Pour sa quatrième édition, le concours propose le thème attendu du confinement. Une occasion de transcender les récents évènements ou de surprendre le lectorat en prenant une toute autre direction...
Éloge des Orchidées
Au petit matin, Louise émergea des abysses du sommeil dans lequel elle était plongée. Ce repos semblait avoir effacé de son visage toutes traces de vices. Elle était rayonnante de candeur. Il était difficile de croire que la veille, elle s'était évertuée à la corruption et au mal. Riche courtisane, Louise avait fleuri dans le terreau parisien de la dépravation. Elle aimait les hommes et avait su s'en faire aimer. Sa blancheur et sa sensualité étaient telles qu'on la surnommait l'Orchidée. Elle n'avait pas encore trente ans mais avait déjà acquis un épithète que toutes les parisiennes de son temps convoitaient : Libre. Plante sauvage, poussant sans tuteur, elle aurait préféré être arrachée plutôt que conduite.
Un craquement se fit entendre dans la pièce. S'éveillant, Louise pensa que l'un de ses amants venait de se lever pour la quitter.
– À bientôt ! murmura-t-elle sans que personne ne réponde.
Il y eut un nouveau craquement. Elle s'assoupit.
Lorsque le soleil fut trop grand dans la chambre pour espérer rester couchée, la courtisane ouvrit les yeux. Elle avait l'impression d'avoir dormi des siècles. En se relevant, elle fut surprise de remarquer qu'elle ne se trouvait pas dans sa chambre. Elle reconnaissait cet endroit, mais n'y était jamais venue. À vrai dire, elle avait l'impression qu'on avait mêlé plusieurs appartements où elle avait pu séjourner : la chambre était parfois celle d'Augustin Renoult, un jeune peintre qui l'admirait. Elle reconnut son lit, sur lequel elle était allongée, à demi-nue, et son chevet où reposaient des tubes de peintures. À d'autres instants, elle se croyait dans l'atelier d'Augustin, où étaient disposés un peu partout pinceaux et toiles. Toutes ces pièces n'en étaient finalement qu'un et elle découvrit une chambre plutôt étroite, très verticale, mais lumineuse. Les rayons du soleil y pénétraient par une large ouverture et venaient effleurer les murs blancs, avant de s'étendre dans le reste de la pièce. En face d'elle se dressait un paravant bleuté, sur lequel s'élevaient des roseaux et des joncs aux pigments verts, par-dessus quoi des grues aux corps grisés et aux ailes noires s'envolaient. Ces élégants oiseaux paraissaient jouer sous les fleurs tombantes d'un cerisier. Ils s'étaient certainement envolés du rideau de soie tiré à côté du paravant, car il y avait au-dessous un tas de plumes qui étaient réunies en un immense éventail. Dans toute la chambre, on avait disposé des vases et des assiettes en porcelaine blanche, colorées de paysages et de lettres calligraphiées. Des tapis aux motifs floraux recouvraient le sol et faisaient de l'endroit un petit jardin d'Asie. Il y avait un fauteuil en rotin, vert, à côté duquel trois bulbes de jacinthes étaient plantés dans un pot. Enfin, il y avait au sol, un magnifique kagami, posé sur sa face réfléchissante. Le dos du miroir était richement travaillé, laissant se profiler un pont surmonté de deux superbes dragons qui laissaient fleurir derrière eux des myosotis.
Louise trouva ce décor extrêmement charmant. Elle avait été prise, pendant sa longue observation de la chambre, d'une sorte de rêverie contemplative, ne songeant qu'au Japon et à ces estampes qu'elle avait parfois vu dans les salons. Pensive, elle s'imaginait déjà courir dans les joncs, près des cerisiers en fleurs, quand tout ce décor se mit à trembler. Les meubles, le plafond, le sol furent violemment secoués. Toute affolée, elle courut vers la porte et s'aperçut alors qu'aucun mur n'en était pourvu. Bien que les déplacements étaient rendus difficiles par les secousses, elle parvint à atteindre l'ouverture où passait la lumière. Elle s'y pencha mais le rayonnement était tel qu'elle fut trop éblouie pour pouvoir s'en servir d'issue. Les tremblements cessèrent. Elle se rassit sur son lit et comprit alors qu'elle était enfermée, confinée dans une chambre qui n'était pas la sienne. Quelques larmes coulèrent de son visage mais elle sécha bien vite, s'efforçant de penser qu'on la ferait sortir.
– Je ferais bien couler le temps, pensa-t-elle. Un Japon miniature s'offre à moi, je n'ai qu'à l'explorer.
Elle se leva et se mit à scruter attentivement tous les détails des vases, pour traverser l'Asie jusqu'à l'Empire du Soleil Levant; à caresser les joncs sur le paravent, comme pour mieux se les figurer dans ce voyage ; à s'enrouler dans la soie du rideau ; à sentir le voile enivrant dont se couvraient les jacinthes ; à se contempler longuement dans le miroir doré.
Décoiffés, ses cheveux étaient bruns et ondulaient jusque sous ses épaules. Elle avait enduit ses cils de Rimmel, faisant briller ses yeux noirs, au-dessus de ses joues rosées. Deux petites perles couvraient ses oreilles ajoutant de l'éclat à son regard. Elle se trouvait belle et jouait de son corps. Le kabuki lui rappela une discussion qu'elle avait eu la veille avec Augustin.
– Pourquoi n'avez-vous de cesse de vous observer ? lui avait-il demandé avec ironie. Ne craignez-vous pas le sort de Narcisse ?
– Eh bien Augustin, avait-elle répondu pleine de mépris, c'est parce que mon reflet vaut mieux que vos conversations. Si je dois être certaine de quelque chose, c'est que ne m'ennuierai jamais de moi-même.
En se remémorant cette scène, Louise se trouva magnifique. Sa réponse avait été si juste, si bien mesurée qu'elle n'y voyait que son triomphe et oubliait presque le jeune peintre. Lui, avait été très affligé par cette violente remarque et s'était trouvé incapable de répliquer par les mots. Il était demeuré silencieux et s'était laissé embrasser par cette femme qui venait de l'humilier. Augustin se sentait d'autant plus blessé qu'il admirait la beauté de Louise dont il pensait être aimé.
Soudain, une nouvelle vague de tremblements secoua la chambre. La courtisane fut violemment projetée au sol. Elle avait l'impression qu'une force supérieure à ce monde avait pris la pièce entre ses mains pour la secouer ou la déplacer violemment. Augustin apparaissait alors, dans son intelligence, vieilli avec une longue barbe grisonnante. Il semblait être ce dieu olympien qui s'était emparé de la chambre. Alors, tout s'arrêta et Augustin disparut de ses pensées. Elle fut très étonnée de constater que les vases, le paravent et même l'éventail n'avaient pas bougé malgré ce quasi-séisme. Le seul changement que Louise remarqua fut la métamorphose des jacinthes en orchidées. Inquiète, elle pensa alors qu'il était temps qu'elle sorte de là, que tout cela devait cesser. Elle était fatiguée de cet enfermement qui pourtant n'avait duré que quelques minutes mais qui dans son esprit s'était étendu pendant des années.
Elle retourna se reposer dans son lit et trouva au sol un morceau déchiré de washi, un papier japonais. Elle le prît dans les mains, le caressa et l'ouvrit. Il y avait de très beaux signes calligraphiés à l'encre noire, tenant sur une ligne. Juste au-dessous, au crayon il était écrit ce qui semblait être la traduction et qui tenait en trois vers :
Un craquement se fit entendre dans la pièce. S'éveillant, Louise pensa que l'un de ses amants venait de se lever pour la quitter.
– À bientôt ! murmura-t-elle sans que personne ne réponde.
Il y eut un nouveau craquement. Elle s'assoupit.
Lorsque le soleil fut trop grand dans la chambre pour espérer rester couchée, la courtisane ouvrit les yeux. Elle avait l'impression d'avoir dormi des siècles. En se relevant, elle fut surprise de remarquer qu'elle ne se trouvait pas dans sa chambre. Elle reconnaissait cet endroit, mais n'y était jamais venue. À vrai dire, elle avait l'impression qu'on avait mêlé plusieurs appartements où elle avait pu séjourner : la chambre était parfois celle d'Augustin Renoult, un jeune peintre qui l'admirait. Elle reconnut son lit, sur lequel elle était allongée, à demi-nue, et son chevet où reposaient des tubes de peintures. À d'autres instants, elle se croyait dans l'atelier d'Augustin, où étaient disposés un peu partout pinceaux et toiles. Toutes ces pièces n'en étaient finalement qu'un et elle découvrit une chambre plutôt étroite, très verticale, mais lumineuse. Les rayons du soleil y pénétraient par une large ouverture et venaient effleurer les murs blancs, avant de s'étendre dans le reste de la pièce. En face d'elle se dressait un paravant bleuté, sur lequel s'élevaient des roseaux et des joncs aux pigments verts, par-dessus quoi des grues aux corps grisés et aux ailes noires s'envolaient. Ces élégants oiseaux paraissaient jouer sous les fleurs tombantes d'un cerisier. Ils s'étaient certainement envolés du rideau de soie tiré à côté du paravant, car il y avait au-dessous un tas de plumes qui étaient réunies en un immense éventail. Dans toute la chambre, on avait disposé des vases et des assiettes en porcelaine blanche, colorées de paysages et de lettres calligraphiées. Des tapis aux motifs floraux recouvraient le sol et faisaient de l'endroit un petit jardin d'Asie. Il y avait un fauteuil en rotin, vert, à côté duquel trois bulbes de jacinthes étaient plantés dans un pot. Enfin, il y avait au sol, un magnifique kagami, posé sur sa face réfléchissante. Le dos du miroir était richement travaillé, laissant se profiler un pont surmonté de deux superbes dragons qui laissaient fleurir derrière eux des myosotis.
Louise trouva ce décor extrêmement charmant. Elle avait été prise, pendant sa longue observation de la chambre, d'une sorte de rêverie contemplative, ne songeant qu'au Japon et à ces estampes qu'elle avait parfois vu dans les salons. Pensive, elle s'imaginait déjà courir dans les joncs, près des cerisiers en fleurs, quand tout ce décor se mit à trembler. Les meubles, le plafond, le sol furent violemment secoués. Toute affolée, elle courut vers la porte et s'aperçut alors qu'aucun mur n'en était pourvu. Bien que les déplacements étaient rendus difficiles par les secousses, elle parvint à atteindre l'ouverture où passait la lumière. Elle s'y pencha mais le rayonnement était tel qu'elle fut trop éblouie pour pouvoir s'en servir d'issue. Les tremblements cessèrent. Elle se rassit sur son lit et comprit alors qu'elle était enfermée, confinée dans une chambre qui n'était pas la sienne. Quelques larmes coulèrent de son visage mais elle sécha bien vite, s'efforçant de penser qu'on la ferait sortir.
– Je ferais bien couler le temps, pensa-t-elle. Un Japon miniature s'offre à moi, je n'ai qu'à l'explorer.
Elle se leva et se mit à scruter attentivement tous les détails des vases, pour traverser l'Asie jusqu'à l'Empire du Soleil Levant; à caresser les joncs sur le paravent, comme pour mieux se les figurer dans ce voyage ; à s'enrouler dans la soie du rideau ; à sentir le voile enivrant dont se couvraient les jacinthes ; à se contempler longuement dans le miroir doré.
Décoiffés, ses cheveux étaient bruns et ondulaient jusque sous ses épaules. Elle avait enduit ses cils de Rimmel, faisant briller ses yeux noirs, au-dessus de ses joues rosées. Deux petites perles couvraient ses oreilles ajoutant de l'éclat à son regard. Elle se trouvait belle et jouait de son corps. Le kabuki lui rappela une discussion qu'elle avait eu la veille avec Augustin.
– Pourquoi n'avez-vous de cesse de vous observer ? lui avait-il demandé avec ironie. Ne craignez-vous pas le sort de Narcisse ?
– Eh bien Augustin, avait-elle répondu pleine de mépris, c'est parce que mon reflet vaut mieux que vos conversations. Si je dois être certaine de quelque chose, c'est que ne m'ennuierai jamais de moi-même.
En se remémorant cette scène, Louise se trouva magnifique. Sa réponse avait été si juste, si bien mesurée qu'elle n'y voyait que son triomphe et oubliait presque le jeune peintre. Lui, avait été très affligé par cette violente remarque et s'était trouvé incapable de répliquer par les mots. Il était demeuré silencieux et s'était laissé embrasser par cette femme qui venait de l'humilier. Augustin se sentait d'autant plus blessé qu'il admirait la beauté de Louise dont il pensait être aimé.
Soudain, une nouvelle vague de tremblements secoua la chambre. La courtisane fut violemment projetée au sol. Elle avait l'impression qu'une force supérieure à ce monde avait pris la pièce entre ses mains pour la secouer ou la déplacer violemment. Augustin apparaissait alors, dans son intelligence, vieilli avec une longue barbe grisonnante. Il semblait être ce dieu olympien qui s'était emparé de la chambre. Alors, tout s'arrêta et Augustin disparut de ses pensées. Elle fut très étonnée de constater que les vases, le paravent et même l'éventail n'avaient pas bougé malgré ce quasi-séisme. Le seul changement que Louise remarqua fut la métamorphose des jacinthes en orchidées. Inquiète, elle pensa alors qu'il était temps qu'elle sorte de là, que tout cela devait cesser. Elle était fatiguée de cet enfermement qui pourtant n'avait duré que quelques minutes mais qui dans son esprit s'était étendu pendant des années.
Elle retourna se reposer dans son lit et trouva au sol un morceau déchiré de washi, un papier japonais. Elle le prît dans les mains, le caressa et l'ouvrit. Il y avait de très beaux signes calligraphiés à l'encre noire, tenant sur une ligne. Juste au-dessous, au crayon il était écrit ce qui semblait être la traduction et qui tenait en trois vers :
« Un coup de pinceau
Un doux silence éternel -
Oh belle orchidée »
Ces derniers mots eurent un profond écho dans son coeur. Elle fût flattée de l'éloge qui était fait à l'orchidée, prenant ce vers comme un compliment fait à son égard. Elle ne songea pas au reste du poème et se ravit de se sentir belle. Elle tomba de nouveau dans une grande contemplation de son reflet dans le Kagame. À demi-nue drapée dans un kimono fleuri, elle était de dos, tenant le miroir d'une main , un vase à ses pieds. Elle se trouvait face au paravent, son autre main tombait au-dessus des orchidées. Ses cheveux avaient été réunis en un simple chignon. Si belle, Louise aurait fait rougir Vénus. Elle entendit un bruit venant de l'extérieur. Elle tourna la tête et remarqua que son lit avait disparu. Le mur face à elle était vide. Regardant de nouveau son reflet, elle entendit un écho qui venait près d'elle. Surgirent alors deux silhouettes qui semblaient l'observer au travers du mur. L'une d'elles la pointait du doigt puis montra le miroir. La courtisane était comme figée; elle ne put rien faire, rien dire. L'autre forme se pencha comme pour observer quelque chose sous le mur. Lorsque cette silhouette se relava, Louise qui jusqu'à présent n'entendait qu'un bourdonnement compris clairement ces mots : « La Dame au miroir ou Éloges des orchidées, Augustin Renoult, 1886. »
Théo Arbona Valez.
Théo Arbona Valez.
Domicile Revisité
Des années déjà qu'Hannah était déconnectée du monde extérieur. Il y aurait pu tout aussi bien y avoir un coup d'état, une catastrophe naturelle ou même une pandémie, qu'elle n'en aurait pas été informée.
Lorsqu'elle avait six ans, ses parents avaient pris la décision de venir s'installer au coeur d'une forêt de chênes secs, dans une immense demeure d'un autre siècle qui se dressait au milieu d'un jardin sauvage. Hannah en avait tout de suite adoré toutes les pièces, leur parquet verni qui grinçait à chaque pas, le cabinet de curiosité qui regorgeait de secrets, et même les salles de bain au carrelage en marbre vert foncé. Chaque placard en bois usé était un mystère poussiéreux ne demandant qu'à être percé. C'était aussi le meilleur endroit pour les parties de cache-cache avec ses cousins. Petit à petit, toute sa grande famille, oncles, tantes et grands-parents avaient emménagé dans l'immense manoir aux tourelles pointues. et aux longues fenêtres glacées. Dans une clairière un peu en retrait par rapport à la maison, ils avaient aménagé un joli verger. Les oiseaux y organisaient leurs festins, entre merles roucoulants et mésanges pilleuses, semant leurs plumes légères et duveteuses au printemps. Elles se déposaient sur le sommet des feuillages, comme des flocons de neige. Hannah les récoltait une à une, dans une petite boîte à sucreries en fer, peinte d'étoiles jaunes un peu écaillées. Puis elle enfouissait son précieux trésor dans une cavité sous une latte de parquet, dans l'ombre tiède de sa chambre. De temps en temps, accompagnée d'un cousin ou d'une cousine, Hannah se glissait dans la suite de sa grand-mère, dont l'accès leur était formellement interdit. Sur la pointe de leurs pieds nus contre le parquet verni, ils traversaient l'atmosphère épaisse de la pièce. Un rayon de soleil timide se glissait parfois entre les fentes des lourds rideaux en velours carmin, mettant en lumière tout une tranche de particules de poussière statique. Ils ouvraient les grands coffres à vêtements et enfouissaient leurs visages dans les robes parfumées de fleurs séchées et de feuilles mortes. Parfois, ils ouvraient les poudriers sur la coiffeuse et jouaient à se maquiller devant le miroir noirci, silencieusement, pour ne pas éveiller l'attention des adultes, fardant leurs joues d'enfants et leurs paupières fines comme des ailes de papillon. On aurait pu croire à un culte religieux, une cérémonie secrète.
Jamais Hannah n'avait été aussi heureuse qu'en ce lieu, chez elle, le seul endroit qu'elle connaissait vraiment.
Hannah avait appris la forêt par coeur au fil des années. Aujourd'hui encore, elle peut aisément tracer son chemin entre les chênes pour dénicher les meilleurs coins à champignons, ou les meilleurs ruisseaux gargouillants de toute la forêt. Il n'y a qu'un seul endroit où jamais elle ne remet les pieds.
Elle passe ses journées entières dans les fourrés, guettant les bêtes sauvages, écoutant le chant des oiseaux tandis qu'une lumière d'or liquide se glisse entre les branches pour pailleter se peau de lait. Hannah aime particulièrement observer les insectes qui courent le long des troncs d'arbres, se perdant dans les creux des écorces fatiguées, avec leurs petites ailes nacrées qui reflètent des lueurs turquoise comme des pierres précieuses qui se réuniraient en un curieux trésor. Elle ne les touche jamais qu'avec le regard, s'abîmant dans la contemplation de ce monde minuscule constitué d'un million d'entités différentes qui forment un tout sans cesse en mouvement. D'un côté elle les envie, d'être ensemble, d'être plusieurs, mais de l'autre ils l'effraient, parce qu'ils sont partout, dans tous les recoins de son chez-elle, glissés entre les fissures du bois, tapis dans le moindre coin d'ombre, comme attendant le jour ils pourront reprendre le dessus. Elle sait que ce jour-là, son corps leur sera rendu, qu'elle ne sera plus qu'un large festin. Mais cette idée est encore lointaine.
En toute saison, elle s'habille d'un short en jean usé et d'un débardeur blanc au fines bretelles. Elle croque de jolies pommes bien mûres et bien rouges à pleines dents, adossée à une branche d'un arbre dans lequel elle a grimpé comme un chat souple. Elle vagabonde dehors toute l'année, même en hiver, sous la neige, et elle n'a jamais froid. Quelque chose brûle en elle depuis très longtemps, lui cuisant les joues d'une couleur rosée, et faisant fonde la glace au contact de sa peau. Même ses cheveux corbeaux ébouriffé semblent avoir pris une teinte de charbon.
Au coucher du jour, elle retourne dans sa demeure couverte de lierre, avec des brindilles partout dans les cheveux et sur ses vêtements, retrouvant enfin la sécurité boisée et légèrement humide de son chez-soi. Endormie à même le sol, elle rêve toute la nuit des sensations de la journée, de l'odeur de la sève sucrée, du contact d'une fine pluie contre ses épaules nues, ou encore du vent se faufilant par les mailles de ses habits. Il lui semble les vivre véritablement une seconde fois.
Parfois, chez elle, Hannah croise un membre de sa famille, un cousin ou un parent qui passe devant elle sans la remarquer. Ils ne lui adressent plus jamais la parole, mais Hannah n'y attache pas d'importance. De toute façon, cela arrive de moins en moins.
Comme chaque journée ensoleillée, Hannah a aujourd'hui décidé de se baigner à la rivière. L'eau y est claire et pure, comme une étendue de diamants reflétant chaque étincelle de soleil au sommet de ses vaguelettes. Il lui suffit de s'enfoncer dans cette eau douce et fraîche sous un joli rayon de lumière, et d'apprécier le faible courant contra sa peau pour qu'elle se sente revivre. Hannah oublie tout ici, et elle adore oublier les choses qui ont trop de poids dans son ventre. À quoi bon partir ? À quoi bon sortir d'ici quand elle a tout ce qui lui suffit à cet endroit ? Elle ne veut pas voir le monde d'ailleurs. Tandis que sa chevelure noire se déploie dans l'eau comme un volute d'encre, Hannah songe qu'elle n'aurait pas pu imaginer une meilleure existence, entre la rivière et la forêt.
Elle va ensuite se sécher, étendue sur un tapis de feuilles, caressée par le soleil tiède de la matinée. Sa respiration se fait plus profonde et elle effleure le sommeil pendant un instant, un sourire apaisé flottant sur ses lèvres.
Quelques images rougeoyantes et troubles remontent à la surface de son esprit momentanément vulnérable. Elle ouvre grand les yeux à cet instant-là. Une brume enveloppe encore sa tête lourde. Hannah décide qu'il ne vaut mieux pas s'attarder au soleil. Elle prend le chemin de chez elle d'un pas léger, quoiqu'incertain. Un peu plus loin, une biche traverse le sentier avec une grâce silencieuse. Un tout petit instant, elle glisse son doux regard animé d'une braise dans celui d'Hannah, puis s'enfuit comme un coup de vent. Certaines choses s'entrechoquent dans le corps d'Hannah. Son souffle se coupe un demi-seconde, puis revient trop rapidement, trop saccadé. Un peu secouée, elle reprend sa route. Elle marche ainsi pendant plusieurs heures. Une migraine naît dans un coin de sa tête, prenant de l'ampleur petit à petit, jusqu'à marteler les parois de sa boîte crânienne. Elle s'arrête net entre deux chênes, haletante et fiévreuse. Hannah fait un tour complet sur elle-même. « Non, ce n'est pas possible », souffle-t-elle entre ses dents. Le chemin n'est pas du tout celui de l'habitude. Il y a quelque chose d'extrêmement anormal.
« Comment j'ai pu me perdre ? râle-t-elle, stupéfaite. Comment est-ce que... ? »
Le reste de sa phrase se perd dans sa gorge serrée. Elle ne pense plus correctement. Comme hypnotisée, elle fait encore quelques pas, et passe derrière un arbre noir. Son pied s'enfonce dans un tas de cendre. Ses yeux s'écarquillent. Ses pensée vrillent.
Devant elle, s'étale une immense clairière brûlée, recouverte de charbon. Hannah tombe à genoux, sans un bruit et se recroqueville sur le sol, dans un creux de la cendre, petite créature blessée et gémissante.
« Non, pas ici », chuchote-t-elle en boucle comme un vieux disque rayé, son corps se couvrant de sueur glacée. « Pas ici... ». Mais dans sa tête se rejouent déjà les événements d'une nuit d'août emplie d'étoiles filantes...
Nuit immense et dégagée. Rires dans la véranda. Chuchotements dans les chambres des enfants. Hannah est seule mais elle ne pleure pas. Elle est seule, et elle est punie de veillée. Qu'a-t-elle fait pour mériter ça ? Elle a voulu allumer un feu de cheminée en plein été. Les flammèches tremblotaient doucement dans l'âtre. Elle était fascinée. Mais maman n'était pas contente. Ah ça, non, pas contente du tout. Elle a un peu crié. Et maintenant, Hannah est toute seule. Mais ça ne fait rien parce que Hannah a un secret. Elle a un secret : tout à l'heure, quand personne ne regardait, elle a volé la petite boîte d'allumettes, pour l'emporter avec elle dans sa chambre...
Et maintenant, Hannah sanglote dans les bras de sa nouvelle maison, la forêt, où elle sera à tout jamais seule.
Maud Arguillere.
Lorsqu'elle avait six ans, ses parents avaient pris la décision de venir s'installer au coeur d'une forêt de chênes secs, dans une immense demeure d'un autre siècle qui se dressait au milieu d'un jardin sauvage. Hannah en avait tout de suite adoré toutes les pièces, leur parquet verni qui grinçait à chaque pas, le cabinet de curiosité qui regorgeait de secrets, et même les salles de bain au carrelage en marbre vert foncé. Chaque placard en bois usé était un mystère poussiéreux ne demandant qu'à être percé. C'était aussi le meilleur endroit pour les parties de cache-cache avec ses cousins. Petit à petit, toute sa grande famille, oncles, tantes et grands-parents avaient emménagé dans l'immense manoir aux tourelles pointues. et aux longues fenêtres glacées. Dans une clairière un peu en retrait par rapport à la maison, ils avaient aménagé un joli verger. Les oiseaux y organisaient leurs festins, entre merles roucoulants et mésanges pilleuses, semant leurs plumes légères et duveteuses au printemps. Elles se déposaient sur le sommet des feuillages, comme des flocons de neige. Hannah les récoltait une à une, dans une petite boîte à sucreries en fer, peinte d'étoiles jaunes un peu écaillées. Puis elle enfouissait son précieux trésor dans une cavité sous une latte de parquet, dans l'ombre tiède de sa chambre. De temps en temps, accompagnée d'un cousin ou d'une cousine, Hannah se glissait dans la suite de sa grand-mère, dont l'accès leur était formellement interdit. Sur la pointe de leurs pieds nus contre le parquet verni, ils traversaient l'atmosphère épaisse de la pièce. Un rayon de soleil timide se glissait parfois entre les fentes des lourds rideaux en velours carmin, mettant en lumière tout une tranche de particules de poussière statique. Ils ouvraient les grands coffres à vêtements et enfouissaient leurs visages dans les robes parfumées de fleurs séchées et de feuilles mortes. Parfois, ils ouvraient les poudriers sur la coiffeuse et jouaient à se maquiller devant le miroir noirci, silencieusement, pour ne pas éveiller l'attention des adultes, fardant leurs joues d'enfants et leurs paupières fines comme des ailes de papillon. On aurait pu croire à un culte religieux, une cérémonie secrète.
Jamais Hannah n'avait été aussi heureuse qu'en ce lieu, chez elle, le seul endroit qu'elle connaissait vraiment.
Hannah avait appris la forêt par coeur au fil des années. Aujourd'hui encore, elle peut aisément tracer son chemin entre les chênes pour dénicher les meilleurs coins à champignons, ou les meilleurs ruisseaux gargouillants de toute la forêt. Il n'y a qu'un seul endroit où jamais elle ne remet les pieds.
Elle passe ses journées entières dans les fourrés, guettant les bêtes sauvages, écoutant le chant des oiseaux tandis qu'une lumière d'or liquide se glisse entre les branches pour pailleter se peau de lait. Hannah aime particulièrement observer les insectes qui courent le long des troncs d'arbres, se perdant dans les creux des écorces fatiguées, avec leurs petites ailes nacrées qui reflètent des lueurs turquoise comme des pierres précieuses qui se réuniraient en un curieux trésor. Elle ne les touche jamais qu'avec le regard, s'abîmant dans la contemplation de ce monde minuscule constitué d'un million d'entités différentes qui forment un tout sans cesse en mouvement. D'un côté elle les envie, d'être ensemble, d'être plusieurs, mais de l'autre ils l'effraient, parce qu'ils sont partout, dans tous les recoins de son chez-elle, glissés entre les fissures du bois, tapis dans le moindre coin d'ombre, comme attendant le jour ils pourront reprendre le dessus. Elle sait que ce jour-là, son corps leur sera rendu, qu'elle ne sera plus qu'un large festin. Mais cette idée est encore lointaine.
En toute saison, elle s'habille d'un short en jean usé et d'un débardeur blanc au fines bretelles. Elle croque de jolies pommes bien mûres et bien rouges à pleines dents, adossée à une branche d'un arbre dans lequel elle a grimpé comme un chat souple. Elle vagabonde dehors toute l'année, même en hiver, sous la neige, et elle n'a jamais froid. Quelque chose brûle en elle depuis très longtemps, lui cuisant les joues d'une couleur rosée, et faisant fonde la glace au contact de sa peau. Même ses cheveux corbeaux ébouriffé semblent avoir pris une teinte de charbon.
Au coucher du jour, elle retourne dans sa demeure couverte de lierre, avec des brindilles partout dans les cheveux et sur ses vêtements, retrouvant enfin la sécurité boisée et légèrement humide de son chez-soi. Endormie à même le sol, elle rêve toute la nuit des sensations de la journée, de l'odeur de la sève sucrée, du contact d'une fine pluie contre ses épaules nues, ou encore du vent se faufilant par les mailles de ses habits. Il lui semble les vivre véritablement une seconde fois.
Parfois, chez elle, Hannah croise un membre de sa famille, un cousin ou un parent qui passe devant elle sans la remarquer. Ils ne lui adressent plus jamais la parole, mais Hannah n'y attache pas d'importance. De toute façon, cela arrive de moins en moins.
Comme chaque journée ensoleillée, Hannah a aujourd'hui décidé de se baigner à la rivière. L'eau y est claire et pure, comme une étendue de diamants reflétant chaque étincelle de soleil au sommet de ses vaguelettes. Il lui suffit de s'enfoncer dans cette eau douce et fraîche sous un joli rayon de lumière, et d'apprécier le faible courant contra sa peau pour qu'elle se sente revivre. Hannah oublie tout ici, et elle adore oublier les choses qui ont trop de poids dans son ventre. À quoi bon partir ? À quoi bon sortir d'ici quand elle a tout ce qui lui suffit à cet endroit ? Elle ne veut pas voir le monde d'ailleurs. Tandis que sa chevelure noire se déploie dans l'eau comme un volute d'encre, Hannah songe qu'elle n'aurait pas pu imaginer une meilleure existence, entre la rivière et la forêt.
Elle va ensuite se sécher, étendue sur un tapis de feuilles, caressée par le soleil tiède de la matinée. Sa respiration se fait plus profonde et elle effleure le sommeil pendant un instant, un sourire apaisé flottant sur ses lèvres.
Quelques images rougeoyantes et troubles remontent à la surface de son esprit momentanément vulnérable. Elle ouvre grand les yeux à cet instant-là. Une brume enveloppe encore sa tête lourde. Hannah décide qu'il ne vaut mieux pas s'attarder au soleil. Elle prend le chemin de chez elle d'un pas léger, quoiqu'incertain. Un peu plus loin, une biche traverse le sentier avec une grâce silencieuse. Un tout petit instant, elle glisse son doux regard animé d'une braise dans celui d'Hannah, puis s'enfuit comme un coup de vent. Certaines choses s'entrechoquent dans le corps d'Hannah. Son souffle se coupe un demi-seconde, puis revient trop rapidement, trop saccadé. Un peu secouée, elle reprend sa route. Elle marche ainsi pendant plusieurs heures. Une migraine naît dans un coin de sa tête, prenant de l'ampleur petit à petit, jusqu'à marteler les parois de sa boîte crânienne. Elle s'arrête net entre deux chênes, haletante et fiévreuse. Hannah fait un tour complet sur elle-même. « Non, ce n'est pas possible », souffle-t-elle entre ses dents. Le chemin n'est pas du tout celui de l'habitude. Il y a quelque chose d'extrêmement anormal.
« Comment j'ai pu me perdre ? râle-t-elle, stupéfaite. Comment est-ce que... ? »
Le reste de sa phrase se perd dans sa gorge serrée. Elle ne pense plus correctement. Comme hypnotisée, elle fait encore quelques pas, et passe derrière un arbre noir. Son pied s'enfonce dans un tas de cendre. Ses yeux s'écarquillent. Ses pensée vrillent.
Devant elle, s'étale une immense clairière brûlée, recouverte de charbon. Hannah tombe à genoux, sans un bruit et se recroqueville sur le sol, dans un creux de la cendre, petite créature blessée et gémissante.
« Non, pas ici », chuchote-t-elle en boucle comme un vieux disque rayé, son corps se couvrant de sueur glacée. « Pas ici... ». Mais dans sa tête se rejouent déjà les événements d'une nuit d'août emplie d'étoiles filantes...
Nuit immense et dégagée. Rires dans la véranda. Chuchotements dans les chambres des enfants. Hannah est seule mais elle ne pleure pas. Elle est seule, et elle est punie de veillée. Qu'a-t-elle fait pour mériter ça ? Elle a voulu allumer un feu de cheminée en plein été. Les flammèches tremblotaient doucement dans l'âtre. Elle était fascinée. Mais maman n'était pas contente. Ah ça, non, pas contente du tout. Elle a un peu crié. Et maintenant, Hannah est toute seule. Mais ça ne fait rien parce que Hannah a un secret. Elle a un secret : tout à l'heure, quand personne ne regardait, elle a volé la petite boîte d'allumettes, pour l'emporter avec elle dans sa chambre...
Et maintenant, Hannah sanglote dans les bras de sa nouvelle maison, la forêt, où elle sera à tout jamais seule.
Maud Arguillere.
Quelque part dans le monde
Comme un animal blessé j'erre au milieu de la foule. Quelque part en France. Quelque part dans le Monde. On me bouscule, on me marche sur les pieds. Personne ne me voit. Un mètre soixante-trois, cinquante kilogrammes. Seize étés, dix-sept hivers. Un moucheron vêtu d'un torchon. Un château de cartes ébranlé par le moindre souffle. Les cheveux gras, bruns. Les yeux verts, quoique rougeâtres après quelques pleurs. Les cordes vocales irritées, douloureuses à cause des cris. Ma mère morte lorsque je suis née, je lui ai sûrement enlevé la vie. À chaque pas, j'entends mon coeur se briser et mon âme tomber de plus en plus profondément dans le néant. Les larmes sèches sur mes joues pâles commencent à tirer et à se fissurer. J'oublie peu à peu qui je suis. Je ne sais même plus comme je m'appelle. Le regard dans le vide, j'avance. Mon sang bout dans mes veines et mon coeur hurle dans mes tempes. Ma main osseuse rouge, rouge du sang de mon père, mort, quelques mètres en arrière. Il est mort comme exemple, comme exemple que l'on doit se confiner, mais où se confiner quand nos maisons sont tombées ? Oublier. Je dois les oublier. Survivre. Je ne dois pas oublier de survivre. J'accélère, je cours pour fuir, fuir cette horreur, fuir ce cauchemar, fuir la faucheuse. Je marche à bout de souffle. Je dois manger. Je n'ai pas mangé depuis longtemps, peut-être un peu trop. Sur le bord de la route marche un chat. Une grosse pierre en main, je lui explose le crâne. Du sang gicle sur mon visage. Le sang se mélange à la boue créant une peinture presque belle. J'attrape un minuscule bout de chair que j'avale avec dégoût. Le boeuf est bien meilleur.
Je sens le regard des gens sur moi. Leurs regards me transpercent la peau et me laissent des cicatrices dorées. Mes mains et mon visage couverts de sang font peur. On avance, encore et encore et encore. Je ne sais pas où, je sais juste qu'on échappe aux démons, ceux qui tuent, ceux qui brisent, ceux qui dévorent, eux.
Un autre village abandonné. Des ruines, des bois, des corps, un morceau de miroir.
Ai-je le courage de me faire face ? Je ramasse le bout de lumière qui m'éblouit et le lève à ma hauteur. Le temps s'arrête, les bruits sont flous. Mon visage est couvert de boue et de sang. Une grande balafre me traverse la joue, ne me faisant mal que maintenant que je l'ai remarquée. Mes cheveux sont gras et en désordre. Ma main passant dedans comme un réconfort se rabaisse avec une poignée d'entre eux. Mes lèvres gercées se craquellent douloureusement. Mes yeux sont plus verts que les bois. Une larme, puis deux coulent sur ma joue se teintant de marron et de sang au cours de leur progression. Je pourris. On me percute l'épaule et les bruits redeviennent nets. Je lâche le miroir sous le choc et avance. Je me retourne tout de même et le ramasse, je voudrais me voir aussi lorsque la vie sera de retour. La nuit tombée, je m'allonge loin des autres. L'air est pur ce soir, les gaz dorment. Le ciel est beau ce soir, les étoiles dansent. J'allume une cigarette et la fumée danse devant mes yeux. Je pense, peut-être un peu trop. Je pense à l'avant-guerre. J'aimais. J'aimais peindre, j'aimais chanter, j'aimais rire, j'aimais le lit du vendredi soir, j'aimais l'air chaud en entrant dans une pièce, j'aimais les cicatrices des autres, j'aimais l'odeur du pain chaud le matin dans les boulangeries, j'aimais la vie. Nos maisons se sont écroulées aussi violemment que nos vies. On ne pensait pas vivre une autre guerre chimique. Je ne sais pas où je vais aller après tout ça. Ma famille est morte, ma maison n'est plus. Peut-être que demain une voiture me renversera, peu importe. Ça fera comme le verre d'eau que l'on renverse quand on a six ans. On ne pleure pas, on le remplace juste, ça ne change rien. La vie se meurt. Nos vies se meurent. Ma vie se meurt.
Des lunes passent, peut-être un peu trop. Une maison, puis deux, puis une trentaine. Nous étions une vingtaine à notre départ. Nous ne sommes plus que neuf. Certains sont tristement plus faibles que d'autres. Les mineurs sont placés chez les habitants volontaires dont la maison est correctement protégée des gaz. Un homme brun aux yeux bleus m'accueille. Il me nourrit plus qu'il ne faut. Viande, pain, légumes, tout un camaïeu s'offre à moi. Je sens alors mes joues reprendre des couleurs mais c'est invisible à cause de la boue et du sang sur mon visage. Quand mon repas est pris, il me dit d'aller prendre un bain et je l'écoute admettant être vraiment sale.
Il me suit avec un sourire innocent, peut-être un peu trop. J'enlève mon torchon avec gêne, peut-être un peu trop. Il me regarde encore, peut-être un peu trop. Il veut m'aider à me laver le visage. Je ne me laisse pas le choix. Ses mains s'occupent de mon visage, ses yeux de mon corps. Ils dévorent ma dépouille comme un festin destiné aux plus gourmets d'entre nous. Ses mains parcourent maintenant mon corps à la recherche d'une quelconque attention. Une larme parcourt ma joue à la recherche d'une quelconque attention aussi. Un papillon noir entre dans la cage de charbon. C'est la fin. Ses mains sèches agrippent mes hanches. Il me plaque sur un lit de béton armé. Il me fait du mal, peut-être un peu trop. Je hurle en silence. Ses griffes se plantent dans mon cou et son ombre m'enfonce dans le sol boueux. Je ne bouge plus. Je ne pense plus. Je ne vis plus. Je n'essaie pas de me défaire de lui. C'est trop dur de penser quand on ne comprend pas ce qu'il se passe. Les fleurs pourrissent, la vie fait volte-face. La mort me fait un signe de la main. La scène effraie les démons, mêmes les nôtres. Le bouffon du roi se moque de mon désespoir. Le corbeau hurle et le fantôme a peur. Les oiseaux ne chantent plus. Le métal froid de son rire cogne sur mon front. Mes oreilles bourdonnent. Ma bouche est sèche. Mon corps encore perlant rayonne, éclaircissant la sinistre pièce. Le rayon de soleil perçant le rideau est mon seul soutien, la seul chose ne pourrissant pas à cet instant précis.
Je ne sens plus mon corps lorsqu'il me lâche. Je n'ose pas bouger. Je n'oserai peut-être plus jamais. Je tremble, peut-être un peu trop. Le chasseur chassa et la proie mourut. C'est comme ça que l'histoire est écrite, les pages sont indéchirables et le livre imbrulable. C'est notre jardin d'Éden. Notre lieu de torture, nous, maudites âmes pécheresses.
Il fait nuit. Je n'ai toujours pas bougé. Mon bourreau dort lourdement. J'enfile mon torchon et mon miroir tombe de ma poche. Je me fige et le fixe. Je n'ai pas le courage de me regarder. Pas cette fois. Je marche lentement vers sa chambre accompagnée du bois grinçant.
Mon regard est doux lorsque je le vois. Il me fait penser à un enfant. Une âme seule qu'on aurait oublié de confier. J'ai pitié de lui. Il est la lune dans le jour, les feuilles marron au printemps, le vent du nord nous glaçant les os en hiver. Il est même plutôt plaisant. Ses cheveux bruns ondulés aux reflets blonds lui tombent sur les yeux que je dégage avec douceur du bout des doigts. Son nez légèrement bossu me fait penser à une montagne. Sa barbe naissante pique sûrement comme des ronces. Ses yeux bleus rappellent la profondeur des océans et la légèreté du ciel. Ses mains sèches musclées aux pensées perverses auraient pu être douces en d'autres circonstances. Ses démons s'enflamment à la lumière. Ses démons s'accroissent dans les abysses. Faire du mal aux autres le soulage. Violer leur coeur le soulage, pas que leur coeur d'ailleurs. Laisser leur cadavre sur le sol froid le soulage. Voir la lumière s'éteindre dans leurs yeux le soulage. Entendre leurs os se décomposer un par un le soulage. Goûter leurs larmes comme le meilleur des vins le soulage. Toucher leur âme et la laisser filer entre ses doigts le soulage aussi. Sa jouissance au prix de leur vie. Son envie au prix de leur humanité. Le vent souffle, le feu brûle et sa souffrance tue. L'oiseau blanc tombé dans la boue agonise. Le dragon de papier s'effrite.
Une grande inspiration. Je ferme les yeux. L'expiration extirpe toute douceur. Pas juste envers lui. Envers le monde, envers la beauté, envers le pur, envers l'Homme, envers la vie. J'ouvre les yeux. Mes yeux sont noirs, mon regard est vide, peut-être un peu trop. Je lève mon bras. Lentement. Mon miroir embrasse sa gorge comme les nuages. Il hurle en silence, lui aussi. Le tigre se noie. Je le regarde se vider de sa vie. Les yeux exorbités, couleur enfer. Le sang sur les draps blancs est beau. Le sang est rouge, les flammes sont noires, le démon est beau. Il est tellement paisible. Je l'envie, peut-être un peu trop. Je me regarde dans le miroir. Je souris, mes yeux s'embrument. Que l'amer devienne sucré. Je me tranche lentement la gorge. Je m'écroule et ferme les yeux avant qu'une larme ne coule. C'est si paisible, l'autre vie, peut-être un peu trop.
Je pensais que l'on devait échapper aux démons, pas se confiner chez eux.
Même les mauvaises herbes ne pousseront pas sur notre tombe, notre suicide est-il aussi glorieux qu'on l'espérait ?
Kaïko Barcons.
Je sens le regard des gens sur moi. Leurs regards me transpercent la peau et me laissent des cicatrices dorées. Mes mains et mon visage couverts de sang font peur. On avance, encore et encore et encore. Je ne sais pas où, je sais juste qu'on échappe aux démons, ceux qui tuent, ceux qui brisent, ceux qui dévorent, eux.
Un autre village abandonné. Des ruines, des bois, des corps, un morceau de miroir.
Ai-je le courage de me faire face ? Je ramasse le bout de lumière qui m'éblouit et le lève à ma hauteur. Le temps s'arrête, les bruits sont flous. Mon visage est couvert de boue et de sang. Une grande balafre me traverse la joue, ne me faisant mal que maintenant que je l'ai remarquée. Mes cheveux sont gras et en désordre. Ma main passant dedans comme un réconfort se rabaisse avec une poignée d'entre eux. Mes lèvres gercées se craquellent douloureusement. Mes yeux sont plus verts que les bois. Une larme, puis deux coulent sur ma joue se teintant de marron et de sang au cours de leur progression. Je pourris. On me percute l'épaule et les bruits redeviennent nets. Je lâche le miroir sous le choc et avance. Je me retourne tout de même et le ramasse, je voudrais me voir aussi lorsque la vie sera de retour. La nuit tombée, je m'allonge loin des autres. L'air est pur ce soir, les gaz dorment. Le ciel est beau ce soir, les étoiles dansent. J'allume une cigarette et la fumée danse devant mes yeux. Je pense, peut-être un peu trop. Je pense à l'avant-guerre. J'aimais. J'aimais peindre, j'aimais chanter, j'aimais rire, j'aimais le lit du vendredi soir, j'aimais l'air chaud en entrant dans une pièce, j'aimais les cicatrices des autres, j'aimais l'odeur du pain chaud le matin dans les boulangeries, j'aimais la vie. Nos maisons se sont écroulées aussi violemment que nos vies. On ne pensait pas vivre une autre guerre chimique. Je ne sais pas où je vais aller après tout ça. Ma famille est morte, ma maison n'est plus. Peut-être que demain une voiture me renversera, peu importe. Ça fera comme le verre d'eau que l'on renverse quand on a six ans. On ne pleure pas, on le remplace juste, ça ne change rien. La vie se meurt. Nos vies se meurent. Ma vie se meurt.
Des lunes passent, peut-être un peu trop. Une maison, puis deux, puis une trentaine. Nous étions une vingtaine à notre départ. Nous ne sommes plus que neuf. Certains sont tristement plus faibles que d'autres. Les mineurs sont placés chez les habitants volontaires dont la maison est correctement protégée des gaz. Un homme brun aux yeux bleus m'accueille. Il me nourrit plus qu'il ne faut. Viande, pain, légumes, tout un camaïeu s'offre à moi. Je sens alors mes joues reprendre des couleurs mais c'est invisible à cause de la boue et du sang sur mon visage. Quand mon repas est pris, il me dit d'aller prendre un bain et je l'écoute admettant être vraiment sale.
Il me suit avec un sourire innocent, peut-être un peu trop. J'enlève mon torchon avec gêne, peut-être un peu trop. Il me regarde encore, peut-être un peu trop. Il veut m'aider à me laver le visage. Je ne me laisse pas le choix. Ses mains s'occupent de mon visage, ses yeux de mon corps. Ils dévorent ma dépouille comme un festin destiné aux plus gourmets d'entre nous. Ses mains parcourent maintenant mon corps à la recherche d'une quelconque attention. Une larme parcourt ma joue à la recherche d'une quelconque attention aussi. Un papillon noir entre dans la cage de charbon. C'est la fin. Ses mains sèches agrippent mes hanches. Il me plaque sur un lit de béton armé. Il me fait du mal, peut-être un peu trop. Je hurle en silence. Ses griffes se plantent dans mon cou et son ombre m'enfonce dans le sol boueux. Je ne bouge plus. Je ne pense plus. Je ne vis plus. Je n'essaie pas de me défaire de lui. C'est trop dur de penser quand on ne comprend pas ce qu'il se passe. Les fleurs pourrissent, la vie fait volte-face. La mort me fait un signe de la main. La scène effraie les démons, mêmes les nôtres. Le bouffon du roi se moque de mon désespoir. Le corbeau hurle et le fantôme a peur. Les oiseaux ne chantent plus. Le métal froid de son rire cogne sur mon front. Mes oreilles bourdonnent. Ma bouche est sèche. Mon corps encore perlant rayonne, éclaircissant la sinistre pièce. Le rayon de soleil perçant le rideau est mon seul soutien, la seul chose ne pourrissant pas à cet instant précis.
Je ne sens plus mon corps lorsqu'il me lâche. Je n'ose pas bouger. Je n'oserai peut-être plus jamais. Je tremble, peut-être un peu trop. Le chasseur chassa et la proie mourut. C'est comme ça que l'histoire est écrite, les pages sont indéchirables et le livre imbrulable. C'est notre jardin d'Éden. Notre lieu de torture, nous, maudites âmes pécheresses.
Il fait nuit. Je n'ai toujours pas bougé. Mon bourreau dort lourdement. J'enfile mon torchon et mon miroir tombe de ma poche. Je me fige et le fixe. Je n'ai pas le courage de me regarder. Pas cette fois. Je marche lentement vers sa chambre accompagnée du bois grinçant.
Mon regard est doux lorsque je le vois. Il me fait penser à un enfant. Une âme seule qu'on aurait oublié de confier. J'ai pitié de lui. Il est la lune dans le jour, les feuilles marron au printemps, le vent du nord nous glaçant les os en hiver. Il est même plutôt plaisant. Ses cheveux bruns ondulés aux reflets blonds lui tombent sur les yeux que je dégage avec douceur du bout des doigts. Son nez légèrement bossu me fait penser à une montagne. Sa barbe naissante pique sûrement comme des ronces. Ses yeux bleus rappellent la profondeur des océans et la légèreté du ciel. Ses mains sèches musclées aux pensées perverses auraient pu être douces en d'autres circonstances. Ses démons s'enflamment à la lumière. Ses démons s'accroissent dans les abysses. Faire du mal aux autres le soulage. Violer leur coeur le soulage, pas que leur coeur d'ailleurs. Laisser leur cadavre sur le sol froid le soulage. Voir la lumière s'éteindre dans leurs yeux le soulage. Entendre leurs os se décomposer un par un le soulage. Goûter leurs larmes comme le meilleur des vins le soulage. Toucher leur âme et la laisser filer entre ses doigts le soulage aussi. Sa jouissance au prix de leur vie. Son envie au prix de leur humanité. Le vent souffle, le feu brûle et sa souffrance tue. L'oiseau blanc tombé dans la boue agonise. Le dragon de papier s'effrite.
Une grande inspiration. Je ferme les yeux. L'expiration extirpe toute douceur. Pas juste envers lui. Envers le monde, envers la beauté, envers le pur, envers l'Homme, envers la vie. J'ouvre les yeux. Mes yeux sont noirs, mon regard est vide, peut-être un peu trop. Je lève mon bras. Lentement. Mon miroir embrasse sa gorge comme les nuages. Il hurle en silence, lui aussi. Le tigre se noie. Je le regarde se vider de sa vie. Les yeux exorbités, couleur enfer. Le sang sur les draps blancs est beau. Le sang est rouge, les flammes sont noires, le démon est beau. Il est tellement paisible. Je l'envie, peut-être un peu trop. Je me regarde dans le miroir. Je souris, mes yeux s'embrument. Que l'amer devienne sucré. Je me tranche lentement la gorge. Je m'écroule et ferme les yeux avant qu'une larme ne coule. C'est si paisible, l'autre vie, peut-être un peu trop.
Je pensais que l'on devait échapper aux démons, pas se confiner chez eux.
Même les mauvaises herbes ne pousseront pas sur notre tombe, notre suicide est-il aussi glorieux qu'on l'espérait ?
Kaïko Barcons.
L'Appartement d'en face.
Aujourd'hui, ça fait dix ans. Et pourtant, pas de fleurs fraîches sur la table du salon, pas de plats de chez le traiteur dans le frigo. Juste un assourdissant silence qui rebondit sur les murs et sur le mobilier art déco. Dix ans de mariage écrasé dans le silence. Dix ans d'un mariage qui n'en est plus un.
– Non mais tu te rends compte ? Aucune nouvelle depuis le début du confinement, silence radio, le mec me zappe, quoi. Trois semaines, trois semaines, t'imagines ? Il est né avant l'audace celui-là, je te jure !
Le thé refroidit sur le plan de travail tandis que, accoudée à la fenêtre, j'écoute le monologue grésillant de Daisy dans le téléphone. Depuis que nous sommes tous cloitrés chez nous, elle appelle tous les jours pour me faire part de ses états d'âme et de sa vie trépidante de jeune célibataire de 31 ans ; à force, c'est devenu un peu comme un feuilleton quotidien qu'on suit à la télé.
– Et toi alors ma Clau', comment ça se passe ? me demande soudain mon amie au bout du fil.
J'ai envie de répondre que ça va, que tout va bien, parce qu'après tout c'est le cas, non ? Je suis confinée avec l'homme que j'aime, le télétravail fonctionne bien, et personne dans ma famille n'a été touché par le virus. Oui, tout va bien. C'est ce que je réponds à Daisy. Plus tard, après avoir raccroché, je m'enferme dans la salle de bains, et, comme chaque jour, j'effectue une inspection complète de mon corps. Je laisse mes doigts glisser sur mon cou, mes épaules, mes bras, et frémis au contact des tâches bleutées. J'appuie un petit peu dessus, d'abord légèrement puis plus fort, jusqu'à-ce que je sente la douleur. D'une main tremblante, je passe ensuite ma main dans mes cheveux roux, les plaquant sur mon crâne pour me dégager le visage : les traits creusés, les yeux vides, la peau pâle, je ressemble à une vieille poupée de chiffon qu'on aurait oublié au grenier. Je sens les larmes monter, et les essuie d'un geste rageur du bras. Je n'ai aucune raison de pleurer, ça serait un caprice, j'ai tout ce qu'il faut pour être heureuse. Tout à coup, le bruit de la porte d'entrée qui claque me fait sursauter. Je me rhabille en vitesse et sors de la pièce. Il est là, debout dans le salon, le sourire aux lèvres et l'air joyeux. Ses grandes mains pianotent sur son téléphone, ses épaules tombent et s'affaissent au fil de sa respiration. Il est beau, sa chemise et son pantalon bien coupés mettent en valeur sa carrure, et aucune mèche blonde ne dépasse des autres dans ses cheveux. Je le contemple, sans prononcer un mot, jusqu'à-ce qu'il s'aperçoive de ma présence.
– Ah, ma chérie, tu es là ! Je n'étais pas sûr que tu sois à la maison à cette heure-ci, tu n'es pas allée voir ta mère ? me dit-il en s'approchant de moi pour m'embrasser.
Comme à chaque fois, un frisson me parcourt l'échine quand il me prend dans ses bras, rien de désagréable, juste un picotement qui se propage dans tout mon corps. Je l'embrasse à mon tour avant de répondre :
– Non, Jérémie y est allé. Et toi, comment va ton père ?
Il s'écarte de moi et va s'asseoir dans le canapé en croisant les mains.
– Toujours aussi désagréable, aujourd'hui il a même cassé sa lampe de chevet de rage parce que la femme de ménage a encore annulé sa venue, c'est la troisième fois. Il m'a tanné avec ça toute l'après-midi ! m'explique-t-il d'un ton moqueur.
– Rien d'étonnant, tu connais ton père, je réponds en prenant un vinyle sur les étagères tout en relevant le couvercle de la platine.
Mais j'ai à peine le temps de sortir le disque de sa pochette que j'entends sa voix derrière moi :
– Non mais Claudia, tu veux vraiment mettre cette merde ? Ça fait longtemps que je sais que tu as des goûts qui font pitié, mais là... Je ne savais même pas que tu avais encore ce disque, enfin, si on peut appeler ça un disque... Jette-moi ça, ça fera du bien à nos oreilles !
– On pourrait peut-être le vendre ? Ça serait mieux que le jeter, c'est...
– Mais réfléchis deux minutes enfin, il me coupe en levant les yeux au ciel, qui voudrait acheter un truc aussi mauvais ? Tiens, mets plutôt celui-là, ajoute-t-il en désignant un disque posé à côté des enceintes.
Je lâche mon vinyle, que je laisse par terre, après tout c'est vrai, il n'était pas si bien que ça, et pose sur la platine celui qu'il m'a demandé. C'est un album des Rolling Stones, son groupe préféré. Dès les premières notes, il se lève et me prend par la main en me disant de danser avec lui. Il rit, oh comme j'aimais son rire ; si le soleil avait un bruit, ce serait sûrement celui-là. Nous dansons pendant une bonne demi-heure, les yeux pétillants, lui qui sert fort mes mains dans les siennes et moi qui ne voit plus rien à cause de mes cheveux qui se balancent devant mon visage. Je sens mon coeur battre dans ma poitrine, comme s'il y avait un instrument de plus dans la chanson, et ma tête se vide, mes pensées se mettent en pause. Je suis heureuse.
Les genoux repliés sur ma poitrine et mes bras m'entourant, je pleure en silence, prostrée à côté de ma table de chevet. Le sang coule encore sur ma tempe et glisse le long de ma joue, et je sens quelques gouttes venir s'échouer au coin de ma bouche. Le goût métallique me donne envie de vomir, les larmes me piquent les yeux et brouillent mon champ de vision, je n'y vois pas à deux mètres. J'entends des bruits de verre brisé dans l'appartement, je n'ose plus bouger, je ne sens même plus la douleur dans mon crâne, remplacée par une terreur silencieuse, qui me prend à la gorge. J'ai l'impression d'avoir la respiration coupée, l'air me manque, je me mets à suffoquer; Il faut que je sorte de la pièce, que je prenne un médicament, tout sauf rester assise sur ce sol froid. Difficilement, j'arrive à me lever, et marche en tremblant jusqu'à la porte. Chacun de mes pas est un effort, aligner mes pieds correctement l'un devant l'autre semble être devenu une épreuve. J'entre-baille la porte et laisse juste la place pour mon oeil. Il est là, assis dans le fauteuil du salon, entouré par des débris de verre divers. La télévision est allumée, j'en entends les bribes, «ça fait maintenant un mois que la France entière est confinée, le nombre de cas baisse malgré une situation toujours intenable d'après les soignants, nous recevons aujourd'hui...», je n'entends pas la suite, un puissant acouphène m'envahit le tympan. D'un geste automatique, je plaque ma main sur mon oreille en grimaçant, le son est assourdissant et bourdonne dans tout mon crâne, comme si une armée d'éléphants me piétinaient le cerveau. J'ai l'impression qu'on m'enfonce sous terre à coups de pioche, j'essaie de lutter mais sa force me paralyse. Quand enfin elle se calme, je reste quelques instants immobile, sonnée et fébrile comme si je venais de me battre. Je décide ensuite de sortir pour tenter d'aller dans la cuisine, mais il m'arrête en se levant d'un coup.
– Tu vas où comme ça ? me demande-t-il durement.
Ses yeux sont froids et ses lèvres sont pincées, c'est comme s'il s'était métamorphosé, comme à chaque fois, Docteur Jekyll et Master Hyde.
– Dans la cuisine, je voudrais prendre un Doliprane, j'ai un peu la migraine, je réponds en détournant les yeux.
– T'en as pas besoin, fais pas ta petite nature. Pourquoi tu te sens toujours obligée de jouer les fragiles ? Ça t'amuse ?
Je sens les larmes monter de nouveau, ma tête se remet à me faire mal, trop mal, je n'arrive plus à réfléchir.
– S'il te plaît... je veux juste en prendre un, un seul, et après on va regarder un film si tu veux, je...
Sa main vient m'interrompre en s'écrasant sur ma joue, envoyant valser mes lunettes sur le côté. Je sens ma douleur à la tempe revenir mais je ne dis rien, je reste immobile et remets mes lunettes en place sur mon nez qui, à leur contact, se met à me faire mal.
– Je t'ai dit non, t'es sourde ou tu le fais exprès ? Les médicaments c'est pour ceux qui ont des vraies douleurs, pas comme toi qui simule tout le temps.
Aucune émotion ne transparait sur mon visage, je le regarde dans les yeux en m'efforçant de ne rien lui laisser voir. Puis soudain, son ton change et il me demande jovialement :
– Tu veux du thé ? J'ai réussi à avoir la dernière boîte au supermarché, bon c'est du thé au citron mais ça fera l'affaire quand même, tu ne crois pas ?
Je hoche la tête lentement, et le suis dans la cuisine.
La suite est noire et épaisse, seul le bruit d'un chien qui aboie vient troubler le silence qui règne dans les rues. Je cours à perdre haleine, aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettent, jusqu'à-ce que mon manque d'endurance m'oblige à m'arrêter au coin d'une rue, juste à côté d'un parc fermé. Je m'adosse à un lampadaire et m'accroupis au pied de celui-ci en tentant de reprendre mon souffle, quand tout à coup une voix me hèle :
– Police ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Nous sommes en confinement général, madame !
Je relève la tête et voix deux policiers qui me toisent, les bras croisés.
– Écoutez-moi, je vous en prie, je ne pouvais pas rester chez moi, il y a... je commence, encore un peu essoufflée.
– C'est plutôt vous qui allez nous écouter, me coupe un des policiers d'un ton glacial, vous n'avez aucun droit de vous situer hors de chez vous à une heure pareille, et il est inutile de vous demander si vous avez une attestation, la réponse me semble évidente...
Je sens mon coeur se mettre à battre plus vite.
– Non, s'il vous plaît, vous ne comprenez pas, c'est mon mari, il... il m'a frappé, je me suis enfuie de mon appartement ! J'explique en me relevant.
Je vois les deux hommes se jeter un regard puis lever les yeux au ciel.
– Oui, oui, bien sûr, c'est pour ça que vous êtes assise ici et non au commissariat le plus proche ? N'essayez pas de nous balader, on va vous ramener chez vous et ça vous fera 135 euros d'amende, m'annonce le deuxième en s'approchant de moi pour me prendre par le bras.
Tétanisée, je ne réponds rien et me laisser faire. J'ai l'impression d'observer la scène d'en dehors de mon corps, comme si je me regardais me faire arrêter. Cette étrange sensation dure jusqu'à ce qu'ils me déposent devant mon immeuble, après avoir pris mes coordonnées pour m'envoyer la verbalisation. Je monte les étages comme une automate, et une fois sur le palier, je pousse la porte de mon appartement d'un geste morne. Je m'avance dans le salon, il est là, debout devant la fenêtre. Il doit sûrement sentir ma présence parce qu'il se retourne, et je vois dans ses yeux un éclair de rage qui avoie ses pupilles claires. Il me parle mais je n'entends pas, mes yeux se ferment, je ne veux pas le voir, ce n'est pas lui. Et le coup me saisit au visage, droit, puissant, et me fais basculer. Je tombe sur le sol, les yeux toujours ouverts, sans pour autant parvenir à vois quoi que ce soit. Ma vision ne me répond plus, de même que mes mains et mes jambes. J'essaie de parler, de dire quelque chose, mais aucun son n'arrive à franchir mes lèvres. Dans un lointain brouillard, je l'entends crier, il me dit de me relever, que je cache bien mon jeu, mais que ça ne marchera pas avec lui. Je le sens soudain me saisir le bras, le serrer à m'en couper la circulation, et tenter de me remettre debout. Mais je ne suis plus qu'un jouet désactivé, une poupée désarticulée, mon esprit a quitté mon corps. Il me lâche alors et je retombe brutalement sur le sol, mais je ne sens rien, ni ma tête qui heurte le carrelage, ni le froid de celui-ci. Je tourne mes yeux vers lui, tout est flou mais je distingue sa silhouette au-dessus de moi, qui me regarde. Et j'arrive à esquisser un sourire, petit, faible, mais un sourire sincère.
– T'imagine même pas comment je suis contente rien que d'être sur votre palier ! Je te jure, j'en pouvais plus de ce confinement, alors depuis qu'ils l'ont arrêté, même les actions les plus insignifiantes me paraissent extraordinaires ! Enfin bref, Claudia est là ? Elle ne répond ni à mes textos ni à mes appels donc je me suis dit que j'allais passer directement chez vous !
– Ah tu tombes mal Daisy, elle est partie ce matin voir sa soeur à Lyon ! Et elle a cassé son téléphone, c'est pour ça qu'elle ne te répond pas, et ne sais pas quand elle reçoit le nouveau.
– La galère, quoi ! Bon, tant pis, tu sais quand elle revient ?
– Elle ne m'a pas dit, elle avait vraiment envie de changer d'air après avoir passé tout ce temps enfermée, j'aurais aimé aller avec elle mais avec le boulot, tu connais... Je te tiens au courant quand j'ai des nouvelles, si tu veux !
– Super, merci, t'assures ! Elle a de la chance d'avoir un mari comme toi ! À bientôt alors !
– Non mais tu te rends compte ? Aucune nouvelle depuis le début du confinement, silence radio, le mec me zappe, quoi. Trois semaines, trois semaines, t'imagines ? Il est né avant l'audace celui-là, je te jure !
Le thé refroidit sur le plan de travail tandis que, accoudée à la fenêtre, j'écoute le monologue grésillant de Daisy dans le téléphone. Depuis que nous sommes tous cloitrés chez nous, elle appelle tous les jours pour me faire part de ses états d'âme et de sa vie trépidante de jeune célibataire de 31 ans ; à force, c'est devenu un peu comme un feuilleton quotidien qu'on suit à la télé.
– Et toi alors ma Clau', comment ça se passe ? me demande soudain mon amie au bout du fil.
J'ai envie de répondre que ça va, que tout va bien, parce qu'après tout c'est le cas, non ? Je suis confinée avec l'homme que j'aime, le télétravail fonctionne bien, et personne dans ma famille n'a été touché par le virus. Oui, tout va bien. C'est ce que je réponds à Daisy. Plus tard, après avoir raccroché, je m'enferme dans la salle de bains, et, comme chaque jour, j'effectue une inspection complète de mon corps. Je laisse mes doigts glisser sur mon cou, mes épaules, mes bras, et frémis au contact des tâches bleutées. J'appuie un petit peu dessus, d'abord légèrement puis plus fort, jusqu'à-ce que je sente la douleur. D'une main tremblante, je passe ensuite ma main dans mes cheveux roux, les plaquant sur mon crâne pour me dégager le visage : les traits creusés, les yeux vides, la peau pâle, je ressemble à une vieille poupée de chiffon qu'on aurait oublié au grenier. Je sens les larmes monter, et les essuie d'un geste rageur du bras. Je n'ai aucune raison de pleurer, ça serait un caprice, j'ai tout ce qu'il faut pour être heureuse. Tout à coup, le bruit de la porte d'entrée qui claque me fait sursauter. Je me rhabille en vitesse et sors de la pièce. Il est là, debout dans le salon, le sourire aux lèvres et l'air joyeux. Ses grandes mains pianotent sur son téléphone, ses épaules tombent et s'affaissent au fil de sa respiration. Il est beau, sa chemise et son pantalon bien coupés mettent en valeur sa carrure, et aucune mèche blonde ne dépasse des autres dans ses cheveux. Je le contemple, sans prononcer un mot, jusqu'à-ce qu'il s'aperçoive de ma présence.
– Ah, ma chérie, tu es là ! Je n'étais pas sûr que tu sois à la maison à cette heure-ci, tu n'es pas allée voir ta mère ? me dit-il en s'approchant de moi pour m'embrasser.
Comme à chaque fois, un frisson me parcourt l'échine quand il me prend dans ses bras, rien de désagréable, juste un picotement qui se propage dans tout mon corps. Je l'embrasse à mon tour avant de répondre :
– Non, Jérémie y est allé. Et toi, comment va ton père ?
Il s'écarte de moi et va s'asseoir dans le canapé en croisant les mains.
– Toujours aussi désagréable, aujourd'hui il a même cassé sa lampe de chevet de rage parce que la femme de ménage a encore annulé sa venue, c'est la troisième fois. Il m'a tanné avec ça toute l'après-midi ! m'explique-t-il d'un ton moqueur.
– Rien d'étonnant, tu connais ton père, je réponds en prenant un vinyle sur les étagères tout en relevant le couvercle de la platine.
Mais j'ai à peine le temps de sortir le disque de sa pochette que j'entends sa voix derrière moi :
– Non mais Claudia, tu veux vraiment mettre cette merde ? Ça fait longtemps que je sais que tu as des goûts qui font pitié, mais là... Je ne savais même pas que tu avais encore ce disque, enfin, si on peut appeler ça un disque... Jette-moi ça, ça fera du bien à nos oreilles !
– On pourrait peut-être le vendre ? Ça serait mieux que le jeter, c'est...
– Mais réfléchis deux minutes enfin, il me coupe en levant les yeux au ciel, qui voudrait acheter un truc aussi mauvais ? Tiens, mets plutôt celui-là, ajoute-t-il en désignant un disque posé à côté des enceintes.
Je lâche mon vinyle, que je laisse par terre, après tout c'est vrai, il n'était pas si bien que ça, et pose sur la platine celui qu'il m'a demandé. C'est un album des Rolling Stones, son groupe préféré. Dès les premières notes, il se lève et me prend par la main en me disant de danser avec lui. Il rit, oh comme j'aimais son rire ; si le soleil avait un bruit, ce serait sûrement celui-là. Nous dansons pendant une bonne demi-heure, les yeux pétillants, lui qui sert fort mes mains dans les siennes et moi qui ne voit plus rien à cause de mes cheveux qui se balancent devant mon visage. Je sens mon coeur battre dans ma poitrine, comme s'il y avait un instrument de plus dans la chanson, et ma tête se vide, mes pensées se mettent en pause. Je suis heureuse.
Les genoux repliés sur ma poitrine et mes bras m'entourant, je pleure en silence, prostrée à côté de ma table de chevet. Le sang coule encore sur ma tempe et glisse le long de ma joue, et je sens quelques gouttes venir s'échouer au coin de ma bouche. Le goût métallique me donne envie de vomir, les larmes me piquent les yeux et brouillent mon champ de vision, je n'y vois pas à deux mètres. J'entends des bruits de verre brisé dans l'appartement, je n'ose plus bouger, je ne sens même plus la douleur dans mon crâne, remplacée par une terreur silencieuse, qui me prend à la gorge. J'ai l'impression d'avoir la respiration coupée, l'air me manque, je me mets à suffoquer; Il faut que je sorte de la pièce, que je prenne un médicament, tout sauf rester assise sur ce sol froid. Difficilement, j'arrive à me lever, et marche en tremblant jusqu'à la porte. Chacun de mes pas est un effort, aligner mes pieds correctement l'un devant l'autre semble être devenu une épreuve. J'entre-baille la porte et laisse juste la place pour mon oeil. Il est là, assis dans le fauteuil du salon, entouré par des débris de verre divers. La télévision est allumée, j'en entends les bribes, «ça fait maintenant un mois que la France entière est confinée, le nombre de cas baisse malgré une situation toujours intenable d'après les soignants, nous recevons aujourd'hui...», je n'entends pas la suite, un puissant acouphène m'envahit le tympan. D'un geste automatique, je plaque ma main sur mon oreille en grimaçant, le son est assourdissant et bourdonne dans tout mon crâne, comme si une armée d'éléphants me piétinaient le cerveau. J'ai l'impression qu'on m'enfonce sous terre à coups de pioche, j'essaie de lutter mais sa force me paralyse. Quand enfin elle se calme, je reste quelques instants immobile, sonnée et fébrile comme si je venais de me battre. Je décide ensuite de sortir pour tenter d'aller dans la cuisine, mais il m'arrête en se levant d'un coup.
– Tu vas où comme ça ? me demande-t-il durement.
Ses yeux sont froids et ses lèvres sont pincées, c'est comme s'il s'était métamorphosé, comme à chaque fois, Docteur Jekyll et Master Hyde.
– Dans la cuisine, je voudrais prendre un Doliprane, j'ai un peu la migraine, je réponds en détournant les yeux.
– T'en as pas besoin, fais pas ta petite nature. Pourquoi tu te sens toujours obligée de jouer les fragiles ? Ça t'amuse ?
Je sens les larmes monter de nouveau, ma tête se remet à me faire mal, trop mal, je n'arrive plus à réfléchir.
– S'il te plaît... je veux juste en prendre un, un seul, et après on va regarder un film si tu veux, je...
Sa main vient m'interrompre en s'écrasant sur ma joue, envoyant valser mes lunettes sur le côté. Je sens ma douleur à la tempe revenir mais je ne dis rien, je reste immobile et remets mes lunettes en place sur mon nez qui, à leur contact, se met à me faire mal.
– Je t'ai dit non, t'es sourde ou tu le fais exprès ? Les médicaments c'est pour ceux qui ont des vraies douleurs, pas comme toi qui simule tout le temps.
Aucune émotion ne transparait sur mon visage, je le regarde dans les yeux en m'efforçant de ne rien lui laisser voir. Puis soudain, son ton change et il me demande jovialement :
– Tu veux du thé ? J'ai réussi à avoir la dernière boîte au supermarché, bon c'est du thé au citron mais ça fera l'affaire quand même, tu ne crois pas ?
Je hoche la tête lentement, et le suis dans la cuisine.
La suite est noire et épaisse, seul le bruit d'un chien qui aboie vient troubler le silence qui règne dans les rues. Je cours à perdre haleine, aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettent, jusqu'à-ce que mon manque d'endurance m'oblige à m'arrêter au coin d'une rue, juste à côté d'un parc fermé. Je m'adosse à un lampadaire et m'accroupis au pied de celui-ci en tentant de reprendre mon souffle, quand tout à coup une voix me hèle :
– Police ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Nous sommes en confinement général, madame !
Je relève la tête et voix deux policiers qui me toisent, les bras croisés.
– Écoutez-moi, je vous en prie, je ne pouvais pas rester chez moi, il y a... je commence, encore un peu essoufflée.
– C'est plutôt vous qui allez nous écouter, me coupe un des policiers d'un ton glacial, vous n'avez aucun droit de vous situer hors de chez vous à une heure pareille, et il est inutile de vous demander si vous avez une attestation, la réponse me semble évidente...
Je sens mon coeur se mettre à battre plus vite.
– Non, s'il vous plaît, vous ne comprenez pas, c'est mon mari, il... il m'a frappé, je me suis enfuie de mon appartement ! J'explique en me relevant.
Je vois les deux hommes se jeter un regard puis lever les yeux au ciel.
– Oui, oui, bien sûr, c'est pour ça que vous êtes assise ici et non au commissariat le plus proche ? N'essayez pas de nous balader, on va vous ramener chez vous et ça vous fera 135 euros d'amende, m'annonce le deuxième en s'approchant de moi pour me prendre par le bras.
Tétanisée, je ne réponds rien et me laisser faire. J'ai l'impression d'observer la scène d'en dehors de mon corps, comme si je me regardais me faire arrêter. Cette étrange sensation dure jusqu'à ce qu'ils me déposent devant mon immeuble, après avoir pris mes coordonnées pour m'envoyer la verbalisation. Je monte les étages comme une automate, et une fois sur le palier, je pousse la porte de mon appartement d'un geste morne. Je m'avance dans le salon, il est là, debout devant la fenêtre. Il doit sûrement sentir ma présence parce qu'il se retourne, et je vois dans ses yeux un éclair de rage qui avoie ses pupilles claires. Il me parle mais je n'entends pas, mes yeux se ferment, je ne veux pas le voir, ce n'est pas lui. Et le coup me saisit au visage, droit, puissant, et me fais basculer. Je tombe sur le sol, les yeux toujours ouverts, sans pour autant parvenir à vois quoi que ce soit. Ma vision ne me répond plus, de même que mes mains et mes jambes. J'essaie de parler, de dire quelque chose, mais aucun son n'arrive à franchir mes lèvres. Dans un lointain brouillard, je l'entends crier, il me dit de me relever, que je cache bien mon jeu, mais que ça ne marchera pas avec lui. Je le sens soudain me saisir le bras, le serrer à m'en couper la circulation, et tenter de me remettre debout. Mais je ne suis plus qu'un jouet désactivé, une poupée désarticulée, mon esprit a quitté mon corps. Il me lâche alors et je retombe brutalement sur le sol, mais je ne sens rien, ni ma tête qui heurte le carrelage, ni le froid de celui-ci. Je tourne mes yeux vers lui, tout est flou mais je distingue sa silhouette au-dessus de moi, qui me regarde. Et j'arrive à esquisser un sourire, petit, faible, mais un sourire sincère.
– T'imagine même pas comment je suis contente rien que d'être sur votre palier ! Je te jure, j'en pouvais plus de ce confinement, alors depuis qu'ils l'ont arrêté, même les actions les plus insignifiantes me paraissent extraordinaires ! Enfin bref, Claudia est là ? Elle ne répond ni à mes textos ni à mes appels donc je me suis dit que j'allais passer directement chez vous !
– Ah tu tombes mal Daisy, elle est partie ce matin voir sa soeur à Lyon ! Et elle a cassé son téléphone, c'est pour ça qu'elle ne te répond pas, et ne sais pas quand elle reçoit le nouveau.
– La galère, quoi ! Bon, tant pis, tu sais quand elle revient ?
– Elle ne m'a pas dit, elle avait vraiment envie de changer d'air après avoir passé tout ce temps enfermée, j'aurais aimé aller avec elle mais avec le boulot, tu connais... Je te tiens au courant quand j'ai des nouvelles, si tu veux !
– Super, merci, t'assures ! Elle a de la chance d'avoir un mari comme toi ! À bientôt alors !
En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon.
Durant le confinement, les violences conjugales ont augmenté de plus de 30% en France métropolitaine.
Si vous êtes victime ou témoin de violence, contactez le 3619 (appel anonyme et gratuit).
En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon.
Durant le confinement, les violences conjugales ont augmenté de plus de 30% en France métropolitaine.
Si vous êtes victime ou témoin de violence, contactez le 3619 (appel anonyme et gratuit).
Audrey Stagnol-Gestin.
À cette époque
À cette époque, qui paraît maintenant si lointaine, nous pouvions sortir à n'importe quelle heure ; le visage nu, le sourire visible, nos émotions à découvert. Les étreintes n'étaient pas interdites, les baisers convenables et les éclats de rires n'étaient pas étouffés. La joue était autorisée.
Puis, par une nouvelle, à première vue anodine, on nous apprend que toute chose vitale est supprimée pour notre santé. Quel affreux sacrifice ! Certains ne respectent pas ces contraintes, au détriment de leurs proches fragiles, et d'autres s'enferment dans un cocon protecteur pour épargner leurs êtres chers.
C'est ainsi que cet étrange algorithme se mit en marche : se lever, manger, errer entre quatre murs, et puis, tomber dans les bras de Morphée sans avoir bougé le petit doigt de la totalité de la journée. Pour détruire cette routine infernale, on laisse notre esprit divaguer entre les touches de nos claviers, notre regard se perdre face aux écrans chromés et nos corps se figer comme du marbre devant toutes ces choses futiles.
C'est à ce moment précis que l'on se rend compte que rien n'a de sens : lorsque le soleil n'effleure pas notre peau, l'air frais de dehors n'emplit pas nos poumons, les rires des gens qu'on aime ne résonnent pas sur les murs de pierre.
Puis, par une nouvelle, à première vue anodine, on nous apprend que toute chose vitale est supprimée pour notre santé. Quel affreux sacrifice ! Certains ne respectent pas ces contraintes, au détriment de leurs proches fragiles, et d'autres s'enferment dans un cocon protecteur pour épargner leurs êtres chers.
C'est ainsi que cet étrange algorithme se mit en marche : se lever, manger, errer entre quatre murs, et puis, tomber dans les bras de Morphée sans avoir bougé le petit doigt de la totalité de la journée. Pour détruire cette routine infernale, on laisse notre esprit divaguer entre les touches de nos claviers, notre regard se perdre face aux écrans chromés et nos corps se figer comme du marbre devant toutes ces choses futiles.
C'est à ce moment précis que l'on se rend compte que rien n'a de sens : lorsque le soleil n'effleure pas notre peau, l'air frais de dehors n'emplit pas nos poumons, les rires des gens qu'on aime ne résonnent pas sur les murs de pierre.
Yanis
Yanis était ce genre de garçon qui aimait abîmer ses tympans avec ses chansons préférées, éviter les conflits et sourire aux inconnus. Il faut dire que Yanis ne fréquentait pas grand monde, hormis trois amis de longue date avec qui passait le temps, de 8h à 17h. Grand (un peu trop à son goût), brun et les yeux marrons comme des fèves de cacao, il se trouvait trop imposant et étranger au monde qui l'entourait.
À l'annonce du confinement, Yanis se sentit soulagé et libéré de ne plus devoir accomplir ce devoir biologique de se lever le matin et de se rendormir le soir.
Comme un jeune de son temps, on aurait pu croire que son téléphone était vissé à sa main mais Yanis n'en faisait usage que très rarement. Pour la simple raison qu'à la maison, l'atmosphère était des plus tendues. Sa mère, aussi stricte et cruelle qu'elle pouvait être, devait faire face à un père violent et choyer ses trois enfants dont deux en bas-âge.
La relation de Yanis avec sa chère et tendre génitrice était pour le moins conflictuelle; ainsi l'ambiance dans ce petit 65m2 était bien accablante.
Isaure
Ah, cette Isaure ! Cette adolescente, d'une vivacité sans nom, vivait non loin du pauvre Yanis dans une maison de plein-pied. Isaure était ce genre de fille qui prend la parole aux repas de famille pour contredire ces ancêtres, qui regarde fixement les personnes dans les transports en commun et rit à pleine gorge quand un fou rire lui prend.
Quand la sentence était tombée, la jeune fille, abasourdie, n'y croyait pas un mot. Elle se pensait dans un de ces romans post-apocalyptiques où les protagonistes doivent sauver les derniers habitants de la ville détruite. Ce foutu virus n'alarmait en aucun cas Isaure, à la différence de ses vieux parents surproducteurs. saure vivait dans une sorte de liberté clandestine, elle menait presque une double-vie.
Tous ses amis étaient inconnus aux yeux de ses parents et cela ne lui déplaisait pas. L'adrénaline qui faisait battre son coeur et bouillir son sang, à chaque sortie nocturne, était plus jouissive que l'honnêteté dont elle aurait fait preuve envers ses géniteurs.
Les deux adolescents partageaient un secret commun. Chaque nuit, en plein sommeil réparateur, leurs corps s'engourdissaient, une chaleur de plomb envahissait leur chambre et à travers leur paupières closes ils apercevaient une lumière flamboyante balayant la pièce.
Lorsque leurs yeux s'ouvraient enfin, leur chambre désordonnée et leur banlieue terne avaient disparu. Il y avait un arbre qui surplombait un vaste tapis de verdure, un soleil à son zénith qui brûlait le grain de leur peau, une légère brise estivale qui rendait la chaleur plus agréable et des oiseaux chantant leur plus belle sérénade. Ils s'étendaient des heures durant sur ce champ verdoyant, respiraient à plein poumon l'air frais de la campagne, effleuraient du bout de leurs doigts l'herbe fraîche à peine mouillée par la rosée du matin.
Ce monde était, pour eux, un refuge secret et intime qu'ils partageaient seulement à deux. La quiétude de cet endroit, éternellement chaleureux, apaisait leur esprit le temps d'une nuit.
Ils ne savaient guère comment ce phénomène se réalisait et avec quelle magie, ils se retrouvaient dans ce lieu. Lorsque la nuit s'achevait, l'arbre avait disparu, le soleil s'était dissimulé sous des nuages gris et le champ à perte de vue s'était volatilisé. Leur don était une aubaine en ces temps de confinement.
Isaure
Isaure n'appréciait pas forcément sa mère. Elles avaient, toutes deux, un caractère qui ne fusionnait absolument pas ensemble. Cependant, lors des disputes avec ses parents, Isaure savait calmer le jeu et se remettre en question. Elle se mettait constamment à la place des gens. C'est ainsi que, le premier jour de confinement, elle prit la décision de préparer de ses mains un délicieux petit déjeuner à sa chère maman, pour se faire pardonner d'une énième "prise de bec". Elles mangèrent, face à face, dans le mutisme le plus complet. Isaure, brisant le silence, prit la parole :
– Tu connais Yanis, notre voisin ?
Après avoir ingurgité son petit pain, sa mère rétorqua :
– Bien sûr, c'est un chouette garçon ! Toujours présent pour sa famille, et Dieu seul sait que ce n'est pas la famille la plus unie !
Isaure ne put s'empêcher d'esquisser un léger sourire à l'entente de son nom et de tout ce qui l'impliquait pour elle.
Il faut savoir que Yanis et Isaure ne s'étaient jamais réellement parlé dans la vraie vie. Hormis une ou deux fois, lorsque Isaure avait retenu la porte du tramway pour Yanis ou alors lorsque ce dernier avait ramassé le Bic bleu d'Isaure. Cela rendait leurs escapades nocturnes plus excitantes encore. La jeune fille adorait la compagnie du garçon. Il l'écoutait parler des heures durant de ses problèmes d'adolescente, de la relation bancale avec sa mère, et elle en faisait tout autant. Yanis s'ouvrait à Isaure comme si c'était la dernière personne de l'univers. Cette amitié incongrue était une aide précieuse pour les deux.
Après le petit-déjeuner, Isaure parcourut le net pour pouvoir comprendre ce phénomène étrange dont elle avait déjà cherché la source sans de concrets résultats. Personne sur aucun site ne parlait d'un endroit paradisiaque où le soleil ne se couchait jamais. C'était un lieu qui n'avait connu que leur merveilleuse compagnie. Le monde tournait mieux quand elle avait l'impression qu'ils n'étaient que tous les deux.
Yanis
Yanis ne savait que faire, pendant ces multiples heures de temps libre. Il n'avait jamais eu d'activités extra-scolaires, hormis la misérable A.S. volley ball de son lycée. Sa mère l'avait inscrit seulement à cause de sa grande taille, et non pas pour un talent particulier. Il ne savait pas non plus jouer d'un quelconque instrument mais il s'amusait souvent à dessiner les jolis vergers qu'il voyait lorsqu'il se rendait dans cet endroit mystique. Il esquissait alors la forme des nuages qui semblaient tous ressembler à des créatures mythologiques. Il finissait par reproduire, de son critérium, les traits fin de la jolie Isaure. Yanis avait ébauché des tas de croquis de ces évasions. Cela l'obsédait presque. Il n'y avait pas une minute où cet endroit ne polluait pas l'esprit du jeune garçon.
Alors, Yanis errait tel un fantôme durant la journée. Il attendait le soir, en brûlant d'impatience, pourtant il ne vivait plus vraiment. Le seul lieu qui profitait de sa présence était sa chambre. Il s'asseyait alors sur son sofa en velours côtelé vert olive constellé de trous, laissant apercevoir la mousse. Il regardait son plafond blanc cassé et se remémorait les échappées ensoleillées avec sa belle Isaure.
Il ne savait pas vraiment ce qu'il ressentait pour elle. Certes, son coeur s'emballait à la vision de l'adolescente mais son esprit insouciant et novice ne pouvait identifier ce qu'il se passait dans sa tête.
Après une longue et morne journée, Yanis se pressa dans son lit. Après s'être tordu dans tous les sens, faisant grincer ses vieilles lattes, il tomba dans les bras de Morphée.
Ses longues jambes maigres endolories se mirent à se mouvoir par réflexes. Doucement, son visage se mit à se détendre comme s'il sentait une présence réconfortante. Lorsque ses paupières s'entrouvrirent, il vit Isaure, allongée sur le sol, auprès de lui, jouant avec ses mains à cacher les rayons de soleil. Après lui avoir adressé un signe de la main, Yanis s'étendit à côté d'Isaure et mit son bras long et fin sous la tête bouclée de l'adolescente.
– Comment te sens-tu aujourd'hui ? dit Yanis.
La jeune fille fit une mine triste et répondit :
– Enfermée !
Ce fut une réponse brève mais pleine de sens. Yanis la comprenait, bien évidemment. Alors que parfois ils parlaient pendant des heures, cette fois-ci, ils laissèrent la brise parler pour eux. La tête d'Isaure posée sur le torse de Yanis dessinait un si joli tableau. La sérénité qui régnait dans cet espace prodigieux aurait pu guérir tout le malheur du monde. De cette manière, les deux protagonistes s'assoupirent tels deux enfants dans leur berceau.
Chaque jour était plus similaire l'un à l'autre. Les mêmes brimades de la mère de Yanis et les mêmes remarques sexistes et homophobes du père d'Isaure au moment du dîner. Ces scénarios si souvent joués excédait les adolescents. L'annonce d'un déconfinement proche réjouissait la famille de Yanis, contrairement aux parents d'Isaure déterminés à l'enfermer dans une cellule capitonnée.
Il ne restait que quelques jours avant la levée de cette quarantaine. Le monde entier trépignait d'impatience de respirer un air différent que celui qui stagnait entre huis clos. Isaure comptait bien entretenir une vraie conversation avec Yanis une fois que ce serait possible et ce dernier préparait déjà ce qu'il voulait lui dire. Honnêtement, les deux ne savaient même pas de quelle manière exprimer ce qu'ils ressentaient lorsqu'ils étaient ensemble. Lorsqu'il était trois heures du matin dans leur chambre juvénile et en désordre, ils ne cessaient de penser à cet endroit hors du temps. Yanis se plongeait dans les beaux yeux bruns d'Isaure quand elle lui disait que la vie serait plus simple avec lui. Un dilemme se posait : si tout cela n'était qu'un rêve et si cet enfermement prolongé avait surexploité leur imagination. Cette hypothèse restait la plus plausible de toutes celles conjecturées par Yanis et Isaure. Même si cela était bel et bien un simple songe, ils étaient bien décidés à échanger quelques mots.
Isaure
Le jour J était arrivé, Isaure était libre. Enfin, pas totalement. Le monde s'était mis en marche, contrairement à Isaure qui n'était autorisée à sortir que pour récupérer les colis En plus d'être potentiellement la première sortie après le confinement, ce serait aussi la première rencontre avec un humain. En effet, c'est à ce moment-là qu'elle croisait Yanis. Leur point relais pour les colis était situé au milieu de leur quartier. Bien évidemment, un colis devait arriver aujourd'hui. Isaure se mit devant son miroir et fixa son reflet fluet et ses cheveux en bataille. Ce reflet ne lui déplut pas, bien au contraire elle se sentait libre et nouvelle. Elle enfila ses vieilles baskets jaunies par le temps ainsi que la veste en jean de son père. Son coeur se mit à battre de plus en plus rapidement comme à la veille d'un examen. Une chaleur envahissante inondait la totalité de son corps.
Et là, à quelques pas du point relais, elle aperçut sa grande silhouette. Son sang ne fit qu'un tour.
Yanis
Yanis se rendit à La Poste. À mi-chemin, il fouilla dans sa poche, c'était un bazar sans nom. Il retrouva une fleur séchée évoquant en lui un sentiment familier sûrement les vastes champs de verdure qu'il partageait avec Isaure. Traversant le passage piéton, en plein dans ses pensées, ce fut elle. Son sang ne fit qu'un tour.
Ils se sont vus. Le rouge aux joues, ils se sont approchés. Ce fut leur première sortie depuis ce confinement. Lorsque leur peau s'effleura, ce ne fut pas la même sensation qu'auparavant. Les yeux d'Isaure n'étaient pas marron et le nez de Yanis n'était pas aquilin. Ce fut meilleur, bien plus vrai comme le prolongement d'un rêve.
Loïse L'Hostis.
Par la fenêtre
Il devait rester cloîtrer chez lui. Une nouvelle étonnante sans être affligeante. Une nouvelle ne l’ayant pas tellement ébranlé, ne serait-ce que titillé. De toute façon ce n’était pas dans cette bulle anxiogène dans laquelle il était coincé depuis longtemps, peut-être trop, qu’il pouvait se sentir impacté par les événements tous les plus dérangeants les uns que les autres. Qu’il y ait une guerre ou pas, cette épidémie, voire même une dictature, il n’en avait que faire. Et puis, quand on n’arrivait même pas à prendre conscience de soi, comment prendre conscience de l’autre ? Il était perdu dans le dédale infini de ses pensées et le chemin vers la réalité lui paraissait trop ardu. Alors toutes ces nouvelles glissaient sur lui comme la fumée épaisse qui emplissait chaque jour, du matin au soir, son petit appartement.
Ainsi, que le monde s’effondre ou non, quand le soleil entamait la fin de sa longue descente, recréant dans le ciel une peinture séraphique ardente, il allumait une fine cigarette au goût citronné et se positionnait lentement contre la petite fenêtre rouge vif de sa chambre pour observer les oiseaux voler, s’imaginant à leur place, libre de tout mouvement. Il fermait légèrement les yeux et souriait… N’ayant aucune raison de le faire, il s’essayait quand même à l’exercice. Il n’était pas forcément heureux mais il souriait. Comme ça, stupidement, tel un clown raté ou même un masque fissuré. Il souriait avec toute la tristesse de son cœur, hurlant silencieusement la douleur que provoquait son malheur. Il souriait, essayant de se rappeler la sensation que cela pouvait produire quand on y lisait une touche de sincérité, mais n’y arrivait pas. Et il se disait qu’il ne s’en voulait pas. Et il se mentait. Car il avait appris que la vérité n’était qu’un mensonge sournois auquel il ne fallait jamais se fier.
Ce soir-là n’y fit pas exception. La tête penchée vers l’extérieur, le torse à peine appuyé contre le rebord, il posait distraitement les yeux contre les branches nues de l’arbre majestueux décorant la place en face de lui. L’écorce brune sur laquelle il pouvait distinguer une infinité de petits bourgeons verts et porteur d’espoir habillait la rue que les murs gris, mornes, des autres bâtiments aux alentours pouvait rendre plus pathétique. Il était l’élément central, le pilier, son pilier.
Une brise capricieuse souffla sur sa peau laiteuse, le faisant légèrement frissonner. En effet, il n’était vêtu que d’un léger haut à manches courtes malgré la fraîcheur de ce début d’avril. Mais il passa outre. Il ne faisait de toute façon que ça.
Il avait remarqué avec le temps que les bruits auparavant si ennuyants n’étaient devenus qu’oiseaux chantants ou souffle de vent. Il avait beau se concentrer, nul klaxon ou discussion ne venait perturber sa lente descente vers la douce léthargie que provoquait la fumée blanchâtre sortant de ses lippes légèrement bleutées. Il aimait cette sensation de solitude autant qu’il pouvait l’abhorrer.
Il resta dans cette position un temps à peine long, juste ce qu’il fallait pour que la nuit engloutisse les quelques derniers rayons présents sur le tableau céleste se peignant sous ses yeux lasses, puis finit par fermer la vitre. Il porta alors son regard sur les bouteilles d’alcool vides et les papiers gribouillés dispersés tout autour de lui. Était-ce lui qui avait provoqué tout cela ? Il ne se rappelait pas bien. Les dernières heures passées semblaient comme s’enfuir de son esprit. Avait-il ne serait-ce que mangé ? La sensation de faim qu’il éprouvait commençait à lentement grignoter son esprit.
Mais il préféra s’asseoir au milieu de tout ce débarras, laissant son regard et une multitude de feuilles voleter aux quatre coins de la pièce. Il était bien, loin de tout soucis, à peine conscient.
Il dénota, à l’écart de toute la légèreté de son corps, un poids sur sa main droite. Ses yeux aux pupilles rougies observèrent l’objet de son bien-être, l’analysant sous toutes ses coutures. Il le porta à ses lèvres, toujours azuré par la température, et inspira. Ses poumons se remplirent d’une chaleur si réconfortante, si apaisante, qu’il ne voulait la laisser partir. Mais ses lippes cédèrent, laissant s’échapper lentement une brume blanchâtre. Le goût citronné de la substance se figea sur ses papilles, emplissant progressivement ses sens. Et il en redemanda. Encore. Encore. Toujours. Ses inspirations se faisaient plus rapides et profondes ; ses mouvements, eux, moins vifs. Il sentait ses yeux se brouille. Il sentait ses jambes trembler. Sans réellement s’en rendre compte, il s’allongea contre le parquet sale.
Sa tête se tourna vers le plafond. Une épaisse fumée grisâtre se disputait les moindres recoins. En regardant par la fenêtre incarnat, il se dit qu’il avait recréé les nuages dans sa chambre, et, peut-être bien que même s’il ne sortait pas cette année, il pourrait à nouveau sentir la fraîcheur des flocons. Il sourit.
Cela faisait longtemps qu’il n’était pas sorti. Il ne savait même plus si dehors était encore dehors ou si le temps avait fait disparaître les quelques endroits qu’il avait un jour connus, là, loin de cette rue si familière, enluminée par les lampadaires et habillé de cet immense arbre. Et en y pensant, il se dit qu’il s’en fichait, qu’il n’avait qu’à vivre dans les souvenirs du passé en oubliant le futur qu’il avait un jour imaginé.
Il soupira longuement. Il n’était pas triste. Enfin, c’est ce qu’il se répétait. Pourtant, il sentit une petite pluie salée glisser lentement de ses pupilles à ses joues pour finir par s’écraser pitoyablement contre le plancher. Il cligna plusieurs fois des yeux, ne semblant presque pas s’y fier, comme si ce n’était qu’une illusion de plus de son esprit, comme si cette mare se créant le long de ses joues n’était pas réelle. Mais l’était-elle vraiment ? Son souffle se fit irrégulier et il sentit son cœur s’emballer.
Vite. Fort.
Déchirant presque sa cage thoracique. Cette musique aux notes macabres, il la connaissait bien, si bien qu’il ne chercha pas à la combattre. Il restait simplement avachi tandis que sa poitrine frôlait l’arrêt cardiaque à chaque battement. Il connaissait ces sensations, il savait qu’elles revenaient à chaque fois et pourtant il n’arrivait plus à lutter contre cette envie dévorante et brutale de fumer joint sur joint. Il se sentait comme une poupée, contrôlée par les vas-et-viens de sa main à sa bouche, contrôlée par les sensations planantes qu’il ressentait, contrôlée par la fumée aux allures enchanteresses. Cette fumée traîtresse qui l’amenait si lentement toucher le ciel, pour le renvoyer abruptement sur Terre. Cette fumée lui laissait entrevoir l’enfer et pourtant l’esquisse si rapide du paradis le faisait succomber à chaque fois.
Il ferma doucement les paupières. L’objet de son mal-être trônait fièrement au sol près de lui alors qu’il était allongé pathétiquement, en proie aux pires souffrances qu’il avait finalement accepté de ressentir. Ou peut-être était-ce là encore une vérité à laquelle il essayait vainement de se raccrocher. Les quelques posters qu’il avait accrochés, espérant décorer son appartement vide, paraissaient sans cesse sur le point de se décrocher comme pour échapper à cette pièce suffocante. La fumée qui s’échappait du joint au sol finissait de combler le peu d’espace qu’il pouvait lui rester. Un amoncellement de déchets de nourritures industrielles et peu chères traînait devant la porte en bois de sa chambre, sorte de mur empêchant l’accès à la liberté.
Ses paupières se mirent à papillonner dans un vain but de se réveiller du cauchemar dans lequel il commençait à s’engouffrer. Il ne ressentait plus rien, à part la sueur qui semblait indéfiniment couler sur son visage, goutte par goutte, recouvrant ses longs cils de petites perles humides qui finissaient par s’échouer sur le sol. Il ne ressentait plus rien à part la sensation étouffante, inconfortable, de nausée qui paraissait coincer dans sa gorge, prêt à l’étouffer dans son sommeil. Il ne ressentait plus rien, et même bouger le moindre de ses membres s’avérait être une mission presque impossible. Il était coincé. Sa respiration hachurée se faisait de plus en plus paniquée.
Je vais mourir. Comme un vieux disque rouillé, il ne faisait que répéter encore et encore cette phrase. Celle qui, dans ce genre de moment, le suivait, tournant et retournant dans son esprit brouillé.
Alors il avait peur, d’une peur paralysante qui te broie les os, qui étouffent tes sens, qui échappent à la raison. Les yeux mi-clos, le teint pâle, la bouche mi-close, il semblait comme sur son lit de mort. Un lit fait de lattes de bois et de poussières.
Il avait froid et puis soudainement très chaud, si chaud qu’il lui paraissait être dans les flammes de l’enfer. En tournant la tête, il crut apercevoir par la fenêtre derrière la fumée diaphane, les flocons de neige qui commençaient leur lente descente du ciel. Il sourit.
Puis, malgré les nuages recouvrant le ciel, il vit le bleu d’une journée de printemps. Il vit les rayons du soleil tapant sur son épiderme sensible quand, avant, il s’allongeait dans le parc près de la maison de ses parents et observait l’azur qui s’étendait à l’infini devant ses yeux bruns. Ce parc était son repaire. À présent, c’était avoir quatre murs loin de tout qui l’apaisaient. Il se souvint des feuilles aux couleurs vives virevoltantes au gré du vent. Ce même souffle qui faisait agréablement frissonner sa peau ivoirine. Il se souvint du chant du ruisseau à côté duquel il s’allongeait. Il se souvint des effluves si lointains de la nature, du parfum de la pelouse fraîche, de l’odeur si atypique du pin, des fragrances presque tendres des fleurs. Il se souvint ne plus venir du tout.
Et puis, alors qu’il tournait encore légèrement la tête, dans toute cette brume épaisse, il les vit très nettement. La fossette moqueuse de son grand-frère, les yeux ébahis de sa petite sœur, le regard vide de sa mère. Il entendit très distinctement le hurlement de son père, les bruits de verre se cassant, son silence confus.
Il aurait aimé leur hurler que ce n’était pas de sa faute, qu’il ne l’avait pas non plus souhaité, qu’il se dégoutait autant voire même plus, qu’il ne leur ferait plus honte. Mes ses lèvres étaient restées comme figées dans de la glace et ses yeux n’avaient pas eu le courage de rester fixer sur leurs pupilles horrifiées et réprobateurs. Sa mère l’avait giflé avec une violence telle que la marque était restée des jours entiers. Son père lui avait fait la morale si longtemps, à jurer contre le ciel, contre la Terre, contre l’existence de lui avoir donné un fils comme lui, que sa voix s’était éteinte plusieurs jours durant.
Après cet incident, des règles muettes et froides avaient lentement pris leur place. Il ne mangeait plus en même temps que le reste de la famille et n’avait plus que leurs restes. Il ne leur parlait plus. Il était devenu un intrus dans cette maison pourtant si familière. Un intrus indésirable, avec une maladie contagieuse, comme disaient les voisins. On ne devait plus l’approcher. Et lui, lui avait honte, si honte.
À l’école, les amis d’avant étaient devenus les ennemis d’aujourd’hui. Croche-patte, coups, injures. Il était devenu paria, la tête de turc, le monstre. Les personnes qui l’avaient aidé, les individus qui l’avaient admiré, les gens qui l’avaient soutenus, tous, tous le fuyaient. Une simple rumeur s’était comme confirmée. Chaque jour était devenu une souffrance qu’il subissait sans réellement broncher car il n’était plus lui-même mais un fantôme qui traversait les couloirs, la tête baissée.
Alors, pour s’échapper de cette réalité suffocante, il avait essayé d’en créer une autre dans son esprit, loin de tout. Un monde qui ne lui ferait pas de mal, un monde qui n’appartenait qu’à lui. Et en même temps qu’il découvrait ce nouveau monde, il en oubliait tout de l’ancien. Il essayait de faire disparaître dans la vapeur qui s’envolait lentement vers le ciel, les quelques souvenirs qui pouvaient le retenir. Il voulait simplement s’oublier dans cette addiction, s’enfermant lentement dans cette nouvelle existence.
C’était la seule entité qui ne le trahissait pas, la seule entité qui ne lui mentait pas. Elle ne lui avait jamais promis de rester son ami, elle ne lui avait jamais promis qu’elle l’aimerait toujours sans compter. Il se savait naïf, on lui avait toujours fait remarquer, mais ce ne fut qu’à cet instant qu’il se rendait compte du mal que cela pouvait lui provoquer. Alors pour lui, elle était vérité absolue et fabuleux mensonge. Et parfois, quand il se pensait capable de toucher les étoiles, il se disait que même s’il avait beaucoup perdu, il n’avait jamais été aussi libre et lui-même. Car il ne serait jamais vraiment libre de toutes ces chaînes qui semblaient peser sur lui au fur et à mesure des années.
Il vint un moment où pour financer son secret, il se mit à voler. Au début, ce n’était pas beaucoup. Il se contentait des quelques pièces dans le portefeuille qui traînait malencontreusement sur le plan de travail, qu’il amassait pour finir par avoir une somme rondelette. Mais au fur et à mesure des semaines, contrôlé par ce besoin effréné de pouvoir à nouveau effleurer la Lune, il prit plus. De plus en plus, et ses remords, eux, le tuaient lentement. Alors pour oublier cette sensation amère qui lui collait à la peau, il fumait à s’en brûler les ailes.
Et il y eut une occasion. Une occasion en or qui lui permit de gagner un peu d’argent. N’ayant jamais réellement fait attention aux gribouillis qu’il esquissait alors sous les effets pervers de la drogue, il fut plus que surpris. Mais dessiner était source de plaisir alors il s’en donna à cœur joie. Cela lui permettait de rembourser toutes les dettes qu’il s’était créées, tout en s’envolant encore plus haut dans cet imaginaire fait d’ivresse et de liesse. Cependant, il se rendit vite compte que son inventivité et sa créativité n’étaient exacerbés plus qu’uniquement quand il n’était plus maître de lui-même. Son addiction devint la source qui lui permettait de la nourrir. Et sans s’en rendre compte, le semblant de la iberté qu’il pensait acquis devint un mirage encore plus lointain. Il devint dépendant, plus qu’il ne l’avait jamais été.
Ce moyen de se faire un peu d’argent de poche, de se racheter une conscience pour tous les vols qu’il avait commis, que ce soit dans la tirelire de sa sœur que dans celle de son père, devint à ses dix-huit ans son métier à plein temps.
Il trouva un appartement, miraculeusement… ou pas, quand il vit l’état plus qu’affligeant de ce dernier : la pièce, minuscule, était parsemée de moisissures. Il y avait aussi une odeur indéchiffrable dans l’air, une odeur de vomis se mêlant à l’humidité désagréable de la pièce. Il n’y avait pas de toilettes mais une douche unique qui paraissait sur le point de s’effondrer semblant tout de même marcher. À part cela, il n’y avait pratiquement pas de meubles, juste le strict minimum.
Le seul point positif était la petite fenêtre qui donnait sur une rue plutôt fréquentée. Mais il ne se plaignit pas. Il aurait tout accepté juste pour pouvoir avoir l’illusion d’un toit au-dessus de la tête. En réalité, il était juste trouillard et avait affreusement peur du noir. Alors ça lui allait. Surtout que le loyer était très peu élevé, ce qui lui permettait de dépenser tout son argent dans ce qui lui permettait de se croire vivant, tout en le tuant.
Les jours qui suivirent l’emménagement, il ne fit qu’observer par la fenêtre les passants, les voitures, les devantures. Il avait terriblement envie de sortir mais aussi effroyablement peur. Rien que l’idée de mettre le pied dehors le faisait frissonner d’horreur. Pourtant, il avait bien réussi à s’installer ici, mais rien n’y faisait. Il se l’imaginait des fois, sortir dehors. Il prenait alors sa veste et s’avançait vers la porte. Il était réellement déterminé. Il s’en sentait capable. Mais alors que ses doigts serraient la poignée de la porte, sa conscience glissait lentement vers ses plus profondes craintes. Il imaginait le rire des gens. Il les imaginait se moquer de ses cheveux trop longs, de sa taille trop fine, de ses cernes profonds. Alors, il ne faisait que se raccrocher à cette poignée qui était autant sa porte de sortie que celle qui l’en empêchait. Il voulait du plus profond de son cœur être comme les autres mais il se sentait comme un étranger à la réalité. Il l’avait fuie tellement longtemps qu’il ne savait plus comment la rejoindre. Dans ce genre de moment, alors que son front s’appuyait silencieusement contre sa porte en bois, que sa main lâchait lentement le pommeau, que ses lèvres étouffaient un long gémissement de désespoir, il se sentait seul, si seul.
Et il faisait demi-tour. Il retournait sur ses pas, la tête baissée. Et il avait honte. Honte de ne pas réussir à combattre cette phobie ancrée en lui. Mais ne savait pas non plus comment faire. Car on lui avait toujours enseigné de ne jamais s’aider des autres en cas de problème. Qu’il pouvait le faire. Qu’il était assez fort pour s’en sortir. Qu’il n’avait besoin de personne.
Il retournait s’asseoir près de sa fenêtre, source d’angoisse et d’espoir, vivant sa vie au travers celles des autres, fumant sur la cruauté de la sienne, chacune des cigarettes aux goût acidulés lui rappelant son amertume.
Et alors qu’il s’enfonçait dans les profondeurs de la langueur, il se demandait pourquoi. Pourquoi lui avoir refusé d’aimer ? Pourquoi lui avoir refusé de l’assumer ? Pourquoi l’avoir tant rejeté pour quelque chose qu’il n’avait jamais décidé ? Il avait tout fait pour se soigner, pour être à nouveau accepté. Et maintenant, à bout de force, de cette haine qui l’avait tant fait souffrir, il cherchait une raison. Une raison pour avancer. Une raison pour pardonner. Une raison pour se pardonner. Parce que c’était un éternel optimiste. Ou plutôt qu’il ne pouvait pas se dire qu’on puisse à ce point haïr quelqu’un car il était tombé amoureux. Et que malgré les espérances de ses parents, cette personne ne soit pas une femme.
Adèle Lacharme.
Ainsi, que le monde s’effondre ou non, quand le soleil entamait la fin de sa longue descente, recréant dans le ciel une peinture séraphique ardente, il allumait une fine cigarette au goût citronné et se positionnait lentement contre la petite fenêtre rouge vif de sa chambre pour observer les oiseaux voler, s’imaginant à leur place, libre de tout mouvement. Il fermait légèrement les yeux et souriait… N’ayant aucune raison de le faire, il s’essayait quand même à l’exercice. Il n’était pas forcément heureux mais il souriait. Comme ça, stupidement, tel un clown raté ou même un masque fissuré. Il souriait avec toute la tristesse de son cœur, hurlant silencieusement la douleur que provoquait son malheur. Il souriait, essayant de se rappeler la sensation que cela pouvait produire quand on y lisait une touche de sincérité, mais n’y arrivait pas. Et il se disait qu’il ne s’en voulait pas. Et il se mentait. Car il avait appris que la vérité n’était qu’un mensonge sournois auquel il ne fallait jamais se fier.
Ce soir-là n’y fit pas exception. La tête penchée vers l’extérieur, le torse à peine appuyé contre le rebord, il posait distraitement les yeux contre les branches nues de l’arbre majestueux décorant la place en face de lui. L’écorce brune sur laquelle il pouvait distinguer une infinité de petits bourgeons verts et porteur d’espoir habillait la rue que les murs gris, mornes, des autres bâtiments aux alentours pouvait rendre plus pathétique. Il était l’élément central, le pilier, son pilier.
Une brise capricieuse souffla sur sa peau laiteuse, le faisant légèrement frissonner. En effet, il n’était vêtu que d’un léger haut à manches courtes malgré la fraîcheur de ce début d’avril. Mais il passa outre. Il ne faisait de toute façon que ça.
Il avait remarqué avec le temps que les bruits auparavant si ennuyants n’étaient devenus qu’oiseaux chantants ou souffle de vent. Il avait beau se concentrer, nul klaxon ou discussion ne venait perturber sa lente descente vers la douce léthargie que provoquait la fumée blanchâtre sortant de ses lippes légèrement bleutées. Il aimait cette sensation de solitude autant qu’il pouvait l’abhorrer.
Il resta dans cette position un temps à peine long, juste ce qu’il fallait pour que la nuit engloutisse les quelques derniers rayons présents sur le tableau céleste se peignant sous ses yeux lasses, puis finit par fermer la vitre. Il porta alors son regard sur les bouteilles d’alcool vides et les papiers gribouillés dispersés tout autour de lui. Était-ce lui qui avait provoqué tout cela ? Il ne se rappelait pas bien. Les dernières heures passées semblaient comme s’enfuir de son esprit. Avait-il ne serait-ce que mangé ? La sensation de faim qu’il éprouvait commençait à lentement grignoter son esprit.
Mais il préféra s’asseoir au milieu de tout ce débarras, laissant son regard et une multitude de feuilles voleter aux quatre coins de la pièce. Il était bien, loin de tout soucis, à peine conscient.
Il dénota, à l’écart de toute la légèreté de son corps, un poids sur sa main droite. Ses yeux aux pupilles rougies observèrent l’objet de son bien-être, l’analysant sous toutes ses coutures. Il le porta à ses lèvres, toujours azuré par la température, et inspira. Ses poumons se remplirent d’une chaleur si réconfortante, si apaisante, qu’il ne voulait la laisser partir. Mais ses lippes cédèrent, laissant s’échapper lentement une brume blanchâtre. Le goût citronné de la substance se figea sur ses papilles, emplissant progressivement ses sens. Et il en redemanda. Encore. Encore. Toujours. Ses inspirations se faisaient plus rapides et profondes ; ses mouvements, eux, moins vifs. Il sentait ses yeux se brouille. Il sentait ses jambes trembler. Sans réellement s’en rendre compte, il s’allongea contre le parquet sale.
Sa tête se tourna vers le plafond. Une épaisse fumée grisâtre se disputait les moindres recoins. En regardant par la fenêtre incarnat, il se dit qu’il avait recréé les nuages dans sa chambre, et, peut-être bien que même s’il ne sortait pas cette année, il pourrait à nouveau sentir la fraîcheur des flocons. Il sourit.
Cela faisait longtemps qu’il n’était pas sorti. Il ne savait même plus si dehors était encore dehors ou si le temps avait fait disparaître les quelques endroits qu’il avait un jour connus, là, loin de cette rue si familière, enluminée par les lampadaires et habillé de cet immense arbre. Et en y pensant, il se dit qu’il s’en fichait, qu’il n’avait qu’à vivre dans les souvenirs du passé en oubliant le futur qu’il avait un jour imaginé.
Il soupira longuement. Il n’était pas triste. Enfin, c’est ce qu’il se répétait. Pourtant, il sentit une petite pluie salée glisser lentement de ses pupilles à ses joues pour finir par s’écraser pitoyablement contre le plancher. Il cligna plusieurs fois des yeux, ne semblant presque pas s’y fier, comme si ce n’était qu’une illusion de plus de son esprit, comme si cette mare se créant le long de ses joues n’était pas réelle. Mais l’était-elle vraiment ? Son souffle se fit irrégulier et il sentit son cœur s’emballer.
Vite. Fort.
Déchirant presque sa cage thoracique. Cette musique aux notes macabres, il la connaissait bien, si bien qu’il ne chercha pas à la combattre. Il restait simplement avachi tandis que sa poitrine frôlait l’arrêt cardiaque à chaque battement. Il connaissait ces sensations, il savait qu’elles revenaient à chaque fois et pourtant il n’arrivait plus à lutter contre cette envie dévorante et brutale de fumer joint sur joint. Il se sentait comme une poupée, contrôlée par les vas-et-viens de sa main à sa bouche, contrôlée par les sensations planantes qu’il ressentait, contrôlée par la fumée aux allures enchanteresses. Cette fumée traîtresse qui l’amenait si lentement toucher le ciel, pour le renvoyer abruptement sur Terre. Cette fumée lui laissait entrevoir l’enfer et pourtant l’esquisse si rapide du paradis le faisait succomber à chaque fois.
Il ferma doucement les paupières. L’objet de son mal-être trônait fièrement au sol près de lui alors qu’il était allongé pathétiquement, en proie aux pires souffrances qu’il avait finalement accepté de ressentir. Ou peut-être était-ce là encore une vérité à laquelle il essayait vainement de se raccrocher. Les quelques posters qu’il avait accrochés, espérant décorer son appartement vide, paraissaient sans cesse sur le point de se décrocher comme pour échapper à cette pièce suffocante. La fumée qui s’échappait du joint au sol finissait de combler le peu d’espace qu’il pouvait lui rester. Un amoncellement de déchets de nourritures industrielles et peu chères traînait devant la porte en bois de sa chambre, sorte de mur empêchant l’accès à la liberté.
Ses paupières se mirent à papillonner dans un vain but de se réveiller du cauchemar dans lequel il commençait à s’engouffrer. Il ne ressentait plus rien, à part la sueur qui semblait indéfiniment couler sur son visage, goutte par goutte, recouvrant ses longs cils de petites perles humides qui finissaient par s’échouer sur le sol. Il ne ressentait plus rien à part la sensation étouffante, inconfortable, de nausée qui paraissait coincer dans sa gorge, prêt à l’étouffer dans son sommeil. Il ne ressentait plus rien, et même bouger le moindre de ses membres s’avérait être une mission presque impossible. Il était coincé. Sa respiration hachurée se faisait de plus en plus paniquée.
Je vais mourir. Comme un vieux disque rouillé, il ne faisait que répéter encore et encore cette phrase. Celle qui, dans ce genre de moment, le suivait, tournant et retournant dans son esprit brouillé.
Alors il avait peur, d’une peur paralysante qui te broie les os, qui étouffent tes sens, qui échappent à la raison. Les yeux mi-clos, le teint pâle, la bouche mi-close, il semblait comme sur son lit de mort. Un lit fait de lattes de bois et de poussières.
Il avait froid et puis soudainement très chaud, si chaud qu’il lui paraissait être dans les flammes de l’enfer. En tournant la tête, il crut apercevoir par la fenêtre derrière la fumée diaphane, les flocons de neige qui commençaient leur lente descente du ciel. Il sourit.
Puis, malgré les nuages recouvrant le ciel, il vit le bleu d’une journée de printemps. Il vit les rayons du soleil tapant sur son épiderme sensible quand, avant, il s’allongeait dans le parc près de la maison de ses parents et observait l’azur qui s’étendait à l’infini devant ses yeux bruns. Ce parc était son repaire. À présent, c’était avoir quatre murs loin de tout qui l’apaisaient. Il se souvint des feuilles aux couleurs vives virevoltantes au gré du vent. Ce même souffle qui faisait agréablement frissonner sa peau ivoirine. Il se souvint du chant du ruisseau à côté duquel il s’allongeait. Il se souvint des effluves si lointains de la nature, du parfum de la pelouse fraîche, de l’odeur si atypique du pin, des fragrances presque tendres des fleurs. Il se souvint ne plus venir du tout.
Et puis, alors qu’il tournait encore légèrement la tête, dans toute cette brume épaisse, il les vit très nettement. La fossette moqueuse de son grand-frère, les yeux ébahis de sa petite sœur, le regard vide de sa mère. Il entendit très distinctement le hurlement de son père, les bruits de verre se cassant, son silence confus.
Il aurait aimé leur hurler que ce n’était pas de sa faute, qu’il ne l’avait pas non plus souhaité, qu’il se dégoutait autant voire même plus, qu’il ne leur ferait plus honte. Mes ses lèvres étaient restées comme figées dans de la glace et ses yeux n’avaient pas eu le courage de rester fixer sur leurs pupilles horrifiées et réprobateurs. Sa mère l’avait giflé avec une violence telle que la marque était restée des jours entiers. Son père lui avait fait la morale si longtemps, à jurer contre le ciel, contre la Terre, contre l’existence de lui avoir donné un fils comme lui, que sa voix s’était éteinte plusieurs jours durant.
Après cet incident, des règles muettes et froides avaient lentement pris leur place. Il ne mangeait plus en même temps que le reste de la famille et n’avait plus que leurs restes. Il ne leur parlait plus. Il était devenu un intrus dans cette maison pourtant si familière. Un intrus indésirable, avec une maladie contagieuse, comme disaient les voisins. On ne devait plus l’approcher. Et lui, lui avait honte, si honte.
À l’école, les amis d’avant étaient devenus les ennemis d’aujourd’hui. Croche-patte, coups, injures. Il était devenu paria, la tête de turc, le monstre. Les personnes qui l’avaient aidé, les individus qui l’avaient admiré, les gens qui l’avaient soutenus, tous, tous le fuyaient. Une simple rumeur s’était comme confirmée. Chaque jour était devenu une souffrance qu’il subissait sans réellement broncher car il n’était plus lui-même mais un fantôme qui traversait les couloirs, la tête baissée.
Alors, pour s’échapper de cette réalité suffocante, il avait essayé d’en créer une autre dans son esprit, loin de tout. Un monde qui ne lui ferait pas de mal, un monde qui n’appartenait qu’à lui. Et en même temps qu’il découvrait ce nouveau monde, il en oubliait tout de l’ancien. Il essayait de faire disparaître dans la vapeur qui s’envolait lentement vers le ciel, les quelques souvenirs qui pouvaient le retenir. Il voulait simplement s’oublier dans cette addiction, s’enfermant lentement dans cette nouvelle existence.
C’était la seule entité qui ne le trahissait pas, la seule entité qui ne lui mentait pas. Elle ne lui avait jamais promis de rester son ami, elle ne lui avait jamais promis qu’elle l’aimerait toujours sans compter. Il se savait naïf, on lui avait toujours fait remarquer, mais ce ne fut qu’à cet instant qu’il se rendait compte du mal que cela pouvait lui provoquer. Alors pour lui, elle était vérité absolue et fabuleux mensonge. Et parfois, quand il se pensait capable de toucher les étoiles, il se disait que même s’il avait beaucoup perdu, il n’avait jamais été aussi libre et lui-même. Car il ne serait jamais vraiment libre de toutes ces chaînes qui semblaient peser sur lui au fur et à mesure des années.
Il vint un moment où pour financer son secret, il se mit à voler. Au début, ce n’était pas beaucoup. Il se contentait des quelques pièces dans le portefeuille qui traînait malencontreusement sur le plan de travail, qu’il amassait pour finir par avoir une somme rondelette. Mais au fur et à mesure des semaines, contrôlé par ce besoin effréné de pouvoir à nouveau effleurer la Lune, il prit plus. De plus en plus, et ses remords, eux, le tuaient lentement. Alors pour oublier cette sensation amère qui lui collait à la peau, il fumait à s’en brûler les ailes.
Et il y eut une occasion. Une occasion en or qui lui permit de gagner un peu d’argent. N’ayant jamais réellement fait attention aux gribouillis qu’il esquissait alors sous les effets pervers de la drogue, il fut plus que surpris. Mais dessiner était source de plaisir alors il s’en donna à cœur joie. Cela lui permettait de rembourser toutes les dettes qu’il s’était créées, tout en s’envolant encore plus haut dans cet imaginaire fait d’ivresse et de liesse. Cependant, il se rendit vite compte que son inventivité et sa créativité n’étaient exacerbés plus qu’uniquement quand il n’était plus maître de lui-même. Son addiction devint la source qui lui permettait de la nourrir. Et sans s’en rendre compte, le semblant de la iberté qu’il pensait acquis devint un mirage encore plus lointain. Il devint dépendant, plus qu’il ne l’avait jamais été.
Ce moyen de se faire un peu d’argent de poche, de se racheter une conscience pour tous les vols qu’il avait commis, que ce soit dans la tirelire de sa sœur que dans celle de son père, devint à ses dix-huit ans son métier à plein temps.
Il trouva un appartement, miraculeusement… ou pas, quand il vit l’état plus qu’affligeant de ce dernier : la pièce, minuscule, était parsemée de moisissures. Il y avait aussi une odeur indéchiffrable dans l’air, une odeur de vomis se mêlant à l’humidité désagréable de la pièce. Il n’y avait pas de toilettes mais une douche unique qui paraissait sur le point de s’effondrer semblant tout de même marcher. À part cela, il n’y avait pratiquement pas de meubles, juste le strict minimum.
Le seul point positif était la petite fenêtre qui donnait sur une rue plutôt fréquentée. Mais il ne se plaignit pas. Il aurait tout accepté juste pour pouvoir avoir l’illusion d’un toit au-dessus de la tête. En réalité, il était juste trouillard et avait affreusement peur du noir. Alors ça lui allait. Surtout que le loyer était très peu élevé, ce qui lui permettait de dépenser tout son argent dans ce qui lui permettait de se croire vivant, tout en le tuant.
Les jours qui suivirent l’emménagement, il ne fit qu’observer par la fenêtre les passants, les voitures, les devantures. Il avait terriblement envie de sortir mais aussi effroyablement peur. Rien que l’idée de mettre le pied dehors le faisait frissonner d’horreur. Pourtant, il avait bien réussi à s’installer ici, mais rien n’y faisait. Il se l’imaginait des fois, sortir dehors. Il prenait alors sa veste et s’avançait vers la porte. Il était réellement déterminé. Il s’en sentait capable. Mais alors que ses doigts serraient la poignée de la porte, sa conscience glissait lentement vers ses plus profondes craintes. Il imaginait le rire des gens. Il les imaginait se moquer de ses cheveux trop longs, de sa taille trop fine, de ses cernes profonds. Alors, il ne faisait que se raccrocher à cette poignée qui était autant sa porte de sortie que celle qui l’en empêchait. Il voulait du plus profond de son cœur être comme les autres mais il se sentait comme un étranger à la réalité. Il l’avait fuie tellement longtemps qu’il ne savait plus comment la rejoindre. Dans ce genre de moment, alors que son front s’appuyait silencieusement contre sa porte en bois, que sa main lâchait lentement le pommeau, que ses lèvres étouffaient un long gémissement de désespoir, il se sentait seul, si seul.
Et il faisait demi-tour. Il retournait sur ses pas, la tête baissée. Et il avait honte. Honte de ne pas réussir à combattre cette phobie ancrée en lui. Mais ne savait pas non plus comment faire. Car on lui avait toujours enseigné de ne jamais s’aider des autres en cas de problème. Qu’il pouvait le faire. Qu’il était assez fort pour s’en sortir. Qu’il n’avait besoin de personne.
Il retournait s’asseoir près de sa fenêtre, source d’angoisse et d’espoir, vivant sa vie au travers celles des autres, fumant sur la cruauté de la sienne, chacune des cigarettes aux goût acidulés lui rappelant son amertume.
Et alors qu’il s’enfonçait dans les profondeurs de la langueur, il se demandait pourquoi. Pourquoi lui avoir refusé d’aimer ? Pourquoi lui avoir refusé de l’assumer ? Pourquoi l’avoir tant rejeté pour quelque chose qu’il n’avait jamais décidé ? Il avait tout fait pour se soigner, pour être à nouveau accepté. Et maintenant, à bout de force, de cette haine qui l’avait tant fait souffrir, il cherchait une raison. Une raison pour avancer. Une raison pour pardonner. Une raison pour se pardonner. Parce que c’était un éternel optimiste. Ou plutôt qu’il ne pouvait pas se dire qu’on puisse à ce point haïr quelqu’un car il était tombé amoureux. Et que malgré les espérances de ses parents, cette personne ne soit pas une femme.
Adèle Lacharme.
Chaîne de Vie
Les autres pensent que se confiner est toujours un choix, le choix pour moi n’est donc qu’imposé.
« Préparez-vous jeune fille, comment vous sentez-vous ? »
Seigneur… un de plus… Comment faire comprendre à ces hommes de blanc que la parole n’est pas un don universel. Je vais, comme à mes habitudes, m’efforcer de répondre à ces docteurs par ma machine.
Bip Bip.
« Se sent bien, maintenant chut. »
Et oui, je ne peux que penser et pas jouir telle une hâbleuse néanmoins bien qu’inutile, je n’ai guerre ma langue dans ma poche.
« Injectez l’anesthésiant », disent les anges immaculés. L’anesthésiant ! Et puis quoi encore, quel sombre intérêt, j’en rêve de la sentir moi la douleur !
Biiiip.
Ça y est, je suis dans mes songes, envoutée par je ne sais quelle potion, ça change en mon esprit des cliniques et des chambres sans vie. En somme, je n’ai connu que ça. Les serviteurs d’Hippocrate s’agitant dans ces locaux aseptisés ont, en tout temps, rythmés mes séjours. J’use de la suavité de « séjour » pour donner des airs de vacances futiles et écourtées à ma lente agonie. Pour converser cru, j’ai le cœur vif mais le corps en ankylose.
À ma naissance, une tumeur immense, tant par sa rareté que son austérité, frappa mon cocon. Cette anémie figea mon squelette mais pas mon intellect. Amis, proches, parents, bien que trop peu attachés, avec bienséance ont réagi vers moi et conspué contre l’existence.
Biiip.
« Avril, en quelle manière vas-tu ? L’opération était sans encombre ? »
Eh bien, voici maintenant ce que le ciel me légua comme génitrice, probe dans la forme et la simplicité, hypocrite dans le fond, pleine de médiocrité. En apparence une femme ordinaire, un cliché de son époque. La bonne épouse, la bonne catho. En réalité, elle était roide dans la posture, les talons claquants, elle disposait de la sévérité et de la droiture d’un jésuite. Les traits de sa morphologie étaient le reflet de sa condition, elle était un grand échalas, efflanquée de la tête aux pieds. La femme possédait les os sur la peau, cette même peau était flétrie par les années. La coupe vestimentaire droite, celle capillaire, limpide et tendue témoignaient de l’austérité de la personne. Son faciès demeurait le saut attrait chaleureux de son être. Les traits de son visage étaient moins creusés que les arrêtes de son tronc. Ses joues et ses lèvres moyennes inspiraient une douce volupté, une volupté qui n’avait pas sa place, paradoxe de son être. La dame de mon berceau acquiesçait constamment les desseins de mon père, néanmoins pour ce qui était de m’éduquer elle était animée d’une tacite rébellion. La bonne femme voulait le bonheur de sa fille bien que trop maladroite pour l’atteindre.
« Avril, mon enfant, réponds-moi. »
Elle aussi, visiblement bien que ma mère, n’est pas en mesure de se museler pour mon oisiveté jouissive. Je ne quémande que le silence de ma pensée, le plus beau des accessits. Par pitié donc, arrêtez de me forcer à user de cette machine, surtout si pour objectif, j’ai à répondre à ces questionnements redondants.
« Ma fille que dis-tu ? Tu m’inquiètes en ces temps. Charles, viens voir ta sœur ! »
« Salutations Avril, c’est l’hiver manichéen qui te fait perdre tes feuilles ? »
« Charles, enfin ! »
Ah, Charles, et dire que c’était le plus ingénu, le moins érudit de ma famille, qui admettait de quelconques vertus satiriques. Mon frère était un jeune garçon d’une nature épicurienne et naïve. De lui émanait un cynisme qui bouleverse les mœurs et n’étant absolument pas destiné au moule religieux que ma famille imposait. Il était à mon avec ses polos exprimant la demi-mesure, un enfant malheureux qui cache ses peines derrière ses rires. J’étais tout de même fière de son interprétation de l’effet Asch.
C’est à des gens qui s’extirpent de la norme et s’entreprennent à oser dans leurs dires, que mes éloges sont destinés.
Bip Bip.
« Merci pour ce taquin cynisme Charles. »
Il mérite cet effort.
« Ma fille, j’ai à te parler. »
Oh mon Dieu, je souhaite un monologue sans appel, une logorrhée interminable, pas d’interactions par pitié.
« Suite à ta toute récente opération, les médecins sont formels. En aucun cas la mobilité de tes membres n’est une option. »
Ah… Il est vrai que je suis la reine du sarcasme, je suis investie en tout lieu de dérision, mais là je dois dire que je suis surprise. Enfin non, c’est trop rapide, bien trop rapide. La colère et le désespoir monte doucement en ma personne. Ça m’agace, ça m’énerve, je chapitre la Terre de l’abomination que je subis. Cette abomination me faisant devenir ce qu’elle est. Mon unique but de guérison et de liberté devient, avec ces propos, moribond.
Cependant, ma colère ne fera qu’accélérer mon rythme cardiaque ou bien sollicitera de manière plus conséquente la machine, rien de plus. C’en est trop ! Je décide et je suis livre de droit.
J’avais pour idée cette fanfare mais à cette heure et en ce lieu, elle apparaît comme une nécessité. Je refuse de végéter ainsi, condamnée aux chaînes de cette ineffable vitre. Je ne suis qu’une âme vivant dans un corps sans vie. J’ai donc décidé à ma manière de me dé-confiner. Dans la promiscuité des jours, que dis-je, des séjours, bien que sans les moyens physiques, j’arriverai à mes fins.
C’est donc en cette journée, florilège d’émotions, que mon idéal est fixé : je veux mourir ! Mourir rapidement, calmement et avec liberté. Une liberté qui n’entrave nullement celles des autres.
Qui pourrait faire obstacle à mon plan, la loi ? Dura lex sed lex, m’a-t-on toujours proclamé. Mettre fin à ses jours serait donc difficile en ces contrées, mais pas en Suisse, terre de ma patrie, et riche de ses positions. La famille ?
En outre, ma famille, cet agglomérat aux racines judéo chrétiennes, érigeant le suicide assisté au rang de ce que je suis : une abomination, est mon plus grand obstacle.
Trois personnes à convaincre : Charles mon frère, Adèle ma mère et mon père.
Je n’estime le dernier que trop peu dans mon cœur, et comme un obstacle pour faire surgir des réminiscences de son nom. Ce souvenir, c’est donner de l’importance, de l’importance désintéressée. Charles donc, le naïf de la meute, son ton guilleret exprime déjà la simplicité de la tâche. On va monter crescendo.
Bip Bip.
« Envoi de 400V bucks Fortnite à DarkCharlesthebest06 sur Playstation 4. »
« Oh, ce présent Avril, pour moi ? Mes blagues sont-elles tant à tes goûts ? »
En plus de le convaincre, il le mérite encore une fois pour son innocente sincérité.
« Mais Avril, tu vas te ruiner pour ton frère, Noël approche, il n’en a nul besoin. »
De quoi se mêle-t-elle, laisse-moi donc endoctriner ton fils ! De toutes façons, c’est à son tour, elle ne fait, avec ses fausses politesses, qu’incarner la transition dans la liste de mes victimes. Je vais maintenant faire pleurer dans les chaumières avec une main de dramaturge. Ceci couplé aux vertus de sa religion si chère pour la suadere. C’est ce qui fait craquer ma mère. Enfin je vais l’entreprendre, car les sonorités métalliques de la machine évincent tout cachet émotionnel.
Bip Bip.
« Maman, cette nouvelle que tu m’as annoncée tantôt résonne en moi comme une fin. Mais que serait une fin sans un début. Je vois cette vie, ma vie actuelle, passive, confinée, comme des prémices. Les prémices d’une nouvelle histoire. Une histoire dénuée de cet emprisonnement maladie. Cette même histoire réside en mes songes comme une lueur d’espoir. Mon unique but. Dans l’optique d’y accéder… »
« Ah, je n’ai pas payé pour une mauvaise comédie française, de plus, cette machine me rend acariâtre » se renfrogna mon père.
Quelle gonte, il se permet de s’estimer serviteur du Seigneur, de l’Église en de telles paroles. Nonobstant. Je repris, malgré lui, favorisée par une attitude victimisante.
Bip Bip.
« Dans l’optique d’y accéder, j’ai besoin de tes services, de ton aide, Maman. Par la bonté du Seigneur Mon Dieu, puisses-tu achever la transition vers cette fameuse histoire nouvelle qui me rapprocherait du Seigneur, Notre Sauveur. ».
Voici en quelques termes comment charmer des fidèles car en ma famille avant d’être des parents, ils sont des croyants.
« Oh mon cœur, il est vrai que ce mutisme qui émane de toi n’est pas habituel, je te comprends maintenant souffrante, à contre-courant. »
Bip Bip.
« Oui je souffre, cette machine, ce palimpseste est un filtre qui m’octroie la force de crier à l’aide. »
« Mes excuses, d’être parfois si aveugle, cependant ta requête n’est pas correcte, je suis désolée. »
Bip Bip.
« Dans quelles mesures ? »
« Mais dans les mesures évangéliques bien sûr. »
Bip Bip.
« Puisque je te dis que je me meurs de ma position Maman. »
« Ma chérie, Dieu donne à ses plus forts soldats ses plus durs combats. »
Bip Bip.
« Je ne veux plus me battre. Que trop peu belliqueuse, je signe l’armistice où j’admets la défaite, interprète mon éloquence, enfin l’éloquence de la machine à tes souhaits. Je ne suis qu’une enfant, pas un soldat. Si Dieu est véritablement bon, qu’il m’accepte dans sa grâce et me considère malgré mes échecs. »
« Silence ! »
Cet aboiement terrible digne de Cerbère fit frissonner les médecins, infirmières, Charles, ma mère et moi la première.
« Adèle, Avril, vous m’inspirez une profonde pitié. »
Je sentis à l’entonnoir de ces dires une singulière solidarité féminine naître. Cette alliance ne peut se mouvoir qu’avec un ennemi commun. Mon géniteur inconsciemment, va sentir à ce moment, s’opposer à lui une fronde de Khasis.
« Adèle, tu dégages une candeur ridicule te rendant adulatrice des arguties de ta fille. Je t’ai connu, en des temps, plus vive d’esprit, plus capable et plus robuste dans les sentiments que le bipède qui se traîne à mes yeux. »
« Pardon, puisses-tu m’absoudre de mes péchés, me faire don de ta charité ? » murmura de manière soumise, presque esclave, ce qui s’apparenterait à une pauvre bête. » La fronde de Khasis va donc attendre de ce que je perçois.
Dans cette atmosphère malsaine où les mœurs en perdent leur place, ma mère, la très respectée madame Adèle Deseignes, devint apeurée en sa présence. Elle venait d’idôlatrer le père avec la dévotion de ses dimanches matin à la messe. Mon père détenait à ces minutes interminables, un terrible ascendant psychologique. Ascendant bénéfique de manière tacite pour le front féminin naissant. Je me dois de m’engouffrer dans la brèche en usant de mélancolique démagogie. Il faut faire basculer ma mère.
Bip Bip.
« Tes paroles incisives, Papa, blessent au cœur et à l’esprit. »
Je n’ai jamais autant employé autant employée la machine qu’en ce jour, en espérant qu’elle ne me lâche pas. Je repris.
Bip Bip.
« En plus de m’exclamer d’une approche plus directe avec Dieu, cette douce fin d’une existence brute permettrait de tous nous soulager. Vous soulager de ces trajets lassants pour parvenir à l’hospice… euh.. l’hôpital pardon. Me soulager de ces efforts exhaustifs endurés pour me faire comprendre. Soulager les médecins des peines inutiles accomplies pour un patient où l’espoir n’est plus. Et surtout, soulager la plus courageuse des amazones, qui depuis le début, n’a cessé de faire des pieds et des mains pour que je puisse bouger les miens. Nous devrions tous, et moi la première, t’émettre profond respect et gratitude Maman. »
« Oh ma chérie. »
Cette plaidoirie incessante me fatiguait pour le plus. Il m’arrivait même de faire un semblant de toux, un grelottement d’un tropisme pur.
Shhh pouuum.
Un bruit lourd, un pas d’éléphant sur un faux plafond résonna du sol. Il fit se soustraire à des jacassements sourds les atermoiements de chacun. Charles venait de s’effondrer sur le sol. Ma mère et mon père bondirent en sa position, la pièce était à ces temps, couverte des oppressants soupçons à l’égard de l’état de santé de Charles. Les infirmières se ruèrent vers son corps, comme délicatement assoupi sur la surface molle et absorbante du sol de la chambre. Depuis mon lit et les capacités de me mouvoir, je ne vis que dans les grandes lignes la scène. J’eux quand même la chance si j’ose dire, de percevoir un détail alarmant. Son corps baignait dans une légère flaque de sang. C’était simplement le coup qui avait dû lui ouvrir je ne sais quel volume de son faciès enfantin. Rien de grave après tout, l’arcade est si sensible. J’étais presque jalouse de voir l’attention de tous dévier vers mon frère pour une subtilité pareille, tandis que la visite était initialement en mon honneur. Par la suite, j’eus honte de mes pensées dernières. Le sang ne venait pas de sa tête. Je pu le voir bientôt : le sang s’échappait en abondance de ses poignets.
Charles venait de s’ouvrir les veines.
Il se déroulait tout un monde devant mes yeux ébahis, j’étais comme devant un spectacle ou bien le simple lecteur d’une histoire. Je voulais participer moi aussi, mais sans le moyen, je ne fis que contempler.
C’est à ce moment que je fis le constat que ma vie avait un intérêt encore moindre. Je n’avais pas les dispositions de jouir de ses plaisirs. Mais je n’avais également pas celles de subir ses désastres. Je n’étais en aucun cas actrice. Juste là, pour personne en plus. Rien ne m’animait, même mourir c’était trop vivre pour moi. J’étais cloisonnée dans le confinement le plus total, une épave végétative. Je ne pouvais plus rien entreprendre envers ma famille. Ils allaient en toute logique s’occuper de mon frère pendant les mois à venir si seulement il échappait à la mort. Tout était harassant, je me sentais comme Sisyphe. Personne ne s’était efforcé à détourner mon regard de la mort poignante de mon frère. Je ne voulus même pas que les bruits cessent. Je ne voulais plus penser. Assez !
Dans la dernière force de mes pupilles, c’est tout mon être qui braillait. Assez de ce berceau infirmier, assez de cette magnanimité hypocrite, assez de ces cortèges de quolibet, assez de cette austérité parentale, j’emmerde la religion et j’en ai assez de cette vie confinée.
Bip Bip Bip Bip Bip Bip.
Qu’arrivait-il donc à la machine, je ne l’avais pourtant guère sollicitée pour transcrire une dépêche.
Biiiiiiip Biiiiiip.
Cela devait être uniquement l’usage dans des conditions exagérées qui amenait défaillance à la machine. J’en ai décidément marre de tout.
Biiiiiip.
Et plus rien….
On fut au fait que Charles, dans les coulisses de la pièce avec rédigé un court écrit avant sa mort.
« Chère Avril, ma très vaillante sœur. Cette famille n’est saine pour personne. La religion va m’emprisonner moi aussi. Contrairement à toi, je n’aurai jamais le cran de les défier. J’aime la vie mais je ne veux pas la leur céder. Je préfère m’abandonner à elle pour qu’elle soit éternellement mienne. Je prône la liberté de la mort au confinement de l’existence. Cette vie n’est pas faire pour nous, je te le confère. En des termes, je saute de l’autre côté et je t’emmène avec moi, en espérant avoir été un bon frère.
Charles Designes »
Plus tard, il fut acté que la machine d’Avril, touchée par un inédit dysfonctionnement, a stoppé son travail au même moment que le départ de Charles.
Le confinement d’Avril et de Charles a cessé.
Thomas Bailly.
« Préparez-vous jeune fille, comment vous sentez-vous ? »
Seigneur… un de plus… Comment faire comprendre à ces hommes de blanc que la parole n’est pas un don universel. Je vais, comme à mes habitudes, m’efforcer de répondre à ces docteurs par ma machine.
Bip Bip.
« Se sent bien, maintenant chut. »
Et oui, je ne peux que penser et pas jouir telle une hâbleuse néanmoins bien qu’inutile, je n’ai guerre ma langue dans ma poche.
« Injectez l’anesthésiant », disent les anges immaculés. L’anesthésiant ! Et puis quoi encore, quel sombre intérêt, j’en rêve de la sentir moi la douleur !
Biiiip.
Ça y est, je suis dans mes songes, envoutée par je ne sais quelle potion, ça change en mon esprit des cliniques et des chambres sans vie. En somme, je n’ai connu que ça. Les serviteurs d’Hippocrate s’agitant dans ces locaux aseptisés ont, en tout temps, rythmés mes séjours. J’use de la suavité de « séjour » pour donner des airs de vacances futiles et écourtées à ma lente agonie. Pour converser cru, j’ai le cœur vif mais le corps en ankylose.
À ma naissance, une tumeur immense, tant par sa rareté que son austérité, frappa mon cocon. Cette anémie figea mon squelette mais pas mon intellect. Amis, proches, parents, bien que trop peu attachés, avec bienséance ont réagi vers moi et conspué contre l’existence.
Biiip.
« Avril, en quelle manière vas-tu ? L’opération était sans encombre ? »
Eh bien, voici maintenant ce que le ciel me légua comme génitrice, probe dans la forme et la simplicité, hypocrite dans le fond, pleine de médiocrité. En apparence une femme ordinaire, un cliché de son époque. La bonne épouse, la bonne catho. En réalité, elle était roide dans la posture, les talons claquants, elle disposait de la sévérité et de la droiture d’un jésuite. Les traits de sa morphologie étaient le reflet de sa condition, elle était un grand échalas, efflanquée de la tête aux pieds. La femme possédait les os sur la peau, cette même peau était flétrie par les années. La coupe vestimentaire droite, celle capillaire, limpide et tendue témoignaient de l’austérité de la personne. Son faciès demeurait le saut attrait chaleureux de son être. Les traits de son visage étaient moins creusés que les arrêtes de son tronc. Ses joues et ses lèvres moyennes inspiraient une douce volupté, une volupté qui n’avait pas sa place, paradoxe de son être. La dame de mon berceau acquiesçait constamment les desseins de mon père, néanmoins pour ce qui était de m’éduquer elle était animée d’une tacite rébellion. La bonne femme voulait le bonheur de sa fille bien que trop maladroite pour l’atteindre.
« Avril, mon enfant, réponds-moi. »
Elle aussi, visiblement bien que ma mère, n’est pas en mesure de se museler pour mon oisiveté jouissive. Je ne quémande que le silence de ma pensée, le plus beau des accessits. Par pitié donc, arrêtez de me forcer à user de cette machine, surtout si pour objectif, j’ai à répondre à ces questionnements redondants.
« Ma fille que dis-tu ? Tu m’inquiètes en ces temps. Charles, viens voir ta sœur ! »
« Salutations Avril, c’est l’hiver manichéen qui te fait perdre tes feuilles ? »
« Charles, enfin ! »
Ah, Charles, et dire que c’était le plus ingénu, le moins érudit de ma famille, qui admettait de quelconques vertus satiriques. Mon frère était un jeune garçon d’une nature épicurienne et naïve. De lui émanait un cynisme qui bouleverse les mœurs et n’étant absolument pas destiné au moule religieux que ma famille imposait. Il était à mon avec ses polos exprimant la demi-mesure, un enfant malheureux qui cache ses peines derrière ses rires. J’étais tout de même fière de son interprétation de l’effet Asch.
C’est à des gens qui s’extirpent de la norme et s’entreprennent à oser dans leurs dires, que mes éloges sont destinés.
Bip Bip.
« Merci pour ce taquin cynisme Charles. »
Il mérite cet effort.
« Ma fille, j’ai à te parler. »
Oh mon Dieu, je souhaite un monologue sans appel, une logorrhée interminable, pas d’interactions par pitié.
« Suite à ta toute récente opération, les médecins sont formels. En aucun cas la mobilité de tes membres n’est une option. »
Ah… Il est vrai que je suis la reine du sarcasme, je suis investie en tout lieu de dérision, mais là je dois dire que je suis surprise. Enfin non, c’est trop rapide, bien trop rapide. La colère et le désespoir monte doucement en ma personne. Ça m’agace, ça m’énerve, je chapitre la Terre de l’abomination que je subis. Cette abomination me faisant devenir ce qu’elle est. Mon unique but de guérison et de liberté devient, avec ces propos, moribond.
Cependant, ma colère ne fera qu’accélérer mon rythme cardiaque ou bien sollicitera de manière plus conséquente la machine, rien de plus. C’en est trop ! Je décide et je suis livre de droit.
J’avais pour idée cette fanfare mais à cette heure et en ce lieu, elle apparaît comme une nécessité. Je refuse de végéter ainsi, condamnée aux chaînes de cette ineffable vitre. Je ne suis qu’une âme vivant dans un corps sans vie. J’ai donc décidé à ma manière de me dé-confiner. Dans la promiscuité des jours, que dis-je, des séjours, bien que sans les moyens physiques, j’arriverai à mes fins.
C’est donc en cette journée, florilège d’émotions, que mon idéal est fixé : je veux mourir ! Mourir rapidement, calmement et avec liberté. Une liberté qui n’entrave nullement celles des autres.
Qui pourrait faire obstacle à mon plan, la loi ? Dura lex sed lex, m’a-t-on toujours proclamé. Mettre fin à ses jours serait donc difficile en ces contrées, mais pas en Suisse, terre de ma patrie, et riche de ses positions. La famille ?
En outre, ma famille, cet agglomérat aux racines judéo chrétiennes, érigeant le suicide assisté au rang de ce que je suis : une abomination, est mon plus grand obstacle.
Trois personnes à convaincre : Charles mon frère, Adèle ma mère et mon père.
Je n’estime le dernier que trop peu dans mon cœur, et comme un obstacle pour faire surgir des réminiscences de son nom. Ce souvenir, c’est donner de l’importance, de l’importance désintéressée. Charles donc, le naïf de la meute, son ton guilleret exprime déjà la simplicité de la tâche. On va monter crescendo.
Bip Bip.
« Envoi de 400V bucks Fortnite à DarkCharlesthebest06 sur Playstation 4. »
« Oh, ce présent Avril, pour moi ? Mes blagues sont-elles tant à tes goûts ? »
En plus de le convaincre, il le mérite encore une fois pour son innocente sincérité.
« Mais Avril, tu vas te ruiner pour ton frère, Noël approche, il n’en a nul besoin. »
De quoi se mêle-t-elle, laisse-moi donc endoctriner ton fils ! De toutes façons, c’est à son tour, elle ne fait, avec ses fausses politesses, qu’incarner la transition dans la liste de mes victimes. Je vais maintenant faire pleurer dans les chaumières avec une main de dramaturge. Ceci couplé aux vertus de sa religion si chère pour la suadere. C’est ce qui fait craquer ma mère. Enfin je vais l’entreprendre, car les sonorités métalliques de la machine évincent tout cachet émotionnel.
Bip Bip.
« Maman, cette nouvelle que tu m’as annoncée tantôt résonne en moi comme une fin. Mais que serait une fin sans un début. Je vois cette vie, ma vie actuelle, passive, confinée, comme des prémices. Les prémices d’une nouvelle histoire. Une histoire dénuée de cet emprisonnement maladie. Cette même histoire réside en mes songes comme une lueur d’espoir. Mon unique but. Dans l’optique d’y accéder… »
« Ah, je n’ai pas payé pour une mauvaise comédie française, de plus, cette machine me rend acariâtre » se renfrogna mon père.
Quelle gonte, il se permet de s’estimer serviteur du Seigneur, de l’Église en de telles paroles. Nonobstant. Je repris, malgré lui, favorisée par une attitude victimisante.
Bip Bip.
« Dans l’optique d’y accéder, j’ai besoin de tes services, de ton aide, Maman. Par la bonté du Seigneur Mon Dieu, puisses-tu achever la transition vers cette fameuse histoire nouvelle qui me rapprocherait du Seigneur, Notre Sauveur. ».
Voici en quelques termes comment charmer des fidèles car en ma famille avant d’être des parents, ils sont des croyants.
« Oh mon cœur, il est vrai que ce mutisme qui émane de toi n’est pas habituel, je te comprends maintenant souffrante, à contre-courant. »
Bip Bip.
« Oui je souffre, cette machine, ce palimpseste est un filtre qui m’octroie la force de crier à l’aide. »
« Mes excuses, d’être parfois si aveugle, cependant ta requête n’est pas correcte, je suis désolée. »
Bip Bip.
« Dans quelles mesures ? »
« Mais dans les mesures évangéliques bien sûr. »
Bip Bip.
« Puisque je te dis que je me meurs de ma position Maman. »
« Ma chérie, Dieu donne à ses plus forts soldats ses plus durs combats. »
Bip Bip.
« Je ne veux plus me battre. Que trop peu belliqueuse, je signe l’armistice où j’admets la défaite, interprète mon éloquence, enfin l’éloquence de la machine à tes souhaits. Je ne suis qu’une enfant, pas un soldat. Si Dieu est véritablement bon, qu’il m’accepte dans sa grâce et me considère malgré mes échecs. »
« Silence ! »
Cet aboiement terrible digne de Cerbère fit frissonner les médecins, infirmières, Charles, ma mère et moi la première.
« Adèle, Avril, vous m’inspirez une profonde pitié. »
Je sentis à l’entonnoir de ces dires une singulière solidarité féminine naître. Cette alliance ne peut se mouvoir qu’avec un ennemi commun. Mon géniteur inconsciemment, va sentir à ce moment, s’opposer à lui une fronde de Khasis.
« Adèle, tu dégages une candeur ridicule te rendant adulatrice des arguties de ta fille. Je t’ai connu, en des temps, plus vive d’esprit, plus capable et plus robuste dans les sentiments que le bipède qui se traîne à mes yeux. »
« Pardon, puisses-tu m’absoudre de mes péchés, me faire don de ta charité ? » murmura de manière soumise, presque esclave, ce qui s’apparenterait à une pauvre bête. » La fronde de Khasis va donc attendre de ce que je perçois.
Dans cette atmosphère malsaine où les mœurs en perdent leur place, ma mère, la très respectée madame Adèle Deseignes, devint apeurée en sa présence. Elle venait d’idôlatrer le père avec la dévotion de ses dimanches matin à la messe. Mon père détenait à ces minutes interminables, un terrible ascendant psychologique. Ascendant bénéfique de manière tacite pour le front féminin naissant. Je me dois de m’engouffrer dans la brèche en usant de mélancolique démagogie. Il faut faire basculer ma mère.
Bip Bip.
« Tes paroles incisives, Papa, blessent au cœur et à l’esprit. »
Je n’ai jamais autant employé autant employée la machine qu’en ce jour, en espérant qu’elle ne me lâche pas. Je repris.
Bip Bip.
« En plus de m’exclamer d’une approche plus directe avec Dieu, cette douce fin d’une existence brute permettrait de tous nous soulager. Vous soulager de ces trajets lassants pour parvenir à l’hospice… euh.. l’hôpital pardon. Me soulager de ces efforts exhaustifs endurés pour me faire comprendre. Soulager les médecins des peines inutiles accomplies pour un patient où l’espoir n’est plus. Et surtout, soulager la plus courageuse des amazones, qui depuis le début, n’a cessé de faire des pieds et des mains pour que je puisse bouger les miens. Nous devrions tous, et moi la première, t’émettre profond respect et gratitude Maman. »
« Oh ma chérie. »
Cette plaidoirie incessante me fatiguait pour le plus. Il m’arrivait même de faire un semblant de toux, un grelottement d’un tropisme pur.
Shhh pouuum.
Un bruit lourd, un pas d’éléphant sur un faux plafond résonna du sol. Il fit se soustraire à des jacassements sourds les atermoiements de chacun. Charles venait de s’effondrer sur le sol. Ma mère et mon père bondirent en sa position, la pièce était à ces temps, couverte des oppressants soupçons à l’égard de l’état de santé de Charles. Les infirmières se ruèrent vers son corps, comme délicatement assoupi sur la surface molle et absorbante du sol de la chambre. Depuis mon lit et les capacités de me mouvoir, je ne vis que dans les grandes lignes la scène. J’eux quand même la chance si j’ose dire, de percevoir un détail alarmant. Son corps baignait dans une légère flaque de sang. C’était simplement le coup qui avait dû lui ouvrir je ne sais quel volume de son faciès enfantin. Rien de grave après tout, l’arcade est si sensible. J’étais presque jalouse de voir l’attention de tous dévier vers mon frère pour une subtilité pareille, tandis que la visite était initialement en mon honneur. Par la suite, j’eus honte de mes pensées dernières. Le sang ne venait pas de sa tête. Je pu le voir bientôt : le sang s’échappait en abondance de ses poignets.
Charles venait de s’ouvrir les veines.
Il se déroulait tout un monde devant mes yeux ébahis, j’étais comme devant un spectacle ou bien le simple lecteur d’une histoire. Je voulais participer moi aussi, mais sans le moyen, je ne fis que contempler.
C’est à ce moment que je fis le constat que ma vie avait un intérêt encore moindre. Je n’avais pas les dispositions de jouir de ses plaisirs. Mais je n’avais également pas celles de subir ses désastres. Je n’étais en aucun cas actrice. Juste là, pour personne en plus. Rien ne m’animait, même mourir c’était trop vivre pour moi. J’étais cloisonnée dans le confinement le plus total, une épave végétative. Je ne pouvais plus rien entreprendre envers ma famille. Ils allaient en toute logique s’occuper de mon frère pendant les mois à venir si seulement il échappait à la mort. Tout était harassant, je me sentais comme Sisyphe. Personne ne s’était efforcé à détourner mon regard de la mort poignante de mon frère. Je ne voulus même pas que les bruits cessent. Je ne voulais plus penser. Assez !
Dans la dernière force de mes pupilles, c’est tout mon être qui braillait. Assez de ce berceau infirmier, assez de cette magnanimité hypocrite, assez de ces cortèges de quolibet, assez de cette austérité parentale, j’emmerde la religion et j’en ai assez de cette vie confinée.
Bip Bip Bip Bip Bip Bip.
Qu’arrivait-il donc à la machine, je ne l’avais pourtant guère sollicitée pour transcrire une dépêche.
Biiiiiiip Biiiiiip.
Cela devait être uniquement l’usage dans des conditions exagérées qui amenait défaillance à la machine. J’en ai décidément marre de tout.
Biiiiiip.
Et plus rien….
On fut au fait que Charles, dans les coulisses de la pièce avec rédigé un court écrit avant sa mort.
« Chère Avril, ma très vaillante sœur. Cette famille n’est saine pour personne. La religion va m’emprisonner moi aussi. Contrairement à toi, je n’aurai jamais le cran de les défier. J’aime la vie mais je ne veux pas la leur céder. Je préfère m’abandonner à elle pour qu’elle soit éternellement mienne. Je prône la liberté de la mort au confinement de l’existence. Cette vie n’est pas faire pour nous, je te le confère. En des termes, je saute de l’autre côté et je t’emmène avec moi, en espérant avoir été un bon frère.
Charles Designes »
Plus tard, il fut acté que la machine d’Avril, touchée par un inédit dysfonctionnement, a stoppé son travail au même moment que le départ de Charles.
Le confinement d’Avril et de Charles a cessé.
Thomas Bailly.
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