Pour sa première édition, le concours Entre les lignes a choisi le thème du voyage. Récits de voyages, voyages dans le subconscient, voyages imaginaires... De nombreuses possibilités offertes aux participants !
Sorties
2376.
L'aube s'incline devant le jour, dans une chambre aux murs tapissés d'une couleur semblable à celle d'une pensée fraîchement éclose. Le faisceau de lumière qui me permet de voir danser la poussière se projette derrière moi. Les vitres closes laissent percevoir la musique du silence. Bercé par sa lourde mesure je me lève et entend craquer les vieilles lattes d'un lit en bois sous mon poids. La froideur des carreaux me brûle la plante des pieds et j'arrive en un saut à projeter mon corps las sur l'assise en osier. La simplicité de la pièce m'incite à reposer la tête et pourtant je ne peux empêcher mon imagination de se défaire de l'emprise de la rationalité. Aussi, un instant, le soleil s'est permis de s'inviter. Il est là, agrippé aux vêtements, allongé sur le lit, il s'observe dans le miroir et ne se gêne pas de critiquer les deux Van Gogh accrochés au mur. Les volets sont mi-clos et déjà j'ai le soleil tout entier assis à côté. Inconsciemment, je le laisse m'ouvrir les yeux et l'esprit. Les couleurs, les couleurs, un mélange d'éclats et de textures, un mélange d'absurde et de symbolisme. J'ai l'impression d'être assis sur l'épaule d'Arlequin. Je reste alors plongé dans l'animation imaginée d'un six mètres carré. Lorsque le soleil décide de sortir sans bruit par la fente entre les volets, je me retrouve seul, maintenant les objets meurent.
2376.
C'est étrange comme il existe des lieux qui vous portent. Je suis là où c'est l'espace même qui me porte, qui me fait flotter. Où je n'ai plus rien d'autre sur les épaules que de l'eau, des gouttes et des gouttes d'eau. Des gouttes et des gouttes de vie. L'océan. Vaste et éternel. Une fois en son cœur on ne se pense plus être invincible. On voit à quel point notre existence n'est rien face à la beauté du monde et de ses reliefs. Les profondeurs marines et ses milliers d'habitants. Je me sens apaisé. Sourd l’océan est propice au calme absolu. Alors je divague...
Au sein des eaux salées de la mer, je suis aussi indolent que je l'eusse été le temps de ma création.
2377.
Le brouhaha des courses de Noël, dans une capitale pleine d'Hommes où ne vivent déjà plus les Hommes. Le centre-ville regorge de ces couples aux bras et à la tête chargés de mille choses chères et inutiles. Leurs pas battant au rythme des gouttes s'écrasant sur le béton. A cause de la bêtise des hommes, ce n'est plus de la neige qui s'abat mais bien cette eau polluée. Des allers et retours dans les grands boulevards, ces gens comme des bulles qui grouillent à la surface d'une bouteille de Coca©, l'effervescence des fêtes de Noël en pleine ville, la féerie des couleurs et des coeurs. De boutiue en boutique. De jazz en jazz. Les familles, papa, maman, mère grand vidant leurs poches avec comme prétexte ce vieux mensonge, Père Noël. Puis les odeurs, châtaignes et vin chaud, churros et fruits confits, mistral et pluie. L'odeur de l'hiver et des vacances. Et tout de même, celle de l'amour. Je suis mêlé à cette confusion malgré moi et entre dans une danse inattendue. Autour, les sapins allongeant leurs bras habillés, la lumière de la lune amoindrie par celle des lanternes, des néons, des boutiques, des visages. Et pourtant derrière les nuages, ce soleil de nuit est encore présent, qu'il soit noir ou blanc, je le regarde, il est là comme mon unique échappatoire à la compulsion.
2378.
Qu'une seule couleur ici, qu'un seul son. Celle et celui du vent soufflant sur la terre du désert. J'ai la sensation d'avoir été perdu là depuis des siècles. Sans sentiers vers une sortie. Seulement le désert s'étendant à l'infini, avec pour unique évolution du paysage, les caprices du sable. Malgré les pas, malgré la distance croissante entre ma position actuelle et celle du départ, toujours ces deux choses, le sable, le ciel. Ce sont peut-être les heures qui font que je finis par voir les contrastes. Tout d'abord dans les ombres, la blanche des nuages sur le ciel, la sombre des nuages sur le sable. Le mouvement du sol est alors plus visible, les dunes ondulantes et les ombres dansantes comme de la soie glissant sur le corps d'une femme. Ensuite apparaît un contraste sonore. Le vent jusque-là sifflant devient alors chantant. J'entends un do, ou serait-ce un la majeur ? Le vent aligne les notes tel Orphée. La nuit qui tombe ne m'aura pas laissé le temps de voir les couleurs mais je sais que le tableau que je pensais blanc est en réalité multicolore.
2379.
Quand je marche ici, sous mes pas meurent vers, fourmis, araignées. J'aime ces bois. Ces bois rayés par la lumière perçant des failles à travers les branches noires. C'est le mystère des lieux qui leur confère leur charme. Suivre les chemins que mon esprit m'indique. Sans me soucier de là où je laisse mon corps se perdre, sans me soucier de l'état de mes chaussures ni de celui en lequel je laisse le sol après le passage de mes pas maladroits. Je rejoins un ruisseau qui descend à travers les chênes et les châtaigniers. J'y plonge avec précaution les pieds pour le traverser. L'eau glaciale pénètre instantanément mes bottes, et me maintient statique un moment. Le froid me brûle c'est atroce. Mais cette sensation aussi terrible soit elle est si intense qu'elle me fait tout oublier. Je ne sens mon corps que dans mes pieds. Le froid me supprime. Il ne reste de moi que la pensée et des orteils gelés.
2379.
Le son des vagues qui roulent infiniment dans mes oreilles, vient laver mon esprit et mon âme. Il résonne dans la partie caverneuse de mon cœur. Le feu de bois se fait ressentir. Sur ma peau et dans l'entièreté de ma chair. Privé de vision, j'arrive à imaginer ces flammes qui pourraient être destructrices mais qui ne sont que signe de vie et de délectation. C'est comme si la vue m'était inutile, qu'à ce moment présent je pouvais m'en passer, et l'offrir à quelqu'un là-bas qui devrait en avoir plus besoin que moi. La simple image illusoire des couleurs ardentes de ce nid de chaleur me fait frissonner. Le sable, je sens chaque grain se glisser entre mes omoplates et venir partiellement s'incruster dans ma fine peau d'homme frêle. Le sable, il m'enveloppe, m'enrobe, m'embrasse. Il est chaud malgré la nuit noire déjà prête à me tomber dessus. Enfin j'ouvre les yeux et laisse passer une infime portion de la lumière qu'il reste de cette journée d'été. Alors que le crépuscule s'apprête à laisser place à la nuit, je me lève et m'en vais tremper les pieds dans l'écume...
2379.
Maintenant, des rues bondées, plus encore que pour Noël, plus encore qu'une fourmilière. Le gouvernement a décidé depuis déjà plusieurs années de n'autoriser qu'un enfant par cellule familiale. Malgré cela on ressent dans les rues que la population mondiale s'élève à plusieurs dizaines de milliard. On le sent également quand on a fait le tour du monde, ce qui n'arrive à personne à l'exception de quelques membres du gouvernement paraît-il. Autour du monde la vie n'est plus celle du voyage comme elle a pu l'être d'après les anciens et les quelques livres ayant survécu à la technologie. Il n'est plus propice à la découverte et aux sensations. Chaque espace est organisé pareillement. La moindre parcelle de terre est recouverte de béton et d'habitations, les mers sont aménagées en leur surface. Les lieux n'ont aucun charme, tous sont prévus pour que la vie demande le moins d'effort possible, ni même celui de vivre.
C'est pour cela que le seul moyen de s'évader désormais c'est celui de l'Evasionisme. Il a été instauré en 2316, quand le ministre de la culture (que certains appellent ministre du souvenir) a fini par réussir à se faire entendre sur un point qu'il considérait comme étant important : comment connaître la sensualité dans un monde où le Voyage ne peut exister ? Certains membres du gouvernement ont pensé trouver un moyen de faire oublier l'idée même du voyage à la population. Afin qu'elle puisse vivre sans éveiller aucun sens et sans réveiller le passé qui, ils l'avaient bien compris, était terriblement plus merveilleux. Mais pour une fois depuis longtemps, l'esprit l'a remporté sur la bêtise. Et me voilà, depuis mes onze ans, tous les cent vingt et un jours dans ma salle de Voyage au sol, au plafond et aux murs blancs. Assis sur un fauteuil blanc, mon bracelet de reconnaissance branché à un aimant et toujours le "guérisseur" présent derrière sa vitre de manœuvre pendant l'heure et demi. Ce moment je le vis intensément. Mais toujours, lorsque je sors de mon dernier voyage, je retrouve ma réalité. Mon triste quotidien de cent vingt et un jours reprend avant que je ne puisse ressortir et revivre de nouveau. Nos "guérisseurs" nous précisent toujours, avant d'entrer dans les salles d'évasion, qu'à chaque retour de nos sorties le moral du patient aura une phase dépressive durant en moyenne sept jours, avant de retourner en phase expectative. La phase expectative est la plus délicieuse. Ils comparent souvent cela à l'attente des enfants avant le jour de Noël. Un Noël tous les cent vingt et un jours, pour un cadeau d'une heure. Pour une sortie, une évasion, une libération, un Voyage.
Lia Dramë.
L'aube s'incline devant le jour, dans une chambre aux murs tapissés d'une couleur semblable à celle d'une pensée fraîchement éclose. Le faisceau de lumière qui me permet de voir danser la poussière se projette derrière moi. Les vitres closes laissent percevoir la musique du silence. Bercé par sa lourde mesure je me lève et entend craquer les vieilles lattes d'un lit en bois sous mon poids. La froideur des carreaux me brûle la plante des pieds et j'arrive en un saut à projeter mon corps las sur l'assise en osier. La simplicité de la pièce m'incite à reposer la tête et pourtant je ne peux empêcher mon imagination de se défaire de l'emprise de la rationalité. Aussi, un instant, le soleil s'est permis de s'inviter. Il est là, agrippé aux vêtements, allongé sur le lit, il s'observe dans le miroir et ne se gêne pas de critiquer les deux Van Gogh accrochés au mur. Les volets sont mi-clos et déjà j'ai le soleil tout entier assis à côté. Inconsciemment, je le laisse m'ouvrir les yeux et l'esprit. Les couleurs, les couleurs, un mélange d'éclats et de textures, un mélange d'absurde et de symbolisme. J'ai l'impression d'être assis sur l'épaule d'Arlequin. Je reste alors plongé dans l'animation imaginée d'un six mètres carré. Lorsque le soleil décide de sortir sans bruit par la fente entre les volets, je me retrouve seul, maintenant les objets meurent.
2376.
C'est étrange comme il existe des lieux qui vous portent. Je suis là où c'est l'espace même qui me porte, qui me fait flotter. Où je n'ai plus rien d'autre sur les épaules que de l'eau, des gouttes et des gouttes d'eau. Des gouttes et des gouttes de vie. L'océan. Vaste et éternel. Une fois en son cœur on ne se pense plus être invincible. On voit à quel point notre existence n'est rien face à la beauté du monde et de ses reliefs. Les profondeurs marines et ses milliers d'habitants. Je me sens apaisé. Sourd l’océan est propice au calme absolu. Alors je divague...
Au sein des eaux salées de la mer, je suis aussi indolent que je l'eusse été le temps de ma création.
2377.
Le brouhaha des courses de Noël, dans une capitale pleine d'Hommes où ne vivent déjà plus les Hommes. Le centre-ville regorge de ces couples aux bras et à la tête chargés de mille choses chères et inutiles. Leurs pas battant au rythme des gouttes s'écrasant sur le béton. A cause de la bêtise des hommes, ce n'est plus de la neige qui s'abat mais bien cette eau polluée. Des allers et retours dans les grands boulevards, ces gens comme des bulles qui grouillent à la surface d'une bouteille de Coca©, l'effervescence des fêtes de Noël en pleine ville, la féerie des couleurs et des coeurs. De boutiue en boutique. De jazz en jazz. Les familles, papa, maman, mère grand vidant leurs poches avec comme prétexte ce vieux mensonge, Père Noël. Puis les odeurs, châtaignes et vin chaud, churros et fruits confits, mistral et pluie. L'odeur de l'hiver et des vacances. Et tout de même, celle de l'amour. Je suis mêlé à cette confusion malgré moi et entre dans une danse inattendue. Autour, les sapins allongeant leurs bras habillés, la lumière de la lune amoindrie par celle des lanternes, des néons, des boutiques, des visages. Et pourtant derrière les nuages, ce soleil de nuit est encore présent, qu'il soit noir ou blanc, je le regarde, il est là comme mon unique échappatoire à la compulsion.
2378.
Qu'une seule couleur ici, qu'un seul son. Celle et celui du vent soufflant sur la terre du désert. J'ai la sensation d'avoir été perdu là depuis des siècles. Sans sentiers vers une sortie. Seulement le désert s'étendant à l'infini, avec pour unique évolution du paysage, les caprices du sable. Malgré les pas, malgré la distance croissante entre ma position actuelle et celle du départ, toujours ces deux choses, le sable, le ciel. Ce sont peut-être les heures qui font que je finis par voir les contrastes. Tout d'abord dans les ombres, la blanche des nuages sur le ciel, la sombre des nuages sur le sable. Le mouvement du sol est alors plus visible, les dunes ondulantes et les ombres dansantes comme de la soie glissant sur le corps d'une femme. Ensuite apparaît un contraste sonore. Le vent jusque-là sifflant devient alors chantant. J'entends un do, ou serait-ce un la majeur ? Le vent aligne les notes tel Orphée. La nuit qui tombe ne m'aura pas laissé le temps de voir les couleurs mais je sais que le tableau que je pensais blanc est en réalité multicolore.
2379.
Quand je marche ici, sous mes pas meurent vers, fourmis, araignées. J'aime ces bois. Ces bois rayés par la lumière perçant des failles à travers les branches noires. C'est le mystère des lieux qui leur confère leur charme. Suivre les chemins que mon esprit m'indique. Sans me soucier de là où je laisse mon corps se perdre, sans me soucier de l'état de mes chaussures ni de celui en lequel je laisse le sol après le passage de mes pas maladroits. Je rejoins un ruisseau qui descend à travers les chênes et les châtaigniers. J'y plonge avec précaution les pieds pour le traverser. L'eau glaciale pénètre instantanément mes bottes, et me maintient statique un moment. Le froid me brûle c'est atroce. Mais cette sensation aussi terrible soit elle est si intense qu'elle me fait tout oublier. Je ne sens mon corps que dans mes pieds. Le froid me supprime. Il ne reste de moi que la pensée et des orteils gelés.
2379.
Le son des vagues qui roulent infiniment dans mes oreilles, vient laver mon esprit et mon âme. Il résonne dans la partie caverneuse de mon cœur. Le feu de bois se fait ressentir. Sur ma peau et dans l'entièreté de ma chair. Privé de vision, j'arrive à imaginer ces flammes qui pourraient être destructrices mais qui ne sont que signe de vie et de délectation. C'est comme si la vue m'était inutile, qu'à ce moment présent je pouvais m'en passer, et l'offrir à quelqu'un là-bas qui devrait en avoir plus besoin que moi. La simple image illusoire des couleurs ardentes de ce nid de chaleur me fait frissonner. Le sable, je sens chaque grain se glisser entre mes omoplates et venir partiellement s'incruster dans ma fine peau d'homme frêle. Le sable, il m'enveloppe, m'enrobe, m'embrasse. Il est chaud malgré la nuit noire déjà prête à me tomber dessus. Enfin j'ouvre les yeux et laisse passer une infime portion de la lumière qu'il reste de cette journée d'été. Alors que le crépuscule s'apprête à laisser place à la nuit, je me lève et m'en vais tremper les pieds dans l'écume...
2379.
Maintenant, des rues bondées, plus encore que pour Noël, plus encore qu'une fourmilière. Le gouvernement a décidé depuis déjà plusieurs années de n'autoriser qu'un enfant par cellule familiale. Malgré cela on ressent dans les rues que la population mondiale s'élève à plusieurs dizaines de milliard. On le sent également quand on a fait le tour du monde, ce qui n'arrive à personne à l'exception de quelques membres du gouvernement paraît-il. Autour du monde la vie n'est plus celle du voyage comme elle a pu l'être d'après les anciens et les quelques livres ayant survécu à la technologie. Il n'est plus propice à la découverte et aux sensations. Chaque espace est organisé pareillement. La moindre parcelle de terre est recouverte de béton et d'habitations, les mers sont aménagées en leur surface. Les lieux n'ont aucun charme, tous sont prévus pour que la vie demande le moins d'effort possible, ni même celui de vivre.
C'est pour cela que le seul moyen de s'évader désormais c'est celui de l'Evasionisme. Il a été instauré en 2316, quand le ministre de la culture (que certains appellent ministre du souvenir) a fini par réussir à se faire entendre sur un point qu'il considérait comme étant important : comment connaître la sensualité dans un monde où le Voyage ne peut exister ? Certains membres du gouvernement ont pensé trouver un moyen de faire oublier l'idée même du voyage à la population. Afin qu'elle puisse vivre sans éveiller aucun sens et sans réveiller le passé qui, ils l'avaient bien compris, était terriblement plus merveilleux. Mais pour une fois depuis longtemps, l'esprit l'a remporté sur la bêtise. Et me voilà, depuis mes onze ans, tous les cent vingt et un jours dans ma salle de Voyage au sol, au plafond et aux murs blancs. Assis sur un fauteuil blanc, mon bracelet de reconnaissance branché à un aimant et toujours le "guérisseur" présent derrière sa vitre de manœuvre pendant l'heure et demi. Ce moment je le vis intensément. Mais toujours, lorsque je sors de mon dernier voyage, je retrouve ma réalité. Mon triste quotidien de cent vingt et un jours reprend avant que je ne puisse ressortir et revivre de nouveau. Nos "guérisseurs" nous précisent toujours, avant d'entrer dans les salles d'évasion, qu'à chaque retour de nos sorties le moral du patient aura une phase dépressive durant en moyenne sept jours, avant de retourner en phase expectative. La phase expectative est la plus délicieuse. Ils comparent souvent cela à l'attente des enfants avant le jour de Noël. Un Noël tous les cent vingt et un jours, pour un cadeau d'une heure. Pour une sortie, une évasion, une libération, un Voyage.
Lia Dramë.
Sur les ailes du vent
Assis à sa table de travail, l'écrivain était penché sur la feuille, son stylo à la main. Il était tard. Au-dehors tout était calme et silencieux. La nuit enveloppait la terre de son manteau protecteur. Seule la lumière du bureau de l'écrivain éclairait la lande environnante et déserte tel un phare éclairant les flots. En s'approchant de plus près, un visiteur aurait pu voir que l'écrivain ne noircissait pas sa feuille de papier. Ses mains tremblaient et erraient d'un côté à l'autre de la feuille, sans qu'il puisse en contrôler le mouvement.
"Mais que m'arrive-t-il ?" se demandait l'écrivain. "Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à raconter mes impressions de voyage ?"
Il se remémorait pourtant avec acuité le souvenir de son séjour sur l'île de Tanna. Cet îlot entre ciel et mer était un véritable havre de paix, où la luxuriance de la nature faisait écho à la magnificence des fonds marins.
Mais ce qui l'avait surtout frappé était la magie des levers de soleil. Juste avant que ce dernier n'apparaisse dans un flamboiement de tons rouge et orange; la pénombre s'était estompée et l'île éveillée. Ainsi qu'au commencement du monde, l'air avait vibré du chant des oiseaux, du bruissement du vent dans les fleurs, du scintillement des flots, de l'embrasement du ciel...
Une larme de frustration roula sur sa joue et tomba au milieu de la page vide.
De petites volutes de fumée blanches s'élevèrent et s'insinuèrent en lui, l'emplissant tout entier, dissipant sa peur et ses angoisses. Dans sa tête résonnèrent deux voix distinctes :
– Choisis-moi, choisis-moi! Raconte le périple qui m'a permis d'arriver jusqu'à toi ! disait l'une.
– Mon voyage jusqu'à toi a été merveilleux. Écris-le ! disait l'autre.
L'écrivain était perplexe, ne sachant d'où pouvaient bien provenir ces voix, lorsque ses yeux se posèrent, par hasard, sur la feuille de papier. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu'une partie de la feuille avait légèrement jauni alors que l'autre partie était restée blanche. La lumière se fit dans son esprit et il s'adressa en pensée aux deux voix :
– C'en est assez ! Arrêtez de vous disputer et de crier dans ma tête !
Quand le silence se fit, l'écrivain après quelques instants de réflexion s'exprima ainsi :
– Je vais utiliser mes mots pour relater votre voyage à toutes les deux. Je n'oublierai aucune des péripéties qui vous ont conduites vers moi, ni aucun des sentiments et des émotions que vous avez éprouvés. Je vous accorderai la même attention et je vous serai le plus fidèle possible. Mais je déciderai du moment et de l'histoire que je vais coucher sur le papier.
Le silence qui s'ensuivit valant acceptation, l'écrivain se saisit de son stylo et dit :
– Feuille blanche, je t'écoute !
– Je m'appelle Hunter. Avant d'être cette jolie feuille de papier, j'étais un pandanus et je vivais très heureux avec mes parents et mes deux grandes sœurs.
Notre petite maison, sertie dans son écrin de verdure se paraît des mêmes couleurs nacrées que les perles. Elle surplombait le lagon dans lequel les bateaux faisaient parfois escale. La nuit suivant leur arrivée, les marins, heureux d'avoir touché terre festoyaient bruyamment et j'avoue que j'écoutai leurs histoires avec beaucoup d'attention. Parfois, je discernais les accents les plus tristes de certains d'entre eux qui ne pouvaient s'empêcher de penser à leurs femmes et à leurs enfants qu'ils avaient laissé derrière eux ; sans savoir si un jour ils pourraient les revoir. Lorsqu'ils repartaient, je regardais longuement la grande-voile de leur navire qui tel un oiseau blanc semblait prendre son envol vers d'autres destinées. Rien ne manquait à mon bonheur, si ce n'est que j'avais de plus en plus envie de voyager moi aussi. Au début, ce n'était qu'une idée qui m'avait effleuré l'esprit. Mais à mesure que le temps passait, cette idée a grandi en moi et, à l'instar d'un souvenir lancinant ne m'a plus quitté. J'en suis venu à envier les oiseaux qui voletaient autour de moi, de-ci, de-là, libres comme l'air alors que je ne pouvais déplacer mes pieds fixés au sol. J'en devins tellement désespéré que je commençai à dépérir. Mes fleurs se fanèrent et mes feuilles commencèrent à jaunir et à se dessécher. Les jours succédaient aux nuits et les nuits aux jours jusqu'à cet instant précis où un ouragan fondit sur notre île. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je fus arraché à ma famille, emporté comme un fétu de paille et projeté dans l’œil du cyclone. Soudain, j'ai pris conscience que je ne voyais ni n'entendais plus rien. Le bruit et la fureur des vents tourbillonnants avaient laissé la place à un silence surnaturel. Je ne me suis pas senti oppressé par ce silence et cette atmosphère ouatée. J'avais la sensation d'être dans un cocon protecteur, coupé du reste du monde, flottant en apesanteur. Mais ces instants hors du temps ont pris fin. J'ai atterri sur l'île où tu séjournais et j'ai fait ta connaissance.
Surpris par ces propos, l'écrivain cessa d'écrire. Il regarda longuement sa feuille et s'absorba dans ses pensées, figé dans une immobilité totale. Le temps s'écoula jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Alors l'écrivain sortit de sa torpeur et s'adressa à Hunter :
– Nous allons arrêter ton récit et nous le reprendrons au moment où tu m'as rencontré.
"Feuille jaunie, c'est ton tour!"
L'écrivain prononça ces paroles au cœur de la nuit suivante.
– Vanua est mon nom. Oui, je comprends que cela puisse te surprendre mais c'est ainsi que j'ai décidé de me prénommer. Quand j'étais petite, mon papa m'appelait Ti-bou car j'étais la plus petite de ses innombrables filles. J'étais nichée au creux de son tronc, à l'endroit même d'où ses longs bras s'élevaient vers le ciel. C'était le chêne le plus majestueux de la forêt dans laquelle nous vivions. Les bûcherons ne se contentèrent pas de le couper. Ils le séparèrent du reste de sa famille en le dénudant de toutes ses branches et ses feuilles. Ils ne me virent pas et nous emportèrent tous les deux.
C'est ainsi que nous sommes arrivés à Nantes et que nous avons été déposé sur un quai du port. Il y régnait une activité extraordinaire. Partout, ce n'étaient que des dockers qui couraient d'un côté à l'autre ; celui-ci pour décharger un bateau ; celui-là pour porter des provisions à bord, en prévision d'un long voyage ; d'autres encore qui essayaient de se frayer un passage pour atteindre les entrepôts. Il y avait un brouhaha indescriptible : nous n'entendions même plus le cri des mouettes et le bruit des vagues se heurtant contre la jetée, tellement les cris et les invectives de tous ces travailleurs étaient forts. Nous avons embarqué sur la Boudeuse qui s'apprêtait à faire le tour du monde. J'étais fière de voir que mon père était devenu le grand mât de ce superbe galion. De belles et grandes voiles ondulaient paresseusement autour de lui lorsqu'un douce brise les traversait. Parfois, elles claquaient quand le vent devenait plus fort. Quant à moi, j'étais tellement impressionnée que je me faisais toute petite, cachée et à l'abri dans une rainure du mât. La traversée de l'Océan fut agréable, hormis la nuit où une tempête a éclatée. Le brouillard s'était levé, masquant son arrivée. Les vagues se creusaient tandis que le vent tournait et explosait en courtes rafales violentes. Le bateau était secoué par les courants qui s'entrecroisaient. Il avait de plus en plus de mal à garder le cap. L'air était chargé d'électricité. Je me suis cramponnée alors que les éclairs et le tonnerre se déchaînaient. Même en plein pandémonium, je n'ai jamais pensé que nous allions sombrer. Nous avons été obligés d'accoster pour réparer les voiles. J'en ai profité pour m'étendre le long du mât et me réchauffer au soleil. Soudain, un petit souffle d'air se glissa entre mon père et moi et me souleva. Je n'eus que le temps de lui dire adieu et de voir qu'il oscillait légèrement, me souhaitant d'être heureuse dans mes nouvelles aventures. Te parler de tout cela me rend un peu triste. Si tu le veux bien, gentil écrivain, je préfère continuer mon récit plus tard.
Deux nuits plus tard, Hunter reprit son récit :
– J'ai fait ta connaissance dès mon arrivée sur l'île. Les derniers tourbillons du cyclone ont été assez facétieux pour me déposer, non pas au sol mais dans la poche de ta veste bleue, celle que tu avais déposée sur une chaise, près de la fenêtre. Tu ne t'es pas aperçu de ma présence durant tout le temps pendant lequel je suis resté avec toi. Tu m'as abrité en ton sein et, avec toi, j'ai connu le bonheur infini de parcourir de magnifiques contrées et de rencontrer des êtres humains exceptionnels. Mais ces moments heureux ont pris fin le jour où tu t'es rendu au Moulin des Ruthènes. Comme il faisait chaud, tu as quitté ta veste et j'ai glissé de ta poche. Plus tard, le papetier m'a découvert. Il m'a ramassé et m'a ajouté aux autres fibres qu'il pressait pour fabriquer les feuilles de papier que tu venais de lui commander. Après avoir été passés au tamis, pressés, lissés, séchés, lustrés nous sommes devenus les jolies feuilles de vélin que tu es revenu chercher. J'ai compté chaque instant jusqu'au jour de nos retrouvailles, à la fois impatient et prêt à te confier toute mon histoire car je savais que ton cœur m'écouterait.
Trois nuits plus tard, Vanua reprit son récit.
– Dès mon arrivée sur Tanna, j'ai eu la chance de rencontrer celle qui est devenue une véritable amie pour moi. Elle était fine comme une liane et ses fleurs embaumaient. Elle m'a fait une petite place dans son feuillage. Je suis restée longtemps près d'elle, goûtant un repos bien mérité. Elle m'a écoutée parler de ma vie d'avant, elle m'a aidée à chasser ma tristesse et m'a débarrassée de ma solitude. Ensemble, nous avons fait de nombreuses incursions dans les légendes de son pays. J'avais de plus en plus l'impression d'appartenir à cette terre, c'est pour cela que j'ai décidé de m'appeler Vanua.
Je ne me doutais pas que j'allais bientôt quitter l'île. Et ce, de manière plutôt inattendue ! Deux hommes, conduits par des marins s'approchaient de nous. Ils venaient de débarquer de l'Endeavor. C'étaient deux botanistes qui avaient été chargés par leur capitaine de cueillir une fleur ou une feuille de chaque espèce de plante. Je me retrouvai bientôt pressée entre deux feuilles de buvard, puis conservée dans un herbier. Mon sommeil a duré quelques centaines d'années. Il y a deux semaines, un des enfants de ton ami le papetier transportait cet herbier. Quand il trébucha, je fus projetée directement sous la presse avec les autres fibres. Le papetier nous a réunis, Hunter et moi, et nous aimerions rester ensemble pour toujours. Peux-tu nous promettre de ne jamais séparer nos histoires ?
L'écrivain, très ému acquiesça. Il tint parole et quelques mois plus tard réunit ses impressions de voyage à leur histoire. Avec leur accord, il avait débuté son récit au dos de la feuille par ces mots :
Tanna, cet îlot entre ciel et mer...
Adeline Jeamous.
"Mais que m'arrive-t-il ?" se demandait l'écrivain. "Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à raconter mes impressions de voyage ?"
Il se remémorait pourtant avec acuité le souvenir de son séjour sur l'île de Tanna. Cet îlot entre ciel et mer était un véritable havre de paix, où la luxuriance de la nature faisait écho à la magnificence des fonds marins.
Mais ce qui l'avait surtout frappé était la magie des levers de soleil. Juste avant que ce dernier n'apparaisse dans un flamboiement de tons rouge et orange; la pénombre s'était estompée et l'île éveillée. Ainsi qu'au commencement du monde, l'air avait vibré du chant des oiseaux, du bruissement du vent dans les fleurs, du scintillement des flots, de l'embrasement du ciel...
Une larme de frustration roula sur sa joue et tomba au milieu de la page vide.
De petites volutes de fumée blanches s'élevèrent et s'insinuèrent en lui, l'emplissant tout entier, dissipant sa peur et ses angoisses. Dans sa tête résonnèrent deux voix distinctes :
– Choisis-moi, choisis-moi! Raconte le périple qui m'a permis d'arriver jusqu'à toi ! disait l'une.
– Mon voyage jusqu'à toi a été merveilleux. Écris-le ! disait l'autre.
L'écrivain était perplexe, ne sachant d'où pouvaient bien provenir ces voix, lorsque ses yeux se posèrent, par hasard, sur la feuille de papier. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu'une partie de la feuille avait légèrement jauni alors que l'autre partie était restée blanche. La lumière se fit dans son esprit et il s'adressa en pensée aux deux voix :
– C'en est assez ! Arrêtez de vous disputer et de crier dans ma tête !
Quand le silence se fit, l'écrivain après quelques instants de réflexion s'exprima ainsi :
– Je vais utiliser mes mots pour relater votre voyage à toutes les deux. Je n'oublierai aucune des péripéties qui vous ont conduites vers moi, ni aucun des sentiments et des émotions que vous avez éprouvés. Je vous accorderai la même attention et je vous serai le plus fidèle possible. Mais je déciderai du moment et de l'histoire que je vais coucher sur le papier.
Le silence qui s'ensuivit valant acceptation, l'écrivain se saisit de son stylo et dit :
– Feuille blanche, je t'écoute !
– Je m'appelle Hunter. Avant d'être cette jolie feuille de papier, j'étais un pandanus et je vivais très heureux avec mes parents et mes deux grandes sœurs.
Notre petite maison, sertie dans son écrin de verdure se paraît des mêmes couleurs nacrées que les perles. Elle surplombait le lagon dans lequel les bateaux faisaient parfois escale. La nuit suivant leur arrivée, les marins, heureux d'avoir touché terre festoyaient bruyamment et j'avoue que j'écoutai leurs histoires avec beaucoup d'attention. Parfois, je discernais les accents les plus tristes de certains d'entre eux qui ne pouvaient s'empêcher de penser à leurs femmes et à leurs enfants qu'ils avaient laissé derrière eux ; sans savoir si un jour ils pourraient les revoir. Lorsqu'ils repartaient, je regardais longuement la grande-voile de leur navire qui tel un oiseau blanc semblait prendre son envol vers d'autres destinées. Rien ne manquait à mon bonheur, si ce n'est que j'avais de plus en plus envie de voyager moi aussi. Au début, ce n'était qu'une idée qui m'avait effleuré l'esprit. Mais à mesure que le temps passait, cette idée a grandi en moi et, à l'instar d'un souvenir lancinant ne m'a plus quitté. J'en suis venu à envier les oiseaux qui voletaient autour de moi, de-ci, de-là, libres comme l'air alors que je ne pouvais déplacer mes pieds fixés au sol. J'en devins tellement désespéré que je commençai à dépérir. Mes fleurs se fanèrent et mes feuilles commencèrent à jaunir et à se dessécher. Les jours succédaient aux nuits et les nuits aux jours jusqu'à cet instant précis où un ouragan fondit sur notre île. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je fus arraché à ma famille, emporté comme un fétu de paille et projeté dans l’œil du cyclone. Soudain, j'ai pris conscience que je ne voyais ni n'entendais plus rien. Le bruit et la fureur des vents tourbillonnants avaient laissé la place à un silence surnaturel. Je ne me suis pas senti oppressé par ce silence et cette atmosphère ouatée. J'avais la sensation d'être dans un cocon protecteur, coupé du reste du monde, flottant en apesanteur. Mais ces instants hors du temps ont pris fin. J'ai atterri sur l'île où tu séjournais et j'ai fait ta connaissance.
Surpris par ces propos, l'écrivain cessa d'écrire. Il regarda longuement sa feuille et s'absorba dans ses pensées, figé dans une immobilité totale. Le temps s'écoula jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Alors l'écrivain sortit de sa torpeur et s'adressa à Hunter :
– Nous allons arrêter ton récit et nous le reprendrons au moment où tu m'as rencontré.
"Feuille jaunie, c'est ton tour!"
L'écrivain prononça ces paroles au cœur de la nuit suivante.
– Vanua est mon nom. Oui, je comprends que cela puisse te surprendre mais c'est ainsi que j'ai décidé de me prénommer. Quand j'étais petite, mon papa m'appelait Ti-bou car j'étais la plus petite de ses innombrables filles. J'étais nichée au creux de son tronc, à l'endroit même d'où ses longs bras s'élevaient vers le ciel. C'était le chêne le plus majestueux de la forêt dans laquelle nous vivions. Les bûcherons ne se contentèrent pas de le couper. Ils le séparèrent du reste de sa famille en le dénudant de toutes ses branches et ses feuilles. Ils ne me virent pas et nous emportèrent tous les deux.
C'est ainsi que nous sommes arrivés à Nantes et que nous avons été déposé sur un quai du port. Il y régnait une activité extraordinaire. Partout, ce n'étaient que des dockers qui couraient d'un côté à l'autre ; celui-ci pour décharger un bateau ; celui-là pour porter des provisions à bord, en prévision d'un long voyage ; d'autres encore qui essayaient de se frayer un passage pour atteindre les entrepôts. Il y avait un brouhaha indescriptible : nous n'entendions même plus le cri des mouettes et le bruit des vagues se heurtant contre la jetée, tellement les cris et les invectives de tous ces travailleurs étaient forts. Nous avons embarqué sur la Boudeuse qui s'apprêtait à faire le tour du monde. J'étais fière de voir que mon père était devenu le grand mât de ce superbe galion. De belles et grandes voiles ondulaient paresseusement autour de lui lorsqu'un douce brise les traversait. Parfois, elles claquaient quand le vent devenait plus fort. Quant à moi, j'étais tellement impressionnée que je me faisais toute petite, cachée et à l'abri dans une rainure du mât. La traversée de l'Océan fut agréable, hormis la nuit où une tempête a éclatée. Le brouillard s'était levé, masquant son arrivée. Les vagues se creusaient tandis que le vent tournait et explosait en courtes rafales violentes. Le bateau était secoué par les courants qui s'entrecroisaient. Il avait de plus en plus de mal à garder le cap. L'air était chargé d'électricité. Je me suis cramponnée alors que les éclairs et le tonnerre se déchaînaient. Même en plein pandémonium, je n'ai jamais pensé que nous allions sombrer. Nous avons été obligés d'accoster pour réparer les voiles. J'en ai profité pour m'étendre le long du mât et me réchauffer au soleil. Soudain, un petit souffle d'air se glissa entre mon père et moi et me souleva. Je n'eus que le temps de lui dire adieu et de voir qu'il oscillait légèrement, me souhaitant d'être heureuse dans mes nouvelles aventures. Te parler de tout cela me rend un peu triste. Si tu le veux bien, gentil écrivain, je préfère continuer mon récit plus tard.
Deux nuits plus tard, Hunter reprit son récit :
– J'ai fait ta connaissance dès mon arrivée sur l'île. Les derniers tourbillons du cyclone ont été assez facétieux pour me déposer, non pas au sol mais dans la poche de ta veste bleue, celle que tu avais déposée sur une chaise, près de la fenêtre. Tu ne t'es pas aperçu de ma présence durant tout le temps pendant lequel je suis resté avec toi. Tu m'as abrité en ton sein et, avec toi, j'ai connu le bonheur infini de parcourir de magnifiques contrées et de rencontrer des êtres humains exceptionnels. Mais ces moments heureux ont pris fin le jour où tu t'es rendu au Moulin des Ruthènes. Comme il faisait chaud, tu as quitté ta veste et j'ai glissé de ta poche. Plus tard, le papetier m'a découvert. Il m'a ramassé et m'a ajouté aux autres fibres qu'il pressait pour fabriquer les feuilles de papier que tu venais de lui commander. Après avoir été passés au tamis, pressés, lissés, séchés, lustrés nous sommes devenus les jolies feuilles de vélin que tu es revenu chercher. J'ai compté chaque instant jusqu'au jour de nos retrouvailles, à la fois impatient et prêt à te confier toute mon histoire car je savais que ton cœur m'écouterait.
Trois nuits plus tard, Vanua reprit son récit.
– Dès mon arrivée sur Tanna, j'ai eu la chance de rencontrer celle qui est devenue une véritable amie pour moi. Elle était fine comme une liane et ses fleurs embaumaient. Elle m'a fait une petite place dans son feuillage. Je suis restée longtemps près d'elle, goûtant un repos bien mérité. Elle m'a écoutée parler de ma vie d'avant, elle m'a aidée à chasser ma tristesse et m'a débarrassée de ma solitude. Ensemble, nous avons fait de nombreuses incursions dans les légendes de son pays. J'avais de plus en plus l'impression d'appartenir à cette terre, c'est pour cela que j'ai décidé de m'appeler Vanua.
Je ne me doutais pas que j'allais bientôt quitter l'île. Et ce, de manière plutôt inattendue ! Deux hommes, conduits par des marins s'approchaient de nous. Ils venaient de débarquer de l'Endeavor. C'étaient deux botanistes qui avaient été chargés par leur capitaine de cueillir une fleur ou une feuille de chaque espèce de plante. Je me retrouvai bientôt pressée entre deux feuilles de buvard, puis conservée dans un herbier. Mon sommeil a duré quelques centaines d'années. Il y a deux semaines, un des enfants de ton ami le papetier transportait cet herbier. Quand il trébucha, je fus projetée directement sous la presse avec les autres fibres. Le papetier nous a réunis, Hunter et moi, et nous aimerions rester ensemble pour toujours. Peux-tu nous promettre de ne jamais séparer nos histoires ?
L'écrivain, très ému acquiesça. Il tint parole et quelques mois plus tard réunit ses impressions de voyage à leur histoire. Avec leur accord, il avait débuté son récit au dos de la feuille par ces mots :
Tanna, cet îlot entre ciel et mer...
Adeline Jeamous.