montre audacieuse, l’autre tout aussi hasardeuse. Une goutte de sueur perle sur mon front, je me demande si l’autre aussi est englouti par cette vague d’indécision, menaçant d’incendier mon crâne plus je réfléchis. Que peut-il bien envisager ? Que compte-t-il dire ? Que comptais-je dire ? Mes questions s’enchainent les unes après les autres, tout devient flou. Peu à peu, une boule d’angoisse gonfle dans mon ventre, et une soudaine nausée me prend la gorge. Je m’étends sur les dalles rafraichissantes et clos mes paupières. Je me détends et songe à mon destin, puis finis par conclure que la meilleure manière de déverrouiller ma porte de sortie serait d’utiliser la clé du silence, et si Dieu le veut bien l’autre en fera usage également. Pourtant, malgré cette décision mon inquiétude ne s’éteint pas, elle se ravive bien au contraire comme si j’ajoutais une bûche dans le foyer de mon dilemme. Mais l’épuisement m’emprisonne enfin dans ses bras, si bien que je finis par me trouver à un point où peu m’importe où cela me mène ; mon avis ne changera plus.
À présent que mon esprit est libéré de ces tourments intellectuels, le temps me paraît tout à coup très long, comme un fil que l’on tend sans jamais s’arrêter. Je contemple les moisissures au-dessus de moi, tente à plusieurs reprises de me gratter le dos malgré mes menottes, m’imagine loin d’ici dans mon lit moelleux ; mais rien ne parvient à repousser l’ennui qui me submerge. Je reste donc affalé dans un coin de la cellule, sans but, au coeur d’un inquiétant silence qui pourtant résonne dans ma tête. Je gis ainsi des heures durant, des jours entiers pour moi ! En réalité je n’ai aucune idée de la durée de ma détention, mais mon instinct, ou plutôt mon estomac me crie que cela fait bien trop longtemps. La pâleur maladive des murs étincelants me brûle bientôt les pupilles et me fait battre des paupières à un rythme régulier. Je voudrais rappeler les policiers, mais ma gorge asséchée m’en empêche, et mon dernier souhait serait bien de manifester un quelconque signe de faiblesse face à la caméra. J’ai presque le sentiment que j’ai toujours vécu ici ; le temps n’est plus qu’un élément éphémère. Il se transforme en une bête qui, vêtue de sa robe couleur nuit me tourmente vicieusement, exhibant ainsi l’étendue de son éternelle puissance. Voilà donc le Temps dans son effroyable splendeur venu se divertir de mon attente infinie. Je ne comprends même plus ce que l’on attend de moi, mais malgré ma confusion ma détermination à ne rien avouer demeure intacte, je m’y accroche comme on se cramponne à une bouée de sauvetage au milieu du pacifique. Las, je me laisse couler à travers les eaux tumultueuses de ma conscience et tout devient plus calme pendant un long moment.
Tout à coup, la cellule s’ouvre dans un agréable cliquetis. Mes yeux distinguent l’agent de police qui me fait signe de me relever :
– Alors, avez-vous quelque chose à dire ? S’enquiert-il »
Je ne bouge pas, et secoue la tête. Un silence flotte quelques instants, puis il déclare :
– Vous pouvez partir monsieur, nous avons à présent la preuve que vous êtes totalement innocent, nous tenons à nous excuser pour le désagrément. L’autre suspect a avoué, il subira la peine maximale pour ce qu’il a commis ne vous en inquiétez pas.
Je me redresse sans vraiment réaliser ce que je viens d’entendre. Je ne comprends plus rien à la situation mais je désire tellement quitter cet endroit que je ne nie pas et chancelle avidement jusqu’à la sortie. À l’instant où je m’apprête à franchir le seuil, le policier claque la porte avec un sourire perfide, m’empêchant de sortir.
– C’est dommage, me dit-il, nous aurions espéré que tu te serais dénoncé pour sauver ton complice.
– Hein ? Mais pourquoi voudrais-je sauver l’autre ? Balbutiais-je complètement déboussolé, ayant cru que mon supplice était enfin terminé.
– Et bien… parce que "l’autre" comme tu dis… c’est ton frère.
Audrey Caldairou, Lycée Nevers.
Terre Promise
Quelque part en Méditerranée, nous sommes en 2030, j’ai fui la France.
Voilà huit jours que je dérive sur mon canot. Je ne sais plus quel est ce monde. Je me souviens des cours d’histoire, je me souviens des gros titres de mon enfance, de tous ces migrants, africains ou arabes ceux qui fuyaient la misère, les guerres du Moyen-Orient et d’ailleurs, ces migrants qui mouraient par milliers dans la traversée de la méditerranée et qui pour des milliers d’autres encore plus nombreux la réunissaient. Ceux qu’on voulait chasser, renvoyer dans leurs pays en guerre, ceux qu’on parquait dans cette jungle de Calais pour qu’ils n’aillent pas jusqu’en Angleterre. Eux, au moins avaient compris qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre de la France et voulaient aller plus loin, au-delà de cette France maudite qui ne serait bientôt plus.
Aujourd’hui je dérive, il n’y a plus que de l’eau à perte de vue, je ne sais même plus si j’avance encore dans la bonne direction, je rame autant que je peux mais quand je m’endors, vers où je dérive ?
L’Europe n’est plus, cette troisième guerre mondiale aura enfin eu raison du capitalisme et la société de consommation. Les réseaux téléphoniques et internet détruits, la guerre des politicards n’avait plus aucune importance, qui a gagné, on ne le sait mais c’est toute l’humanité qui a perdu, c’est sûr. La guerre civile s’est emparée de l’Europe entière. L’humanité disparaîtra, bon débarras !
Je n’ai plus de vivres et presque plus d’eau, pourtant il faut que je me concentre, que je rame, je sens la Terre que j’espère promise. Je veux vivre encore, je veux croire encore. Je veux croire qu’on pourrait vivre dans une monde meilleur. L’Afrique berceau de l’humanité, pourra-t-elle nous offrir un nouveau départ ? Je sais que je ne suis pas seul à tenter d’atteindre l’autre rive. Je ne sais pas si je peux encore avoir confiance, ne vaudrait-il pas mieux se faire oublier du monde, devenir transparent ?
Comment serons-nous accueillis, nous les blancs, les anciens colons, les racistes qui n’avons pas voulu accueillir toute la misère du monde ?
Chez moi j’étais l’étranger, parce que métissé, j’ai subi ce racisme ordinaire, aujourd’hui il n’y a plus de société et je suis fatigué, fatigué de fuir, fatigué de ramer, fatigué d’avoir peut, de n’être ni d’ici ni d’ailleurs. Je veux juste vivre. Je ne sais même si j’aurais encore le courage de rêver.
J’ai dû m’assoupir, une secousse me réveille, il fait encore nuit je ne vois rien dans le noir, quelque chose frôle et bouscule mon canot, j’ai peur. Derrière moi apparaît une lumière, le phare d’un navire qui éclaire une côte, je suis tout près, trop pour me faire arrêter maintenant, trop près pour abandonner au porte de ma nouvelle vie. Je vois aussi que je suis entouré de rochers, je cherche ma rame et tente une manœuvre pour me cacher dans ces rochers qui pourraient me sauver la vie comme me la prendre.
Mon cœur bat à cent à l’heure, je prie. Le phare éclaire la côte, et me permet de prendre quelques repères avant de m’éloigner, j’ai eu de la chance, je reprends espoir.
J’arrive enfin dans une petite crique, à flanc de roche, ce ne sont pas les falaises d’Etretat, mais il n’y pas vraiment d’accès à une terre, encore moins une terre promise. Je tire mon canot au sec entre deux roches, une anfractuosité me permet de cacher mon canot et me mettre à l’abri. Je bois mes dernières gouttes d’eau et m’endors d’épuisement et de soulagement.
Quand je m’éveille, le soleil brille haut dans le ciel, j’ai soif et faim, je prends le temps d’écouter mais n’entends que le ressac des vagues qui se brisent sur les rochers. Je sors de mon trou et tends l’oreille en quête d’une activité humaine. Je fais le tour de ma petite plage qui me semble sans issue. Dans ma mémoire fatiguée vient la vision d’un petit chemin dans la falaise, une image qui a dû se fixer dans ma rétine quand le navire a éclairé la côte cette nuit. J’escalade un rocher, puis deux et enfin je vois cette possibilité d’escalader la falaise. Mais je suis trop faible, je ramasse quelques moules accrochées au rocher et retourne au canot, mon canif me permet un festin, je me sens mieux mais j’attends que le soleil décline un peu avant de me lancer à l’assaut des quelques mètres qui me permettront enfin de trouver ce que j’espère être un monde meilleur ou tout simplement un monde qui voudra de moi.
Quelques heures plus tard, le soleil est enfin assez bas pour me permettre de me lancer à l’assaut des quelques mètres qui me séparent de ce que j’espère être mon avenir. Je me hisse sur cette falaise escarpée à l’aide des quelques forces que j’ai récupérées. Un mètre. Deux mètres. Trois mètres…
Quelques minutes plus tard, il ne me reste que quelques mètres à parcourir. J’y suis presque. Le navire qui éclairait la côte ne va plus tarder il faut que j’accélère. Le temps m’est compté. Mais j’ai l’impression que… j’ai l’impression… je chute ?
Je suis à terre. Au-dessus de moi les mètres que j’ai parcourus plus tôt me surplombent. Je lutte pour que mes yeux ne se ferment pas mais c’est de plus en plus dur. C’est trop tard. J’entends le navire arriver. Je suis beaucoup trop exposé mais je ne peux pas bouger et je n’ai plus la force de garder mes yeux ouverts. Ils se ferment.
Je me réveille, il fait jour. Je m’assieds avec difficulté. J’ai mal. J’ai l’impression qu’un éléphant est assis sur ma cage thoracique. J’ai du mal à respirer. Passé l’attention que je porte à ma douleur, je remarque que tout autour de moi, rien ne ressemble en aucun cas à la falaise d’une côte. Cela ressemble à une cabane faite de pierre et d’argile rouge. Je me lève. Je passe ma main sur le mur à ma gauche. Le mur s’effrite. Les résidus dans ma main sont orangés et sablonneux. J’observe ce qu’il y a autour de moi. Il y a une porte faite de planches de bois, une table avec des dattes disposées dans un bol, deux chaises et une photo encadrée posée sur la table. Je n’ai pas le temps de m’approcher pour regarder la photo de plus près car j’entends quelqu’un arriver. Je retourne vite sur le lit où j’étais installé. Je fais semblant de dormir. La personne entre. Je sens qu’elle m’observe. Elle se met à parler et dit : « Je sais que tu ne dors pas. » C’est la voix d’un homme… un vieil homme. Je ne sais pas ce qui m’attend derrière mes paupières et ça m’effraie. Je réouvre les yeux avec appréhension. Je découvre un homme âgé d’environ soixante-dix ans. Les effets de l’âge ont assailli son visage de rides et les poches sous ses yeux marquent son regard d’une tristesse passée. Sa bouche et ses joues sont enveloppées dans une barbe sale et mal taillée. Il est vêtu d’une djellaba recouverte d’une veste de chasse déchirée à plusieurs endroits. Ses mais sont usées par le travail tout comme ses pieds nus fissurés de crevasses où se logent la terre. Ce qui me rassure dans cette situation c’est qu’il me regarde avec bienveillance. La première question que je lui adresse est : « Où suis-je ? » Il me répond d’une voix cassée, celle des personnes qui ne parlent plus :
– Nous sommes à Ait Ben Malik.
Je suis surpris et heureux de sa réponse. C’est la cité que je visais lors de mon départ. Par un regard et un geste de la main, il me propose un peu d’eau et quelques dattes. Je les prends avec plaisir. On s’assied tous les deux, face à face, d’un bout à l’autre de la table, sans un silence assourdissant.
Au fil des semaines, il m’apprit à cultiver la terre située autour de sa maison qui était éloignée de tout. Je compris sans les mots que c’était un ermite. Mais au milieu de ses silences, des bribes de paroles sortaient de ce vieillard et me racontaient ses chagrins, ses joies, et les choix qui l’avaient mené à abandonner la société qui lui avait tout pris et tout refusé. Au fil des mois, je comprenais de plus en plus sa vision de ce qui restait de notre société et les choix qu’il avait fait de me récupérer… moi… qui à sa place me serais laissé sur place.
Quelques mois plus tard, il m’aidait encore à reconstruire ma vie et moi je l’aidais encore à oublier la sienne. Mais au fil du temps, j’avais l’impression que son insensibilité à mon égard disparaissait petit à petit. Un lien s’était créé. Quelques jours plus tard, un matin, en allant le retrouver à la bergerie, je sentis que quelque chose ne tournait pas rond. La porte de la bergerie était entre-ouverte, les moutons et brebis étaient en liberté et moi, je m’avançais dans le plus grand silence, un silence de mort… J’ai poussé la porte, l’ai ouverte en grand et j’ai constaté à mon plus grand désarroi qu’Abraham, le vieillard qui m’avait pris sous son aile était mort. Après quelques heures à tourner en rond, à me questionner pour savoir si je devais jeter sa dépouille à la mer, si je devais rester dans sa maison et m’occuper de son bétail. Je pris la décision de l’enterrer dans son potager et de rester, continuer le travail de la terre qu’il m’avait appris et comme lui prendre sous mon aile un ou une, migrant ou migrante. Le lendemain je partis avec son bateau là où il m’avait retrouvé. J’y ai trouvé une jeune femme métisse tout comme moi qui avait de beaux cheveux noirs courts. Elle avait de beaux yeux verts en amande et des cernes qui disaient la distance qu’elle avait parcourue pour arriver jusqu’ici. Je l’ai ramenée tout comme Abraham avait fait pareil avec moi. Et je reproduis comme lui le même schéma qu’il a eu avec moi. Je lui appris le travail de la terre et ne lui ai raconté mon histoire que par bribes au milieu du silence le plus complet. Mais au contraire de lui, je n’avais pas placé sur mon cœur un mur de pierre infranchissable et me fit happer par l’affection qu’elle m’avait portée au fil des mois.
Quelques années plus tard. Voilà… voilà pourquoi notre famille vit loin de la nouvelle société et pourquoi votre mère, vous mes chers enfants et moi vivons dans cette maison. Voilà pourquoi nous suivons les idéaux d’un vieil ermite qui avait tout compris à la vie.
Aliénor Cheriet, Lycée La Merci Littoral.
Voilà huit jours que je dérive sur mon canot. Je ne sais plus quel est ce monde. Je me souviens des cours d’histoire, je me souviens des gros titres de mon enfance, de tous ces migrants, africains ou arabes ceux qui fuyaient la misère, les guerres du Moyen-Orient et d’ailleurs, ces migrants qui mouraient par milliers dans la traversée de la méditerranée et qui pour des milliers d’autres encore plus nombreux la réunissaient. Ceux qu’on voulait chasser, renvoyer dans leurs pays en guerre, ceux qu’on parquait dans cette jungle de Calais pour qu’ils n’aillent pas jusqu’en Angleterre. Eux, au moins avaient compris qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre de la France et voulaient aller plus loin, au-delà de cette France maudite qui ne serait bientôt plus.
Aujourd’hui je dérive, il n’y a plus que de l’eau à perte de vue, je ne sais même plus si j’avance encore dans la bonne direction, je rame autant que je peux mais quand je m’endors, vers où je dérive ?
L’Europe n’est plus, cette troisième guerre mondiale aura enfin eu raison du capitalisme et la société de consommation. Les réseaux téléphoniques et internet détruits, la guerre des politicards n’avait plus aucune importance, qui a gagné, on ne le sait mais c’est toute l’humanité qui a perdu, c’est sûr. La guerre civile s’est emparée de l’Europe entière. L’humanité disparaîtra, bon débarras !
Je n’ai plus de vivres et presque plus d’eau, pourtant il faut que je me concentre, que je rame, je sens la Terre que j’espère promise. Je veux vivre encore, je veux croire encore. Je veux croire qu’on pourrait vivre dans une monde meilleur. L’Afrique berceau de l’humanité, pourra-t-elle nous offrir un nouveau départ ? Je sais que je ne suis pas seul à tenter d’atteindre l’autre rive. Je ne sais pas si je peux encore avoir confiance, ne vaudrait-il pas mieux se faire oublier du monde, devenir transparent ?
Comment serons-nous accueillis, nous les blancs, les anciens colons, les racistes qui n’avons pas voulu accueillir toute la misère du monde ?
Chez moi j’étais l’étranger, parce que métissé, j’ai subi ce racisme ordinaire, aujourd’hui il n’y a plus de société et je suis fatigué, fatigué de fuir, fatigué de ramer, fatigué d’avoir peut, de n’être ni d’ici ni d’ailleurs. Je veux juste vivre. Je ne sais même si j’aurais encore le courage de rêver.
J’ai dû m’assoupir, une secousse me réveille, il fait encore nuit je ne vois rien dans le noir, quelque chose frôle et bouscule mon canot, j’ai peur. Derrière moi apparaît une lumière, le phare d’un navire qui éclaire une côte, je suis tout près, trop pour me faire arrêter maintenant, trop près pour abandonner au porte de ma nouvelle vie. Je vois aussi que je suis entouré de rochers, je cherche ma rame et tente une manœuvre pour me cacher dans ces rochers qui pourraient me sauver la vie comme me la prendre.
Mon cœur bat à cent à l’heure, je prie. Le phare éclaire la côte, et me permet de prendre quelques repères avant de m’éloigner, j’ai eu de la chance, je reprends espoir.
J’arrive enfin dans une petite crique, à flanc de roche, ce ne sont pas les falaises d’Etretat, mais il n’y pas vraiment d’accès à une terre, encore moins une terre promise. Je tire mon canot au sec entre deux roches, une anfractuosité me permet de cacher mon canot et me mettre à l’abri. Je bois mes dernières gouttes d’eau et m’endors d’épuisement et de soulagement.
Quand je m’éveille, le soleil brille haut dans le ciel, j’ai soif et faim, je prends le temps d’écouter mais n’entends que le ressac des vagues qui se brisent sur les rochers. Je sors de mon trou et tends l’oreille en quête d’une activité humaine. Je fais le tour de ma petite plage qui me semble sans issue. Dans ma mémoire fatiguée vient la vision d’un petit chemin dans la falaise, une image qui a dû se fixer dans ma rétine quand le navire a éclairé la côte cette nuit. J’escalade un rocher, puis deux et enfin je vois cette possibilité d’escalader la falaise. Mais je suis trop faible, je ramasse quelques moules accrochées au rocher et retourne au canot, mon canif me permet un festin, je me sens mieux mais j’attends que le soleil décline un peu avant de me lancer à l’assaut des quelques mètres qui me permettront enfin de trouver ce que j’espère être un monde meilleur ou tout simplement un monde qui voudra de moi.
Quelques heures plus tard, le soleil est enfin assez bas pour me permettre de me lancer à l’assaut des quelques mètres qui me séparent de ce que j’espère être mon avenir. Je me hisse sur cette falaise escarpée à l’aide des quelques forces que j’ai récupérées. Un mètre. Deux mètres. Trois mètres…
Quelques minutes plus tard, il ne me reste que quelques mètres à parcourir. J’y suis presque. Le navire qui éclairait la côte ne va plus tarder il faut que j’accélère. Le temps m’est compté. Mais j’ai l’impression que… j’ai l’impression… je chute ?
Je suis à terre. Au-dessus de moi les mètres que j’ai parcourus plus tôt me surplombent. Je lutte pour que mes yeux ne se ferment pas mais c’est de plus en plus dur. C’est trop tard. J’entends le navire arriver. Je suis beaucoup trop exposé mais je ne peux pas bouger et je n’ai plus la force de garder mes yeux ouverts. Ils se ferment.
Je me réveille, il fait jour. Je m’assieds avec difficulté. J’ai mal. J’ai l’impression qu’un éléphant est assis sur ma cage thoracique. J’ai du mal à respirer. Passé l’attention que je porte à ma douleur, je remarque que tout autour de moi, rien ne ressemble en aucun cas à la falaise d’une côte. Cela ressemble à une cabane faite de pierre et d’argile rouge. Je me lève. Je passe ma main sur le mur à ma gauche. Le mur s’effrite. Les résidus dans ma main sont orangés et sablonneux. J’observe ce qu’il y a autour de moi. Il y a une porte faite de planches de bois, une table avec des dattes disposées dans un bol, deux chaises et une photo encadrée posée sur la table. Je n’ai pas le temps de m’approcher pour regarder la photo de plus près car j’entends quelqu’un arriver. Je retourne vite sur le lit où j’étais installé. Je fais semblant de dormir. La personne entre. Je sens qu’elle m’observe. Elle se met à parler et dit : « Je sais que tu ne dors pas. » C’est la voix d’un homme… un vieil homme. Je ne sais pas ce qui m’attend derrière mes paupières et ça m’effraie. Je réouvre les yeux avec appréhension. Je découvre un homme âgé d’environ soixante-dix ans. Les effets de l’âge ont assailli son visage de rides et les poches sous ses yeux marquent son regard d’une tristesse passée. Sa bouche et ses joues sont enveloppées dans une barbe sale et mal taillée. Il est vêtu d’une djellaba recouverte d’une veste de chasse déchirée à plusieurs endroits. Ses mais sont usées par le travail tout comme ses pieds nus fissurés de crevasses où se logent la terre. Ce qui me rassure dans cette situation c’est qu’il me regarde avec bienveillance. La première question que je lui adresse est : « Où suis-je ? » Il me répond d’une voix cassée, celle des personnes qui ne parlent plus :
– Nous sommes à Ait Ben Malik.
Je suis surpris et heureux de sa réponse. C’est la cité que je visais lors de mon départ. Par un regard et un geste de la main, il me propose un peu d’eau et quelques dattes. Je les prends avec plaisir. On s’assied tous les deux, face à face, d’un bout à l’autre de la table, sans un silence assourdissant.
Au fil des semaines, il m’apprit à cultiver la terre située autour de sa maison qui était éloignée de tout. Je compris sans les mots que c’était un ermite. Mais au milieu de ses silences, des bribes de paroles sortaient de ce vieillard et me racontaient ses chagrins, ses joies, et les choix qui l’avaient mené à abandonner la société qui lui avait tout pris et tout refusé. Au fil des mois, je comprenais de plus en plus sa vision de ce qui restait de notre société et les choix qu’il avait fait de me récupérer… moi… qui à sa place me serais laissé sur place.
Quelques mois plus tard, il m’aidait encore à reconstruire ma vie et moi je l’aidais encore à oublier la sienne. Mais au fil du temps, j’avais l’impression que son insensibilité à mon égard disparaissait petit à petit. Un lien s’était créé. Quelques jours plus tard, un matin, en allant le retrouver à la bergerie, je sentis que quelque chose ne tournait pas rond. La porte de la bergerie était entre-ouverte, les moutons et brebis étaient en liberté et moi, je m’avançais dans le plus grand silence, un silence de mort… J’ai poussé la porte, l’ai ouverte en grand et j’ai constaté à mon plus grand désarroi qu’Abraham, le vieillard qui m’avait pris sous son aile était mort. Après quelques heures à tourner en rond, à me questionner pour savoir si je devais jeter sa dépouille à la mer, si je devais rester dans sa maison et m’occuper de son bétail. Je pris la décision de l’enterrer dans son potager et de rester, continuer le travail de la terre qu’il m’avait appris et comme lui prendre sous mon aile un ou une, migrant ou migrante. Le lendemain je partis avec son bateau là où il m’avait retrouvé. J’y ai trouvé une jeune femme métisse tout comme moi qui avait de beaux cheveux noirs courts. Elle avait de beaux yeux verts en amande et des cernes qui disaient la distance qu’elle avait parcourue pour arriver jusqu’ici. Je l’ai ramenée tout comme Abraham avait fait pareil avec moi. Et je reproduis comme lui le même schéma qu’il a eu avec moi. Je lui appris le travail de la terre et ne lui ai raconté mon histoire que par bribes au milieu du silence le plus complet. Mais au contraire de lui, je n’avais pas placé sur mon cœur un mur de pierre infranchissable et me fit happer par l’affection qu’elle m’avait portée au fil des mois.
Quelques années plus tard. Voilà… voilà pourquoi notre famille vit loin de la nouvelle société et pourquoi votre mère, vous mes chers enfants et moi vivons dans cette maison. Voilà pourquoi nous suivons les idéaux d’un vieil ermite qui avait tout compris à la vie.
Aliénor Cheriet, Lycée La Merci Littoral.
Ta Présence me serre la gorge...
Tous les jours, je me réveille en sentant ta présence me serrer la gorge. Tu m’apprends chaque matin que chaque levée sera plus dure que la précédente. Tu étreints ma volonté, tu assoies mes désirs, tu asphyxies mes envies. À tes côtés, je ne ressens plus rien, ou peut-être un vide immense qui creuse ma poitrine, qui flétrit mon cœur de ton amour trop égoïste.
Tous les jours, je reste là, allongée dans un lit trop grand pour mon minuscule être, éveillée mais perdue dans le dédale immense des pensées qui me traversent, essayant d’oublier tes légers chuchotements qui, après, seront répétés, amplifiés jusqu’à ce que chacun de mes os soit imprégné de tes reproches. Tu me susurres des pensées sournoises qui m’incitent à semer la pagaille dans mon esprit, dans mon corps, dans mon âme. Je ferme les yeux pour te faire disparaître comme le ferait un enfant face au danger, face à la peur.
Je ne sais même pas si je t’aime, te hais. Je désire t’oublier, toi et tes paroles, quand tes baisers tranchants et mortels abîment ma peau, saignent mes bras, laissant les marques montrant ta présence en moi à jamais. Je crois n’être pour toi que le mur d’une caverne préhistorique, où tes doigts m’effleurent de rouge afin de créer le dessin complexe que pourraient être ses cicatrices.
Parfois, les prémices d’une détermination depuis longtemps perdue m’incitent à me lever, mais à chaque fois j’entends tes murmures autour de moi, tu me répètes que la vie est trop cruelle, que faire autre chose ne servirait à rien, tu me dis que le monde n’est pas fait pour moi.
Souvent, j’accepte ce caprice, sentant déjà le regret d’une journée passée à ne rien faire qu’exister, et, une fois la nuit venue, j’entends ta jumelle m’appeler, elle se prénomme Insomnie et me laisse éveillée, je sombre alors dans un océan de tristesse, là où les vagues de la nuit m’emportent au loin, cherchant mon phare depuis longtemps éteint.
Rarement, je réussis à me dompter et à rester debout. S’ensuit une bataille verbale où chacune des phrases que tu me prononces abaisse mon mental, détruit ma confiance en moi. Quand j’arrive à laisser tes paroles de côté, je sors de ma chambre. Je remarque toujours que tu aimes bien me suivre, être là à chaque instant de ma vie pitoyable.
Avant toi, j’ai eu ce qu’on pourrait appeler des relations sociales. J’aimais sortir, exister, me montrer, parader, danser, et toutes ces petites choses que l’être humain adore faire. Chaque sortie me remplissait de joie, chaque événement sportif m’excitait ! Je n‘avais en tête que les figures que j’enchaînais, j’étais prise de tremblements de trac sur scène mais c’était terriblement agréable d’entendre la foule applaudir à la fin. Sur le moment, je n’avais plus rien en tête et puis tu es revenue, juste après une chute affreuse m’empêchant de pouvoir pratiquer pendant un temps qui me parut infini. Les risques de ne plus jamais pouvoir faire de la gymnastique étaient élevés. Au bout de six mois de handicap, j’étais désespérée, je n’en pouvais plus, et puis miraculeusement j’ai guéri mais tu étais déjà ancrée en moi. Je ne saurais dire quand j’ai commencé à être morne avant une compétition, je ne saurais dire quand j’ai commencé à rater les entraînements, prise d’un excès de fainéantise intense, en ayant toujours une bonne excuse, je ne saurais dire quand j’ai totalement arrêté de venir, mais je ne saurais très bien situer la date du jour où j’ai été virée de mon club.
Après ça, je suis devenue bizarrement paranoïaque. J’avais peur de tout et de tout le monde. Je ne croyais en la vérité de personne sauf la tienne. Tu me chuchotais des détails sordides à propos de mes voisins, tu me forçais à me rendre compte à quel point les gens parlaient de moi. Je me suis mise à les entendre, à voit leur regard sur ma personne. Sortir est devenu insupportable. Chez moi, la vue de quelqu’un d’autre que toi me rendait anxieuse. Mon compagnon essayait de me calmer mais cela me rendait folle, tu me disais qu’il mentait, faux-semblants faisaient lois était ton mantra qui est vite devenu le mien. J’avais l’impression d’être une boule de chewing-gum accrochée au pied de mes amis, de mon partenaire. J’avais l’impression que plus le temps passait, plus ils voulaient me déloger. Les discussions tournaient en rond, inutiles, les disputes étaient de plus en plus violentes, et moi, j’avais de moins en moins envie de m’investir.
Ce jour-là il faisait froid, un décembre somme toute banal, un ami de longue date avait réussi à me faire sortir de chez moi par miracle, on avait mangé en silence, marché en silence, parlé en silence. Il m’a raconté au travers de ses yeux verts purs qu’il ne voulait pas être là, j’ai lu toute la pitié qu’il ressentait pour moi. J’ai compris avant d’arriver que celui avec lequel j’avais partagé tant de moments de joie mais aussi de colère et de tristesse était parti, sa voiture avait disparu. Toutes ses affaires s’étaient volatilisées laissant des blancs à jamais existants. Je n’ai rien dit, juste entendu mon ancien ami s’enfuir sous un crissement de pneus. Je ne les ai jamais revus.
Je me suis rendue compte, en regardant par la fenêtre entrouverte, les flocons volants dans une danse raffinée, j’étais à présent seule. Un poids invisible, depuis longtemps sur mes épaules, s’était envolé avec la brise, transformé en plume blanche et légère, j’ai été subitement prise d’une crise de larmes, petites perles salées que je n’avais plus vues depuis un certain temps. Je ne suis plus jamais sortie.
J’entendais tes murmures avant mais à partir de ce moment-là, tu as été une présence presque visible à côté de moi.
Tu es restée près de moi, je me suis accrochée à toi, j’ai fini par t’apprécier.
Il m’arrive, parfois, de penser à ma vie d’avant, me laissant un arrière-goût amer de regret, malgré le temps qui balaye les souvenirs de ma mémoire comme le vent avec les feuilles d’automne.
Je me rappelle les joies de sourire, la presque sensation d’aimer, mon envie d’apprendre insatiable. Je me rappelle mes cauchemars d’avants, mes cris horripilants et les bras réconfortant de mon amant. Il me chuchotait de respirer, d’oublier quelque chose dont j’avais fait exprès de taire à jamais, mais malgré ses paroles un brin réconfortantes, chaque soir une angoisse profonde me prenait, je savais ce qui m’attendait. Au bout de quelques années, j’ai fini par guérir grâce à lui, grâce aux autres, j’ai oublié en m’oubliant.
Je n’ai jamais osé lui en parler, lui parler des caresses forcées, des baisers mouillés, des mains baladeuses alors que je ne faisais que converser en bien de mon travail qui en était la cause.
C’était lors de ma jeunesse, quand la pauvreté nous restreignait à des choix brutaux. On vivait de peu du fait de la mort de nos proches mutuels mais on vivait heureux.
Un jour, alors que j’avais aux alentours de la trentaine, sans doute un peu moins, je réussis à trouver un travail plutôt bien payé dans une boîte de nuit. Je n’avais jamais été aussi heureuse. Le patron connaissait ma dépendance à ce travail, il savait que, sans lui, on devrait rendre l’appartement, nos vies seraient, en quelque sorte, foutues. Chaque journée était plus éprouvante que la dernière, je n’ai rien dit, j’ai supporté, j’ai accepté, je ne pouvais me permettre d’être virée.
Je subissais ce que les autres filles enduraient en dix fois pire, si ce n’est plus. Chaque soir, en arrivant sur les lieux, j’avais une boule à la gorge qui enflait, grossissait au fur et à mesure que le jour laissait place à la nuit noire, aussi sombre que l’âme de mon embaucheur, puis au crépuscule, lorsque l’heure de fin de travail arrivait, j’avais l’impression de respirer à nouveau et, une fois dehors, je pleurais tout ce que je n’avais pas rejeté en vomissant dans les toilettes réservées au personnel, cette boucle se répétant chaque jour, cheque heure, chaque seconde.
Après deux mois, je n’en pouvais tout simplement plus et j’ai déposé ma lettre de démission en disant au patron que je porterais plainte. Son visage prit une soudaine tournure verte. Cette affaire serait mauvaise pour lui, avais-je compris lors de son long, très long discours dissuasif. Après une heure de discussions, il me remit un chèque d’une somme importante, le visage triomphant et avec la certitude que je ne parlerai pas, tandis que moi, je sortis hébétée de cet entretien, sans travail, vide, avec l’impression de m’être transformée en prostituée, et j’avais honte, tellement honte, c’en était paralysant. Je me suis mise à marcher jusqu’à mon casier, proche mais en même temps si loin quand je voyais le regard de mes collègues sur ma personne. Je rangeai dans un état second, les yeux dans le vide, la tête sur une autre planète, en oubliant, bien sûr, de me changer.
Je marchais le plus dignement possible vers la sortie, un demi-sourire sur les lèvres, faux, sans en attendre plus de mes soi-disant collègues que je n’avais de toute façon pas plus côtoyées que cela, étant solidaire de nature, quand une phrase murmurée atteignit mes oreilles : « Elle s’en va enfin celle-là ? Le directeur en a peut-être assez de son cul. » Je me stoppais. Pas un bruit de pas, de tissu, de discussion se fit entendre, le silence total. Mes jambes tremblaient, mes yeux s’humidifièrent. Je ne fis rien, je ne me retournais pas, je ne dis rien, mon cœur battait trop vite, je vis flou un quart de seconde, et restais sur place le temps d’une demie puis baissais la tête et partie presqu’en courant.
Je clopinais dans mes escarpins et ma jupe, tenue apparemment obligatoire dans ce travail mais fortement inconfortable pour marcher, d’après moi, dans les rues sales de ma ville pendant un temps parut infini.
Il était dix heures, le soleil tapait fort, les gens sur les terrasses m’observaient. Je fis escale chez une amie à moi, comme à mon habitude, pour me rafraîchir et rentrer souriante malgré les ombres mouvantes cachées au fond de mes yeux, mais ne dit-on pas que les yeux sont le reflet de l’âme ? La joie qu’il éprouva lorsque je lui montrai le chèque effaça tous mes doutes, enfin presque. Il voulait investir partout alors je lui laissai carte blanche. Je ne voulais plus voir cet argent, plus le toucher. Mon compagnon fut assez doué car à peine un an plus tard, on vivait plus aisément. Il me proposa de se marier mais je ne voulais pas. Je me sentais encore sale. Je me sens encore sale.
J’ai aussi, très rarement, des souvenirs de mon enfance, mais le plus marquant fut alors que j’avais presque dix-huit ans.
Je n’avais jamais été confrontée à la mort. Mon père avait une remarquable santé et mes grands-parents, je ne les avais jamais connus. Je me rappelle que c’était le soir. J’aimais beaucoup la nuit et les étoiles dans le ciel, la lune étincelante, le noir ébène, mais j’habitais dans une ville polluée à souhait avec les lampadaires qui, je m’en souviens encore maintenant, m’empêchaient de distinguer toutes les beautés cachées.
Je lisais dans ma chambre de l’appartement de mon père alors que ce dernier était parti pour la soirée chez des amis. Je me souviens du livre, que je n’ai plus pu rouvrir après, il parlait de magies, de sorciers, de dragons, d’elfes, un fantastique par excellence. C’était mon livre favori et je l’avais lu potentiellement une centaine de fois. Je me rappelle la sonnerie de téléphone, elle était macabre pourtant c’était la même depuis toujours ! La voix monotone, fatiguée, au bout du fil m’apprit la nouvelle. Je raccrochai lentement, en ayant grande peine à y croire et tremblante. Je dus attendre toute une nuit les yeux rands ouverts, à me questionner sur mille et une choses. Le lendemain, je pris mes peurs, mes clefs et le bus pour la rejoindre.
Une fois à l’hôpital, elle me regarda avec un sourire bienveillant, je m’assieds à ses côtés doucement et mis ses mains dans les miennes. Nous nous sommes regardées un long moment, sans un mot, seuls nos yeux communiquaient, laissant transparaître toutes nos émotions, enfin plutôt toutes mes émotions car les siennes étaient cachées sous un voile épais qui, maintenant, après réflexions, étaient sans doute de la douleur. Ce fût elle qui brisa le silence, presque religieux, de la salle :
– Je suis nostalgique du futur, commença-t-elle d’une voix rauque, éreintée.
-Ah bon pourquoi ?
-Je le sens partir loin de moi, je le sens filer entre mes doigts, et le rattraper me coûte trop d’énergie alors que je suis fatiguée, oui, si fatiguée, me répondit-elle me fermant les yeux.
Je m’éloignai d’elle en silence et en fronçant les sourcils, cherchant un sens à ses phrases venues si brutalement. Avant de fermer la porte lentement, la laissant se reposer tranquillement, je crus l’entendre murmurer « Je t’aime » doucement.
Le lendemain, ma mère s’en alla dans les étoiles.
J’ai été beaucoup affectée par ce que je considérais comme un abandon. Un jour, elle était joyeuse et vive, le lendemain je la voyais dans un drap blanc, dans une salle blanche, le teint blanc. Seules les roses rouges, amenées par ses amies, tranchaient avec ce décor si maladif, si impersonnel. Je me souvenais de tous ces moments passés avec elle, ces ballades que j’aurai dû faire, ces discussions que j’aurai dû avoir, ces câlins que j’ai manqué de faire, ces disputes que je n’aurai pas dû enclencher, ces mots envoyés, si blessants, mais que je ne pensais pourtant pas. J’ai manqué tant de choses mais en ai vécues tant d’autres.
Je ne l’ai pas pleurée. Mes yeux étaient aussi secs que le jour d’été où le premier jet de terre tomba sur sa tombe, je n’y arrivais tout simplement pas parce que je la revoyais, elle et son visage souriant qui avaient si bien vécus et vus tellement. Je n’ai pourtant pas eu le courage de déclamer mon discours, j’ai été paralysé, c’est comme si ce fut à ce moment-là, en voyant tellement de personnes pleurer après le laïus de sa meilleure amie que j’ai compris que c’était fini. Il n’y aurait plus de retour en arrière, plus d’espoir, ce n’était pas un rêve et encore moins un cauchemar, je n’allais plus la revoir derrière sa cuisine à faire des gâteaux qui seraient admirés et respectés par tout le quartier, par moi plus encore. Je n’allais plus la revoir en train de lire sur son canapé fétiche, en murmurant qu’elle s’arrêterait après le prochain chapitre, alors que le soir-même elle était encore là, son bouquin fini entre les mains, le visage désespéré après avoir, selon ses dires, perdue une journée entière. Je n’allais plus entendre le son de son accordéon, alors qu’elle avait sacrifié tant d’heures pour s’entraîner et se perfectionner. Plus rien.
Le lendemain, peut-être avant, peut-être après, tu m’es apparue pour la première fois et, un mois plus tard, un médecin a découvert ton existence, après une heure de discussions où je répondais essentiellement par des onomatopées, en fixant le sol d’un air morne. Il t’a décrit comme je te connaissais, a décrit tes actes et tes paroles, a décrit le moyen de te contrer. Il fallait être battante, déterminée, vouloir sortir de ce pas.
Tu en étais à tes prémices, et moi, naïve de me croire si forte.
Alors j’ai mes anti-dépresseurs tous les jours, à heure fixe, malgré les effets secondaires contraignants qui me donnaient des nausées affreuses. J’ai fait toutes les séances de psychologie malgré ta présence essayant de me contraindre de ne pas le faire. J’ai essayé mille et une choses, de l’hypnotisme en passant par la méditation, les recettes de grand-mère et surtout le sport.
Et puis un jour, je me suis levée et j’étais heureuse. Juste comme ça, heureuse. J’ai ouvert mes volets et, pour la première fois depuis deux ans, j’ai savouré la chaleur du soleil alors qu’elle m’était insupportable. J’ai mangé à ma faim sans faire énormément d’excès. Cela ne s’est pas fait en un jour mais tu as fini par être presque transparente.
Ma seule erreur fut d’arrêter trop tôt mes traitements. Je sentais que tu étais toujours là, en moi, de toute façon, tu le serais toujours, mais je sentais que tu pourrais revenir, pourtant j’ai écouté le médecin et j’ai continué ma vie.
J’en avais presque oublié ton nom, je me doutais un peu que tu étais revenue mais je n’en étais pas si sûre. Le premier rendez-vous avec le psychiatre, il y a dix ans de cela, finit par me rafraîchir totalement la mémoire.
Tu t’appelles Dépression, tu vis en moi, tu vis avec moi.
Je sais que je n’arriverai plus à changer. C’est insupportable mais je te sentirai toujours là, à mes côtés, plus ou moins perceptiblement. Mais je sais aussi que d’autres y sont arrivés là où j’ai fauté. Je sais aussi que rien n’est perdu, et que peut-être un jour, je retrouverai ma joie de vivre, toi près de moi, même si je ne me souviens même plus de la sensation qu’est sourire, en tout cas réellement.
La vie, ce n’est pas tout noir, tout blanc et l’espoir guide l’homme alors j’essaie de ne pas trop perdre de vue cette flamme, même si je la sens s’éloigner de plus en plus.
Adèle Lacharme, Lycée St-Joseph Pierre Rouge.
Tous les jours, je reste là, allongée dans un lit trop grand pour mon minuscule être, éveillée mais perdue dans le dédale immense des pensées qui me traversent, essayant d’oublier tes légers chuchotements qui, après, seront répétés, amplifiés jusqu’à ce que chacun de mes os soit imprégné de tes reproches. Tu me susurres des pensées sournoises qui m’incitent à semer la pagaille dans mon esprit, dans mon corps, dans mon âme. Je ferme les yeux pour te faire disparaître comme le ferait un enfant face au danger, face à la peur.
Je ne sais même pas si je t’aime, te hais. Je désire t’oublier, toi et tes paroles, quand tes baisers tranchants et mortels abîment ma peau, saignent mes bras, laissant les marques montrant ta présence en moi à jamais. Je crois n’être pour toi que le mur d’une caverne préhistorique, où tes doigts m’effleurent de rouge afin de créer le dessin complexe que pourraient être ses cicatrices.
Parfois, les prémices d’une détermination depuis longtemps perdue m’incitent à me lever, mais à chaque fois j’entends tes murmures autour de moi, tu me répètes que la vie est trop cruelle, que faire autre chose ne servirait à rien, tu me dis que le monde n’est pas fait pour moi.
Souvent, j’accepte ce caprice, sentant déjà le regret d’une journée passée à ne rien faire qu’exister, et, une fois la nuit venue, j’entends ta jumelle m’appeler, elle se prénomme Insomnie et me laisse éveillée, je sombre alors dans un océan de tristesse, là où les vagues de la nuit m’emportent au loin, cherchant mon phare depuis longtemps éteint.
Rarement, je réussis à me dompter et à rester debout. S’ensuit une bataille verbale où chacune des phrases que tu me prononces abaisse mon mental, détruit ma confiance en moi. Quand j’arrive à laisser tes paroles de côté, je sors de ma chambre. Je remarque toujours que tu aimes bien me suivre, être là à chaque instant de ma vie pitoyable.
Avant toi, j’ai eu ce qu’on pourrait appeler des relations sociales. J’aimais sortir, exister, me montrer, parader, danser, et toutes ces petites choses que l’être humain adore faire. Chaque sortie me remplissait de joie, chaque événement sportif m’excitait ! Je n‘avais en tête que les figures que j’enchaînais, j’étais prise de tremblements de trac sur scène mais c’était terriblement agréable d’entendre la foule applaudir à la fin. Sur le moment, je n’avais plus rien en tête et puis tu es revenue, juste après une chute affreuse m’empêchant de pouvoir pratiquer pendant un temps qui me parut infini. Les risques de ne plus jamais pouvoir faire de la gymnastique étaient élevés. Au bout de six mois de handicap, j’étais désespérée, je n’en pouvais plus, et puis miraculeusement j’ai guéri mais tu étais déjà ancrée en moi. Je ne saurais dire quand j’ai commencé à être morne avant une compétition, je ne saurais dire quand j’ai commencé à rater les entraînements, prise d’un excès de fainéantise intense, en ayant toujours une bonne excuse, je ne saurais dire quand j’ai totalement arrêté de venir, mais je ne saurais très bien situer la date du jour où j’ai été virée de mon club.
Après ça, je suis devenue bizarrement paranoïaque. J’avais peur de tout et de tout le monde. Je ne croyais en la vérité de personne sauf la tienne. Tu me chuchotais des détails sordides à propos de mes voisins, tu me forçais à me rendre compte à quel point les gens parlaient de moi. Je me suis mise à les entendre, à voit leur regard sur ma personne. Sortir est devenu insupportable. Chez moi, la vue de quelqu’un d’autre que toi me rendait anxieuse. Mon compagnon essayait de me calmer mais cela me rendait folle, tu me disais qu’il mentait, faux-semblants faisaient lois était ton mantra qui est vite devenu le mien. J’avais l’impression d’être une boule de chewing-gum accrochée au pied de mes amis, de mon partenaire. J’avais l’impression que plus le temps passait, plus ils voulaient me déloger. Les discussions tournaient en rond, inutiles, les disputes étaient de plus en plus violentes, et moi, j’avais de moins en moins envie de m’investir.
Ce jour-là il faisait froid, un décembre somme toute banal, un ami de longue date avait réussi à me faire sortir de chez moi par miracle, on avait mangé en silence, marché en silence, parlé en silence. Il m’a raconté au travers de ses yeux verts purs qu’il ne voulait pas être là, j’ai lu toute la pitié qu’il ressentait pour moi. J’ai compris avant d’arriver que celui avec lequel j’avais partagé tant de moments de joie mais aussi de colère et de tristesse était parti, sa voiture avait disparu. Toutes ses affaires s’étaient volatilisées laissant des blancs à jamais existants. Je n’ai rien dit, juste entendu mon ancien ami s’enfuir sous un crissement de pneus. Je ne les ai jamais revus.
Je me suis rendue compte, en regardant par la fenêtre entrouverte, les flocons volants dans une danse raffinée, j’étais à présent seule. Un poids invisible, depuis longtemps sur mes épaules, s’était envolé avec la brise, transformé en plume blanche et légère, j’ai été subitement prise d’une crise de larmes, petites perles salées que je n’avais plus vues depuis un certain temps. Je ne suis plus jamais sortie.
J’entendais tes murmures avant mais à partir de ce moment-là, tu as été une présence presque visible à côté de moi.
Tu es restée près de moi, je me suis accrochée à toi, j’ai fini par t’apprécier.
Il m’arrive, parfois, de penser à ma vie d’avant, me laissant un arrière-goût amer de regret, malgré le temps qui balaye les souvenirs de ma mémoire comme le vent avec les feuilles d’automne.
Je me rappelle les joies de sourire, la presque sensation d’aimer, mon envie d’apprendre insatiable. Je me rappelle mes cauchemars d’avants, mes cris horripilants et les bras réconfortant de mon amant. Il me chuchotait de respirer, d’oublier quelque chose dont j’avais fait exprès de taire à jamais, mais malgré ses paroles un brin réconfortantes, chaque soir une angoisse profonde me prenait, je savais ce qui m’attendait. Au bout de quelques années, j’ai fini par guérir grâce à lui, grâce aux autres, j’ai oublié en m’oubliant.
Je n’ai jamais osé lui en parler, lui parler des caresses forcées, des baisers mouillés, des mains baladeuses alors que je ne faisais que converser en bien de mon travail qui en était la cause.
C’était lors de ma jeunesse, quand la pauvreté nous restreignait à des choix brutaux. On vivait de peu du fait de la mort de nos proches mutuels mais on vivait heureux.
Un jour, alors que j’avais aux alentours de la trentaine, sans doute un peu moins, je réussis à trouver un travail plutôt bien payé dans une boîte de nuit. Je n’avais jamais été aussi heureuse. Le patron connaissait ma dépendance à ce travail, il savait que, sans lui, on devrait rendre l’appartement, nos vies seraient, en quelque sorte, foutues. Chaque journée était plus éprouvante que la dernière, je n’ai rien dit, j’ai supporté, j’ai accepté, je ne pouvais me permettre d’être virée.
Je subissais ce que les autres filles enduraient en dix fois pire, si ce n’est plus. Chaque soir, en arrivant sur les lieux, j’avais une boule à la gorge qui enflait, grossissait au fur et à mesure que le jour laissait place à la nuit noire, aussi sombre que l’âme de mon embaucheur, puis au crépuscule, lorsque l’heure de fin de travail arrivait, j’avais l’impression de respirer à nouveau et, une fois dehors, je pleurais tout ce que je n’avais pas rejeté en vomissant dans les toilettes réservées au personnel, cette boucle se répétant chaque jour, cheque heure, chaque seconde.
Après deux mois, je n’en pouvais tout simplement plus et j’ai déposé ma lettre de démission en disant au patron que je porterais plainte. Son visage prit une soudaine tournure verte. Cette affaire serait mauvaise pour lui, avais-je compris lors de son long, très long discours dissuasif. Après une heure de discussions, il me remit un chèque d’une somme importante, le visage triomphant et avec la certitude que je ne parlerai pas, tandis que moi, je sortis hébétée de cet entretien, sans travail, vide, avec l’impression de m’être transformée en prostituée, et j’avais honte, tellement honte, c’en était paralysant. Je me suis mise à marcher jusqu’à mon casier, proche mais en même temps si loin quand je voyais le regard de mes collègues sur ma personne. Je rangeai dans un état second, les yeux dans le vide, la tête sur une autre planète, en oubliant, bien sûr, de me changer.
Je marchais le plus dignement possible vers la sortie, un demi-sourire sur les lèvres, faux, sans en attendre plus de mes soi-disant collègues que je n’avais de toute façon pas plus côtoyées que cela, étant solidaire de nature, quand une phrase murmurée atteignit mes oreilles : « Elle s’en va enfin celle-là ? Le directeur en a peut-être assez de son cul. » Je me stoppais. Pas un bruit de pas, de tissu, de discussion se fit entendre, le silence total. Mes jambes tremblaient, mes yeux s’humidifièrent. Je ne fis rien, je ne me retournais pas, je ne dis rien, mon cœur battait trop vite, je vis flou un quart de seconde, et restais sur place le temps d’une demie puis baissais la tête et partie presqu’en courant.
Je clopinais dans mes escarpins et ma jupe, tenue apparemment obligatoire dans ce travail mais fortement inconfortable pour marcher, d’après moi, dans les rues sales de ma ville pendant un temps parut infini.
Il était dix heures, le soleil tapait fort, les gens sur les terrasses m’observaient. Je fis escale chez une amie à moi, comme à mon habitude, pour me rafraîchir et rentrer souriante malgré les ombres mouvantes cachées au fond de mes yeux, mais ne dit-on pas que les yeux sont le reflet de l’âme ? La joie qu’il éprouva lorsque je lui montrai le chèque effaça tous mes doutes, enfin presque. Il voulait investir partout alors je lui laissai carte blanche. Je ne voulais plus voir cet argent, plus le toucher. Mon compagnon fut assez doué car à peine un an plus tard, on vivait plus aisément. Il me proposa de se marier mais je ne voulais pas. Je me sentais encore sale. Je me sens encore sale.
J’ai aussi, très rarement, des souvenirs de mon enfance, mais le plus marquant fut alors que j’avais presque dix-huit ans.
Je n’avais jamais été confrontée à la mort. Mon père avait une remarquable santé et mes grands-parents, je ne les avais jamais connus. Je me rappelle que c’était le soir. J’aimais beaucoup la nuit et les étoiles dans le ciel, la lune étincelante, le noir ébène, mais j’habitais dans une ville polluée à souhait avec les lampadaires qui, je m’en souviens encore maintenant, m’empêchaient de distinguer toutes les beautés cachées.
Je lisais dans ma chambre de l’appartement de mon père alors que ce dernier était parti pour la soirée chez des amis. Je me souviens du livre, que je n’ai plus pu rouvrir après, il parlait de magies, de sorciers, de dragons, d’elfes, un fantastique par excellence. C’était mon livre favori et je l’avais lu potentiellement une centaine de fois. Je me rappelle la sonnerie de téléphone, elle était macabre pourtant c’était la même depuis toujours ! La voix monotone, fatiguée, au bout du fil m’apprit la nouvelle. Je raccrochai lentement, en ayant grande peine à y croire et tremblante. Je dus attendre toute une nuit les yeux rands ouverts, à me questionner sur mille et une choses. Le lendemain, je pris mes peurs, mes clefs et le bus pour la rejoindre.
Une fois à l’hôpital, elle me regarda avec un sourire bienveillant, je m’assieds à ses côtés doucement et mis ses mains dans les miennes. Nous nous sommes regardées un long moment, sans un mot, seuls nos yeux communiquaient, laissant transparaître toutes nos émotions, enfin plutôt toutes mes émotions car les siennes étaient cachées sous un voile épais qui, maintenant, après réflexions, étaient sans doute de la douleur. Ce fût elle qui brisa le silence, presque religieux, de la salle :
– Je suis nostalgique du futur, commença-t-elle d’une voix rauque, éreintée.
-Ah bon pourquoi ?
-Je le sens partir loin de moi, je le sens filer entre mes doigts, et le rattraper me coûte trop d’énergie alors que je suis fatiguée, oui, si fatiguée, me répondit-elle me fermant les yeux.
Je m’éloignai d’elle en silence et en fronçant les sourcils, cherchant un sens à ses phrases venues si brutalement. Avant de fermer la porte lentement, la laissant se reposer tranquillement, je crus l’entendre murmurer « Je t’aime » doucement.
Le lendemain, ma mère s’en alla dans les étoiles.
J’ai été beaucoup affectée par ce que je considérais comme un abandon. Un jour, elle était joyeuse et vive, le lendemain je la voyais dans un drap blanc, dans une salle blanche, le teint blanc. Seules les roses rouges, amenées par ses amies, tranchaient avec ce décor si maladif, si impersonnel. Je me souvenais de tous ces moments passés avec elle, ces ballades que j’aurai dû faire, ces discussions que j’aurai dû avoir, ces câlins que j’ai manqué de faire, ces disputes que je n’aurai pas dû enclencher, ces mots envoyés, si blessants, mais que je ne pensais pourtant pas. J’ai manqué tant de choses mais en ai vécues tant d’autres.
Je ne l’ai pas pleurée. Mes yeux étaient aussi secs que le jour d’été où le premier jet de terre tomba sur sa tombe, je n’y arrivais tout simplement pas parce que je la revoyais, elle et son visage souriant qui avaient si bien vécus et vus tellement. Je n’ai pourtant pas eu le courage de déclamer mon discours, j’ai été paralysé, c’est comme si ce fut à ce moment-là, en voyant tellement de personnes pleurer après le laïus de sa meilleure amie que j’ai compris que c’était fini. Il n’y aurait plus de retour en arrière, plus d’espoir, ce n’était pas un rêve et encore moins un cauchemar, je n’allais plus la revoir derrière sa cuisine à faire des gâteaux qui seraient admirés et respectés par tout le quartier, par moi plus encore. Je n’allais plus la revoir en train de lire sur son canapé fétiche, en murmurant qu’elle s’arrêterait après le prochain chapitre, alors que le soir-même elle était encore là, son bouquin fini entre les mains, le visage désespéré après avoir, selon ses dires, perdue une journée entière. Je n’allais plus entendre le son de son accordéon, alors qu’elle avait sacrifié tant d’heures pour s’entraîner et se perfectionner. Plus rien.
Le lendemain, peut-être avant, peut-être après, tu m’es apparue pour la première fois et, un mois plus tard, un médecin a découvert ton existence, après une heure de discussions où je répondais essentiellement par des onomatopées, en fixant le sol d’un air morne. Il t’a décrit comme je te connaissais, a décrit tes actes et tes paroles, a décrit le moyen de te contrer. Il fallait être battante, déterminée, vouloir sortir de ce pas.
Tu en étais à tes prémices, et moi, naïve de me croire si forte.
Alors j’ai mes anti-dépresseurs tous les jours, à heure fixe, malgré les effets secondaires contraignants qui me donnaient des nausées affreuses. J’ai fait toutes les séances de psychologie malgré ta présence essayant de me contraindre de ne pas le faire. J’ai essayé mille et une choses, de l’hypnotisme en passant par la méditation, les recettes de grand-mère et surtout le sport.
Et puis un jour, je me suis levée et j’étais heureuse. Juste comme ça, heureuse. J’ai ouvert mes volets et, pour la première fois depuis deux ans, j’ai savouré la chaleur du soleil alors qu’elle m’était insupportable. J’ai mangé à ma faim sans faire énormément d’excès. Cela ne s’est pas fait en un jour mais tu as fini par être presque transparente.
Ma seule erreur fut d’arrêter trop tôt mes traitements. Je sentais que tu étais toujours là, en moi, de toute façon, tu le serais toujours, mais je sentais que tu pourrais revenir, pourtant j’ai écouté le médecin et j’ai continué ma vie.
J’en avais presque oublié ton nom, je me doutais un peu que tu étais revenue mais je n’en étais pas si sûre. Le premier rendez-vous avec le psychiatre, il y a dix ans de cela, finit par me rafraîchir totalement la mémoire.
Tu t’appelles Dépression, tu vis en moi, tu vis avec moi.
Je sais que je n’arriverai plus à changer. C’est insupportable mais je te sentirai toujours là, à mes côtés, plus ou moins perceptiblement. Mais je sais aussi que d’autres y sont arrivés là où j’ai fauté. Je sais aussi que rien n’est perdu, et que peut-être un jour, je retrouverai ma joie de vivre, toi près de moi, même si je ne me souviens même plus de la sensation qu’est sourire, en tout cas réellement.
La vie, ce n’est pas tout noir, tout blanc et l’espoir guide l’homme alors j’essaie de ne pas trop perdre de vue cette flamme, même si je la sens s’éloigner de plus en plus.
Adèle Lacharme, Lycée St-Joseph Pierre Rouge.
Другой / L’Autre
16h56. Londres.
Dans la pièce baignée d’une obscure clarté, un homme au costume d’un noir de jais s’apprête à se lever et à prendre la parole sous les regards attentifs du public. Non loin de lui se tient une mince silhouette, la tête baissée.
Il tient ce qui semble être un manuscrit, le serre étroitement comme s’il craignait qu’il ne lui échappe. Une fois sûr que nul tremblement dans sa voix ne trahirait la nervosité soudaine qui l’envahit à cet instant, il s’avance sur le devant de la scène et proclame son intention de lire l’ouvrage :
« Je voudrais, conformément à la volonté de Miss Brown ici présente, au moyen de ce manuscrit rédigé de sa main, vous faire part des évènements récents tels qu’elle-même les a vécus. Elle souhaiterait que tous ici soient témoins de la vérité. »
Aucune objection ne vient troubler le lourd silence qui s’est abattu sur la pièce ; l’assemblée retient son souffle. Le temps semble ralentir alors que l’homme prend une inspiration et s’apprête à débuter sa tirade. Un rai de lumière vient alors inonder le visage blême de la femme, révélant son expression, indéfinissable. Elle a l’air à la fois serein et dévasté de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.
« Le court récit que je vais vous lire s’intitule « ДРУГОЙ ». Ce titre signifie « L’autre » dans la langue de Tolstoï.
« Je m’appelle Margaret Brown, j’ai 36 ans. J’ai écrit ce récit afin que ceux qui le liront comprennent pourquoi j’ai agi comme je l’ai fait. Je ne nie pas ma part de culpabilité, mais je voudrais que vous sachiez que je ne regrette pas mes actes, même si j’admets que j’ai parfois pu faire ce que certains qualifieraient de mauvais choix. Mais, je ne crois pas qu’il existe de bons ou mauvais choix, de même qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvais personnes ; je pense que nous et nos agissements sommes tous situés quelque part entre les deux. Certains me mépriseront en apprenant ce que j’ai fait ; mais aucune décision n’a jamais été prise à l’unanimité. Alors, j’ai simplement essayé de faire au mieux. Si vous éprouvez assez de compassion ou même de pitié envers moi, vous aurez le courage de la lire jusqu’au bout, et alors j’ose espérer que vous comprendrez pourquoi j’ai tenu à vous faire part de ce document que j’ai rédigé de mémoire. »
À ce moment précis, un bruit sourd se fait entendre, tirant les spectateurs de leur fascination muette. Margaret Brown est tombée à genoux, illustrant à la perfection la femme faisant face – bravement mais péniblement – aux choix qu’elle a dû faire décrits un instant plus tôt. Après une courte interruption, l’homme reprend sa lecture, redoublant d’éloquence :
« J’ai compris que le passé me rattrapait il y a quelques mois seulement. J’étais alors aide-soignante dans un hôpital privé à Southampton, dans le comté du Hampshire. Un soir, alors que je m’apprêtais à regagner mon domicile après une dure journée de travail, une légère bruine ruisselante sous un ciel gris et uniforme, j’aperçus un portefeuille de cuir sur les pavés. J’avais dans l’idée de le rendre à son propriétaire, même si j’avoue que l’idée de conserver la somme qu’il pouvait contenir m’a fugacement traversé l’esprit. Je l’ouvris donc dans le but de trouver un document quelconque qui m’informerait sur l’identité de son propriétaire. Mais étonnamment, il était presque vide. Il contenait juste une fleur séchée. C’était une fleur de myosotis d’un bleu pâle et laiteux. En la prenant dans ma main, je m’aperçus que le portefeuille contenait également un bout de papier froissé. Dessus, trois mots étaient tracés à l’encre noire : не забывайте меня. Étant d’origine russe, je pus saisir le sens de ces quelque mots : « ne m’oublie pas ». Je compris immédiatement que ces présents m’étaient destinés, bien que j’aurais plus que tout aimé croire à une coïncidence.
Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des mots, bien que, souvent, nous ne nous apercevions de son importance que lorsque nous en sommes privés. Un immense désarroi m’envahit à la lecture de ceux qui étaient inscrits sur ce lambeau de papier.
Comme je restais sans bouger, debout sous la pluie incessante, un homme entrouvrit sa porte et m’interpella :
– Que faites-vous dehors par ce temps ? Avez-vous besoin d’aide ? me demanda-t-il d’un air suspicieux.
– Non, je vous remercie, répondis-je en esquissant l’ébauche d’un sourire.
Je savais qu’il était imprudent de s’attarder dans les rues à la tombée de la nuit si tôt après la fin de la guerre, pour moi encore plus que pour les autres. Bien que l’Angleterre fût du côté des vainqueurs, nombreux étaient ceux qui n’approuvaient pas les conditions que nous avions imposées aux vaincus. De plus, n’importe quelle personne ayant un lien avec un des pays vaincus pouvait se voir accusée de haute trahison et infligée une lourde peine.
Cela faisait maintenant deux ans que la guerre était finie, mais je n’aurais pas été surprise d’apprendre qu’elle s’était terminée hier.
Nous l’appelions « La Noble Guerre », car nous croyions qu’elle était à l’image de nos objectifs, tandis que les vaincus (notamment l’URSS) la nommaient simplement « La Seconde Guerre Anglo-Soviétique ». Quand la guerre a éclaté, je me trouvais en URSS et je fus dans l’impossibilité de regagner l’Angleterre avant l’arrêt des combats. J’intégrai donc un réseau de résistants sur place dans le but d’aider le Royaume-Uni du mieux que je le pouvais. Nous choisîmes pour nom мятежный, ce qui signifie les Insoumis ; nous voulions que ce nom ait un lien avec l’URSS, pour rappeler à tous qu’elle serait la principale de nos agissements. Notre emblème était la fleur de myosotis, qui symbolise à la fois le souvenir et la loyauté.
Après la fin de la guerre et la mort du leader soviétique, nous nous étions promis de venir en aide à n’importe quel membre des Insoumis en difficulté et, bien que j’ai perdu tout contact avec eux ces dernières années, je compris immédiatement que l’heure était venue d’honorer ma promesse. Je glissai donc le portefeuille dans ma sacoche et me remis en marche. Une myriade de pensées tournoyait confusément dans mon esprit ; j’émis plusieurs hypothèses quant à la raison de cet avertissement.
Quand j’arrivai enfin devant l’appartement exigu que je prenais depuis peu à loyer, je trouvai la porte entrouverte. À l’intérieur, un homme m’attendait, debout dans le vestibule. Je le reconnus immédiatement : il s’agissait de James Wilson, plus connu sous le pseudonyme d’Attale. Il était mon supérieur hiérarchique au sein des Insoumis ; le commandant en second. Mon animosité prit alors le dessus sur mon soulagement de le revoir en vie :
– Que faites-vous ici ? l’apostrophai-je.
– Ne perdons pas de temps, Égide, répliqua-t-il d’un ton abrupt, employant mon pseudonyme. Le gouvernement britannique nous épie sans cesse, j’irai donc droit au but : nous avons été trahis. Notre leader, celui que nous appelions « l’Autre » et qui tirait les ficelle de notre organisation a révélé des informations confidentielles à l’ennemi.
– J’ai toujours su que cela arrivait un jour… Mais j’ai appris à apprécier la vie civile.
– Cette trahison nous met tous en danger. Vous savez à quel point le président Curwood nie l’aide que les résistants ont apportée depuis que le Royaume-Uni est sorti vainqueur du conflit et soi-disant devenu une démocratie. Il serait bien trop heureux de nous inculper. De plus, vos origines russes ne plaident pas en votre faveur, ajouta-t-il d’un ton ironique.
Je restai un moment plongée dans mes pensées, puis je relevai brusquement la tête.
– Avez-vous démasqué l’Autre ?
– Non. J’ai repris contact avec tous les membres possibles afin de tirer tout cela au clair. Malheureusement, beaucoup sont morts, emprisonnés ou en fuite. En plus, de vous et moi, je suis parvenu à rassembler deux autres résistants de votre connaissance.
– Qui sont-ils ?
– Éaque et votre sœur, Hellé.
Je restai sous le choc de cette révélation. J’étais furieuse contre Wilson de ne pas m’avoir prévenue plus tôt qu’il état en contact avec ma sœur, ainsi que contre son refus d’utiliser son nom, la considérant ainsi comme un simple outil au service de notre cause. Néanmoins, je ne lui fit pas part de mon irritation quand il m’informa de ses intentions :
– Demain, à 19h, je vous convoque à une assemblée, à notre ancien quartier général de Londres. Il y en a pour deux heures et demie de train ; je vous conseille de faire vite.
Il tourna alors les talons sans un regard en arrière, tel un comédien sortant de scène. Je suppose qu’il se mit en route immédiatement après ; pour ma part, je partis le soir-même. J’étais à la fois impatiente de revoir mes anciens camarades et inquiète à l’idée de ce qui m’attendait.
La réunion fut brève. J’échangeai à peine quelques mots avec ma sœur, Ava, avec qui j’avais eu des différents par le passé. J’avais simplement essayé de la tenir à l’écart des responsabilités qui m’accablaient, même si j’ai pu pour cela employer des moyens allant à l’encontre de sa volonté. Quant à Andreï Costner, « Éaque », d’origine russe comme moi, j’étais heureuse de le retrouver mais la joie accompagnant ces retrouvailles était tempérée par une profonde inquiétude. James Wilson nous interrogea sur nos activités durant les derniers mois, sans omettre de nous informer des siennes. Aucun de nous ne semblait avoir un quelconque intérêt à dévoiler des informations à l’ennemi mais, comme je m’en étais aperçue à maintes reprises, les apparences peuvent se révéler trompeuses.
Il nous fallait être extrêmement prudents, car les informations dévoilées au gouvernement soviétique pourraient très vite se révéler compromettantes pour nous. Nous décidâmes donc de nous rendre dans une base où pourraient se trouver des documents pouvant servir à démasquer l’Autre. Ayant été retenus en URSS jusqu’à la fin de la guerre, nous ne nous y étions jamais rendus, mais nos camarades qui l’utilisaient nous avaient à l’époque affirmé qu’il s’agissait d’un endroit sûr. Il ne restait plus qu’à espérer qu’il l’était encore. Étonnamment, je ne sentis aucun climat de suspicion entre nous, seulement de la solidarité.
L’opération était risquée, car depuis la fin de la guerre, les Médiateurs – chargés de maintenir l’ordre et de traquer toute personne susceptible d’avoir un lien avec un des pays vaincus – sillonnent les rues. Leur présence se traduit par des arrestations massives et un silence anormal planant là où ils passent.
Nous nous mîmes donc en route pour le refuge, censé se trouver à environ vingt minutes de marche. Par un heureux hasard, Wilson avait conservé la carte comportant l’itinéraire pour s’y rendre. Par précaution, nous empruntâmes les ruelles les plus sombres et les moins fréquentées de la ville. Néanmoins, quand nous fûmes obligés de traverser une grande place, mon inquiétude atteint son paroxysme : de grandes affiches étaient placardées sur les murs et les vitrines des échoppes. Dessus étaient imprimées une fleur de myosotis et, en-dessous, l’inscription suivante : les criminels ayant pactisé avec l’ennemi pendant la guerre et trahi leur patrie portent ce symbole félon, tatoué sur une partie de leur corps ou brodé sur leurs vêtements. Récompense importante promise à ceux qui accompliront leur devoir de citoyen en les livrant aux autorités.
Le nombre de Médiateurs patrouillant dans les rues était également bien supérieur à la normale.
Nous redoublâmes donc de vigilance et arrivâmes au refuge quelques minutes après. Je fus assaillie par un mauvais pressentiment quand je vis la porte grande ouverte, battant en raison du vent morne et gémissant. La suite des événements confirma mon intuition car l’intérieur avait récemment été saccagé : les meubles étaient renversés, le sol jonché de détritus et les documents que nous cherchions étaient introuvables. L’angoisse de savoir nos ennemis si proches nous fit prendre une décision hâtive : retourner au QG, qui était pour nous l’endroit le plus sûr de la ville.
Une fois arrivés là-bas, je décidai de mettre fin à tout cela une bonne fois pour toutes :
– Partez sans moi. Je suis lasse de cette mise en scène. Merci de m’avoir soutenue et d’avoir si longtemps mené les Insoumis en incarnant l’identité de l’Autre avec moi mais, maintenant, les masques doivent tomber et l’Autre doit quitter la scène.
– J’ai prévenu les Médiateurs de notre présence ici. Dépêchez-vous, ils arriveront d’une minute à l’autre. Je vous conseille d’aller demander l’asile à un pays étranger.
Puis je vis leur expression, d’abord stupéfaite, puis furibonde. Je ne leur laissai pas le temps d’exprimer leur ressentiment :
– Je suis désolée. Mes agissement pèsent trop lourd sur ma conscience. J’ai décidé de me livrer aux autorités, bien que je n’aurai sans doute pas la chance de bénéficier d’un procès équitable.
– Et ton serment ? Ne signifie-t-il donc rien pour toi ? répliqua froidement Wilson.
– Je suis désolée, répétai-je doucement.
Je vis alors Ava, les yeux emplis de larmes, et je m’obligeai à détourner le regard. Andreï me regarda alors avec un tel air de reproche que je me rapprochai de ma sœur et la serrai dans mes bras. Je me détournai ensuite sans un mot, me préparant à affronter les conséquences de mes actes.
Je ne regrette pas mon choix car, en me livrant à la justice, j’ai naïvement l’impression de payer en partie ma dette envers les innocents qui perdront la vie à cause des informations que j’ai livrées. Je me suis toujours montrée impitoyable quand je le devais, mais aujourd’hui je ne peux plus. J’ai espoir que vous ne retrouverez jamais mes camarades, car, à l’heure actuelle, ils se sont certainement exilés dans un pays étranger. Mon silence à propose de leur situation ne pourra pas aggraver ma peine, car je serais sans l’ombre d’un doute condamnée à mort – même si le gouvernement fera en sorte d’étouffer l’affaire – pour haute trahison envers mon pays et intelligence avec l’ennemi.
J’espère tout de même que mon entente avec le nouveau dirigeant soviétique impliquant la libération des membres des Insoumis emprisonnés en URSS tient toujours. Ainsi mon sacrifice n’aura pas été dérisoire, car c’est la raison pour laquelle j’ai trahi mon pays. Dans le cas contraire… de toute façon, il est trop tard pour me dérober à mon destin. »
Alors que l’on s’attend à entendre une salve d’applaudissements saluant la prestation du narrateur, rien ne prompte le silence qui s’est installé.
Margaret Brown relève alors la tête et son visage s’empreint d’une expression d’intense soulagement.
Et le maillet du juge tomba en même temps que son verdict : coupable.
Louise Sidobre, Lycée Saint Guilhem, Clermont-L’Hérault.
Dans la pièce baignée d’une obscure clarté, un homme au costume d’un noir de jais s’apprête à se lever et à prendre la parole sous les regards attentifs du public. Non loin de lui se tient une mince silhouette, la tête baissée.
Il tient ce qui semble être un manuscrit, le serre étroitement comme s’il craignait qu’il ne lui échappe. Une fois sûr que nul tremblement dans sa voix ne trahirait la nervosité soudaine qui l’envahit à cet instant, il s’avance sur le devant de la scène et proclame son intention de lire l’ouvrage :
« Je voudrais, conformément à la volonté de Miss Brown ici présente, au moyen de ce manuscrit rédigé de sa main, vous faire part des évènements récents tels qu’elle-même les a vécus. Elle souhaiterait que tous ici soient témoins de la vérité. »
Aucune objection ne vient troubler le lourd silence qui s’est abattu sur la pièce ; l’assemblée retient son souffle. Le temps semble ralentir alors que l’homme prend une inspiration et s’apprête à débuter sa tirade. Un rai de lumière vient alors inonder le visage blême de la femme, révélant son expression, indéfinissable. Elle a l’air à la fois serein et dévasté de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.
« Le court récit que je vais vous lire s’intitule « ДРУГОЙ ». Ce titre signifie « L’autre » dans la langue de Tolstoï.
« Je m’appelle Margaret Brown, j’ai 36 ans. J’ai écrit ce récit afin que ceux qui le liront comprennent pourquoi j’ai agi comme je l’ai fait. Je ne nie pas ma part de culpabilité, mais je voudrais que vous sachiez que je ne regrette pas mes actes, même si j’admets que j’ai parfois pu faire ce que certains qualifieraient de mauvais choix. Mais, je ne crois pas qu’il existe de bons ou mauvais choix, de même qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvais personnes ; je pense que nous et nos agissements sommes tous situés quelque part entre les deux. Certains me mépriseront en apprenant ce que j’ai fait ; mais aucune décision n’a jamais été prise à l’unanimité. Alors, j’ai simplement essayé de faire au mieux. Si vous éprouvez assez de compassion ou même de pitié envers moi, vous aurez le courage de la lire jusqu’au bout, et alors j’ose espérer que vous comprendrez pourquoi j’ai tenu à vous faire part de ce document que j’ai rédigé de mémoire. »
À ce moment précis, un bruit sourd se fait entendre, tirant les spectateurs de leur fascination muette. Margaret Brown est tombée à genoux, illustrant à la perfection la femme faisant face – bravement mais péniblement – aux choix qu’elle a dû faire décrits un instant plus tôt. Après une courte interruption, l’homme reprend sa lecture, redoublant d’éloquence :
« J’ai compris que le passé me rattrapait il y a quelques mois seulement. J’étais alors aide-soignante dans un hôpital privé à Southampton, dans le comté du Hampshire. Un soir, alors que je m’apprêtais à regagner mon domicile après une dure journée de travail, une légère bruine ruisselante sous un ciel gris et uniforme, j’aperçus un portefeuille de cuir sur les pavés. J’avais dans l’idée de le rendre à son propriétaire, même si j’avoue que l’idée de conserver la somme qu’il pouvait contenir m’a fugacement traversé l’esprit. Je l’ouvris donc dans le but de trouver un document quelconque qui m’informerait sur l’identité de son propriétaire. Mais étonnamment, il était presque vide. Il contenait juste une fleur séchée. C’était une fleur de myosotis d’un bleu pâle et laiteux. En la prenant dans ma main, je m’aperçus que le portefeuille contenait également un bout de papier froissé. Dessus, trois mots étaient tracés à l’encre noire : не забывайте меня. Étant d’origine russe, je pus saisir le sens de ces quelque mots : « ne m’oublie pas ». Je compris immédiatement que ces présents m’étaient destinés, bien que j’aurais plus que tout aimé croire à une coïncidence.
Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des mots, bien que, souvent, nous ne nous apercevions de son importance que lorsque nous en sommes privés. Un immense désarroi m’envahit à la lecture de ceux qui étaient inscrits sur ce lambeau de papier.
Comme je restais sans bouger, debout sous la pluie incessante, un homme entrouvrit sa porte et m’interpella :
– Que faites-vous dehors par ce temps ? Avez-vous besoin d’aide ? me demanda-t-il d’un air suspicieux.
– Non, je vous remercie, répondis-je en esquissant l’ébauche d’un sourire.
Je savais qu’il était imprudent de s’attarder dans les rues à la tombée de la nuit si tôt après la fin de la guerre, pour moi encore plus que pour les autres. Bien que l’Angleterre fût du côté des vainqueurs, nombreux étaient ceux qui n’approuvaient pas les conditions que nous avions imposées aux vaincus. De plus, n’importe quelle personne ayant un lien avec un des pays vaincus pouvait se voir accusée de haute trahison et infligée une lourde peine.
Cela faisait maintenant deux ans que la guerre était finie, mais je n’aurais pas été surprise d’apprendre qu’elle s’était terminée hier.
Nous l’appelions « La Noble Guerre », car nous croyions qu’elle était à l’image de nos objectifs, tandis que les vaincus (notamment l’URSS) la nommaient simplement « La Seconde Guerre Anglo-Soviétique ». Quand la guerre a éclaté, je me trouvais en URSS et je fus dans l’impossibilité de regagner l’Angleterre avant l’arrêt des combats. J’intégrai donc un réseau de résistants sur place dans le but d’aider le Royaume-Uni du mieux que je le pouvais. Nous choisîmes pour nom мятежный, ce qui signifie les Insoumis ; nous voulions que ce nom ait un lien avec l’URSS, pour rappeler à tous qu’elle serait la principale de nos agissements. Notre emblème était la fleur de myosotis, qui symbolise à la fois le souvenir et la loyauté.
Après la fin de la guerre et la mort du leader soviétique, nous nous étions promis de venir en aide à n’importe quel membre des Insoumis en difficulté et, bien que j’ai perdu tout contact avec eux ces dernières années, je compris immédiatement que l’heure était venue d’honorer ma promesse. Je glissai donc le portefeuille dans ma sacoche et me remis en marche. Une myriade de pensées tournoyait confusément dans mon esprit ; j’émis plusieurs hypothèses quant à la raison de cet avertissement.
Quand j’arrivai enfin devant l’appartement exigu que je prenais depuis peu à loyer, je trouvai la porte entrouverte. À l’intérieur, un homme m’attendait, debout dans le vestibule. Je le reconnus immédiatement : il s’agissait de James Wilson, plus connu sous le pseudonyme d’Attale. Il était mon supérieur hiérarchique au sein des Insoumis ; le commandant en second. Mon animosité prit alors le dessus sur mon soulagement de le revoir en vie :
– Que faites-vous ici ? l’apostrophai-je.
– Ne perdons pas de temps, Égide, répliqua-t-il d’un ton abrupt, employant mon pseudonyme. Le gouvernement britannique nous épie sans cesse, j’irai donc droit au but : nous avons été trahis. Notre leader, celui que nous appelions « l’Autre » et qui tirait les ficelle de notre organisation a révélé des informations confidentielles à l’ennemi.
– J’ai toujours su que cela arrivait un jour… Mais j’ai appris à apprécier la vie civile.
– Cette trahison nous met tous en danger. Vous savez à quel point le président Curwood nie l’aide que les résistants ont apportée depuis que le Royaume-Uni est sorti vainqueur du conflit et soi-disant devenu une démocratie. Il serait bien trop heureux de nous inculper. De plus, vos origines russes ne plaident pas en votre faveur, ajouta-t-il d’un ton ironique.
Je restai un moment plongée dans mes pensées, puis je relevai brusquement la tête.
– Avez-vous démasqué l’Autre ?
– Non. J’ai repris contact avec tous les membres possibles afin de tirer tout cela au clair. Malheureusement, beaucoup sont morts, emprisonnés ou en fuite. En plus, de vous et moi, je suis parvenu à rassembler deux autres résistants de votre connaissance.
– Qui sont-ils ?
– Éaque et votre sœur, Hellé.
Je restai sous le choc de cette révélation. J’étais furieuse contre Wilson de ne pas m’avoir prévenue plus tôt qu’il état en contact avec ma sœur, ainsi que contre son refus d’utiliser son nom, la considérant ainsi comme un simple outil au service de notre cause. Néanmoins, je ne lui fit pas part de mon irritation quand il m’informa de ses intentions :
– Demain, à 19h, je vous convoque à une assemblée, à notre ancien quartier général de Londres. Il y en a pour deux heures et demie de train ; je vous conseille de faire vite.
Il tourna alors les talons sans un regard en arrière, tel un comédien sortant de scène. Je suppose qu’il se mit en route immédiatement après ; pour ma part, je partis le soir-même. J’étais à la fois impatiente de revoir mes anciens camarades et inquiète à l’idée de ce qui m’attendait.
La réunion fut brève. J’échangeai à peine quelques mots avec ma sœur, Ava, avec qui j’avais eu des différents par le passé. J’avais simplement essayé de la tenir à l’écart des responsabilités qui m’accablaient, même si j’ai pu pour cela employer des moyens allant à l’encontre de sa volonté. Quant à Andreï Costner, « Éaque », d’origine russe comme moi, j’étais heureuse de le retrouver mais la joie accompagnant ces retrouvailles était tempérée par une profonde inquiétude. James Wilson nous interrogea sur nos activités durant les derniers mois, sans omettre de nous informer des siennes. Aucun de nous ne semblait avoir un quelconque intérêt à dévoiler des informations à l’ennemi mais, comme je m’en étais aperçue à maintes reprises, les apparences peuvent se révéler trompeuses.
Il nous fallait être extrêmement prudents, car les informations dévoilées au gouvernement soviétique pourraient très vite se révéler compromettantes pour nous. Nous décidâmes donc de nous rendre dans une base où pourraient se trouver des documents pouvant servir à démasquer l’Autre. Ayant été retenus en URSS jusqu’à la fin de la guerre, nous ne nous y étions jamais rendus, mais nos camarades qui l’utilisaient nous avaient à l’époque affirmé qu’il s’agissait d’un endroit sûr. Il ne restait plus qu’à espérer qu’il l’était encore. Étonnamment, je ne sentis aucun climat de suspicion entre nous, seulement de la solidarité.
L’opération était risquée, car depuis la fin de la guerre, les Médiateurs – chargés de maintenir l’ordre et de traquer toute personne susceptible d’avoir un lien avec un des pays vaincus – sillonnent les rues. Leur présence se traduit par des arrestations massives et un silence anormal planant là où ils passent.
Nous nous mîmes donc en route pour le refuge, censé se trouver à environ vingt minutes de marche. Par un heureux hasard, Wilson avait conservé la carte comportant l’itinéraire pour s’y rendre. Par précaution, nous empruntâmes les ruelles les plus sombres et les moins fréquentées de la ville. Néanmoins, quand nous fûmes obligés de traverser une grande place, mon inquiétude atteint son paroxysme : de grandes affiches étaient placardées sur les murs et les vitrines des échoppes. Dessus étaient imprimées une fleur de myosotis et, en-dessous, l’inscription suivante : les criminels ayant pactisé avec l’ennemi pendant la guerre et trahi leur patrie portent ce symbole félon, tatoué sur une partie de leur corps ou brodé sur leurs vêtements. Récompense importante promise à ceux qui accompliront leur devoir de citoyen en les livrant aux autorités.
Le nombre de Médiateurs patrouillant dans les rues était également bien supérieur à la normale.
Nous redoublâmes donc de vigilance et arrivâmes au refuge quelques minutes après. Je fus assaillie par un mauvais pressentiment quand je vis la porte grande ouverte, battant en raison du vent morne et gémissant. La suite des événements confirma mon intuition car l’intérieur avait récemment été saccagé : les meubles étaient renversés, le sol jonché de détritus et les documents que nous cherchions étaient introuvables. L’angoisse de savoir nos ennemis si proches nous fit prendre une décision hâtive : retourner au QG, qui était pour nous l’endroit le plus sûr de la ville.
Une fois arrivés là-bas, je décidai de mettre fin à tout cela une bonne fois pour toutes :
– Partez sans moi. Je suis lasse de cette mise en scène. Merci de m’avoir soutenue et d’avoir si longtemps mené les Insoumis en incarnant l’identité de l’Autre avec moi mais, maintenant, les masques doivent tomber et l’Autre doit quitter la scène.
– J’ai prévenu les Médiateurs de notre présence ici. Dépêchez-vous, ils arriveront d’une minute à l’autre. Je vous conseille d’aller demander l’asile à un pays étranger.
Puis je vis leur expression, d’abord stupéfaite, puis furibonde. Je ne leur laissai pas le temps d’exprimer leur ressentiment :
– Je suis désolée. Mes agissement pèsent trop lourd sur ma conscience. J’ai décidé de me livrer aux autorités, bien que je n’aurai sans doute pas la chance de bénéficier d’un procès équitable.
– Et ton serment ? Ne signifie-t-il donc rien pour toi ? répliqua froidement Wilson.
– Je suis désolée, répétai-je doucement.
Je vis alors Ava, les yeux emplis de larmes, et je m’obligeai à détourner le regard. Andreï me regarda alors avec un tel air de reproche que je me rapprochai de ma sœur et la serrai dans mes bras. Je me détournai ensuite sans un mot, me préparant à affronter les conséquences de mes actes.
Je ne regrette pas mon choix car, en me livrant à la justice, j’ai naïvement l’impression de payer en partie ma dette envers les innocents qui perdront la vie à cause des informations que j’ai livrées. Je me suis toujours montrée impitoyable quand je le devais, mais aujourd’hui je ne peux plus. J’ai espoir que vous ne retrouverez jamais mes camarades, car, à l’heure actuelle, ils se sont certainement exilés dans un pays étranger. Mon silence à propose de leur situation ne pourra pas aggraver ma peine, car je serais sans l’ombre d’un doute condamnée à mort – même si le gouvernement fera en sorte d’étouffer l’affaire – pour haute trahison envers mon pays et intelligence avec l’ennemi.
J’espère tout de même que mon entente avec le nouveau dirigeant soviétique impliquant la libération des membres des Insoumis emprisonnés en URSS tient toujours. Ainsi mon sacrifice n’aura pas été dérisoire, car c’est la raison pour laquelle j’ai trahi mon pays. Dans le cas contraire… de toute façon, il est trop tard pour me dérober à mon destin. »
Alors que l’on s’attend à entendre une salve d’applaudissements saluant la prestation du narrateur, rien ne prompte le silence qui s’est installé.
Margaret Brown relève alors la tête et son visage s’empreint d’une expression d’intense soulagement.
Et le maillet du juge tomba en même temps que son verdict : coupable.
Louise Sidobre, Lycée Saint Guilhem, Clermont-L’Hérault.